La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 18Avant le duel

 

Ce Pistolet avait si merveilleusement et sinaturellement l’air, la physionomie, le langage d’un habitué aiséde l’estaminet de L’Épi-Scié que M. Lecoq, célèbre, cependant,pour la justesse de son coup d’œil, eut vaguement l’idée de l’avoirvu à l’œuvre un jour ou l’autre.

Ce n’était pas l’heure des longsinterrogatoires ni des examens détaillés ; un bon ouvrier deplus ne pouvait être indifférent dans les circonstancesprésentes : Pistolet passa ici comme à la ferme, et mieuxmieux, car, sans affronter le danger de paraître trop savant, il seservit de ce qu’il avait appris aux écoutes et conquit du premiercoup une position de confiance.

Le fils Goret fut remis entièrement à sagarde ; il en répondit corps pour corps. Il eut ordre, enoutre, de se tenir à la disposition du conseil jour et nuit.

Ceci réglé, il put conduire le parricide àl’office. C’était une bonne et secourable nature. Il bourra sonprisonnier comme un canon.

Le fils Goret avait vu aujourd’hui desquantités de choses, mais il n’avait rien compris à ce qu’il avaitvu.

Une seule idée le travaillait : c’étaitl’espoir d’être riche et de dîner du matin au soir.

Pistolet prêtait une oreille indulgente auxrêves de ce naïf appétit, mais cela ne l’empêchait pas deréfléchir. Il avait, Dieu merci, des sujets de méditationpar-dessus la tête.

Que diriez-vous d’un chasseur paisible qui apris son fusil, un matin, pour abattre un lièvre ou deux et qui setrouve tout à coup au milieu d’une ménagerie de bêtesféroces ? Les Gérard et les Bombonnel sont rares. Pistolets’avouait qu’il avait bien du fil à retordre.

On l’avait mit sur la piste d’un crime ancien.Dans cette voie, il ne s’agissait pas d’autre chose que de livrerun ou plusieurs malfaiteurs à la justice. Et voilà que, dès lepremier pas, il rencontrait tout un ensemble de crimes nouveaux quienjambaient l’un sur l’autre, qui se croisaient, qui sebrouillaient : l’un, à tout le moins, commis déjà : lesautres préparés et sur le point d’arriver à exécution.

Thérèse Soûlas ! il l’avait quittéedepuis quelques heures à peine, avec un pressentiment, avec unscrupule – et il venait d’entendre l’écho lointain du coup de feuqui la jetait morte sous la feuillée.

Car, au contraire du fils Goret, Pistoletcomprenait tout.

Il savait à fond l’affaire de la reineMathurine, comme si on la lui avait expliquée par le menu ; ilsavait mieux encore le sort destiné au pauvre éclopé.

Quant aux menaces suspendues sur la tête dePaul Labre, il en eût au besoin fait un rapport, lucide comme ceuxde ce bon vieux colonel au conseil des Habits Noirs.

Auquel entendre, cependant ? Oùaller ? Ces gens marchaient vite, et il fallait les gagner devitesse.

Cette hideuse vieille, la Goret, était unecréature humaine, après tout. Était-il sage de l’avertir ?Elle ne croirait pas : on l’avait affolée.

D’ailleurs, ici, le danger n’était pasimminent. On ne pouvait la liquider qu’après lemariage.

Dénoncer le tout au parquet ?

Pistolet était un gamin de Paris. Sa confiancedans les tribunaux ne dépassait pas un certain niveau ; saconfiance en lui-même n’avait point de bornes.

Et le plus pressé, sans contredit, était PaulLabre. Sac à papier ! le bel amoureux ! et presque unevoix de basse-taille ! Mais que diable était-il venu faireparmi ces vils coquins ? Ces jolis garçons-là ne devraientjamais bouger : autant de pas, autant de sottises !

La première idée de Pistolet fut de se rendrechez M. le baron pour prendre langue et surtout pour luiintimer l’ordre de rester tranquille. Cela lui semblait trèssimple : il avait une conscience si nette de sasupériorité !

Mais cette justice même qu’il se rendait luidonna à réfléchir. Parler à Paul Labre, c’était déjà compter aveclui. Paul Labre allait peut-être lui faire des objections ou bienlui donner des ordres.

– Le monde renversé, quoi ! s’écria-t-ilsans savoir qu’il parlait.

L’éclopé lui répondit la bouchepleine :

– Quand j’aurai l’argent de ma m’man, je vouspaierai à boire pour que vous m’entriez dans les auberges. Moi, jene suis point assez hardi.

– Tais-toi, bancroche ! et avale, ordonnaPistolet.

Non ! il ne fallait pas aller chez PaulLabre. Rien qu’à se montrer ainsi, on compromet satoute-puissance.

Voyez si, dans les drames, l’homme qui sauvene se tient pas toujours dans son nuage.

Il fallait sauver Paul Labre en dehors de luiet malgré lui.

– Pas vrai, bancroche ? fit le gamin,content de son idée. Si tu veux retirer un quelqu’un de l’eau, tucommences par l’étourdir un petit peu, sans le blesserdangereusement, pour pas qu’il te gêne.

– Vous osez bien entrer dans les auberges,vous ? demanda Vincent.

– La paix ! je te formerai en grand,quand j’aurai fini avec M. Labre.

On ne peut pas protéger tout le monde à lafois. Nous irons dans la capitale, où je t’apprendrai l’art demanger des millions, à Bobino, avec des dames, en se rangeant.

– Y a beaucoup d’auberges d’ici à Paris, pasvrai ? demanda l’innocent.

– Autant que de crins sur ta caboche, abruti.Coupe ta langue, je combine.

Vincent Goret, plein de cidre et denourriture, avait ce songe voluptueux : il voyait une granderoute sans fin, toute bordée d’auberges, et il n’en passait pasune.

Il entrait dans chaque, il buvait, ildévorait, et son estomac, prodigieux comme son rêve, n’avait plusde bornes.

Il avalait tout le poiré, tout le lard ettoutes les pommes de terre du globe sans en éprouver la moindreincommodité.

– Voilà, dit tout à coup Pistolet qui prit unton professoral. Le jeune homme du peuple parisien ne connaît pasles chevaux comme l’Arabe du désert. Chaque contrée, chaquetruc : le Chinois est pour la porcelaine, l’Américain pour lestabatières-parapluies, qui servent aussi à griller les côteletteset à ramer les pois verts ; l’Italien pour la fumisterie etchanter des tyroliennes. Sais-tu mener un cheval, bêta ?

– Oh ! dame, oui, répliqua Vincent.

– Et sais-tu où trouver deuxchevaux ?

– Tout de même, dans les prés du bas.

– Lève-toi et file !

– Y a encore des patates ! fit Vincent.Ne faut point les laisser.

– Disparais ! Nous allons chevaucher. Jem’en suis donné, une fois, du bœuf à la mode sur leslocati du bois de Vincennes, avec Mèche. Garçon !

Un domestique du château vint à l’ordre.

– Si on vous demande, lui dit Pistolet, où estle jeune fashionablearrivé de Paris – moi, s’entend –,vous répondrez qu’il promène un peu le parricide pour sa santé.Allume, bancroche !

Il poussa devant lui Vincent et sortit.

Un quart d’heure après, ils couraient tousdeux, à poil, sur des chevaux pris à la pâture. Pistolet avaitdit :

– Route de La Ferté-Macé. Je veux te présenterà M. Badoît, qu’aime les adolescents propres et instruitscomme toi. J’ai mon plan ; nous allons faire l’effet duquatrième acte, huitième tableau, décor du ravin du Val-Sinistre,avec gendarmes, force armée, mousqueterie et la garniture. Le bœufà la mode se mitonne ici dessous. Zéphyr, à la noce ! Jem’amuse !

Au Château-Neuf, il y avait grande parade,gala général et présentation de Mathurine Goret, reine de France etde Navarre, à la noblesse des environs.

Le vrai peut quelquefois n’être pasvraisemblable. Paris et la province ont des folies d’un genre trèsdifférent : Paris ne croirait pas aux splendeurs grotesquesqui marquèrent cette cérémonie.

La reine Goret surtout y dépassa tellement leslimites du comique possible que la chevalière Le Camus de LaPrunelaye quitta la table avant le dessert.

Le chevalier resta comme fonctionnairepublic.

Entre la poire et le fromage, le beau Nicolas,usant des privilèges de sa race, eut la générosité de guérirplusieurs personnes affligées d’écrouelles.

Ce fut un beau jour. Bien des projetssurgirent, pendant qu’on prenait le café. La reine daigna écouterl’ancien élève de l’école qui lui signalait les dangers d’un retourtrop brusque au système de la féodalité.

Elle lui lança même un coup de poing dans ledos, en demandant combien de temps il lui faudrait garder chacun deses favoris.

Elle se plaignit plusieurs fois de lacolique.

Tout pour le bonheur de la France ! telétait le thème du chevalier, préfet de l’avenir, qui tomba enfinsous la table.

Le neveu du Molard en était venu à exigervingt-huit bureaux de tabac. Poulain stipulait qu’on promèneraitdes têtes de gardes champêtres dans les chemins vicinaux, au boutd’une pique.

L’important fut que Mathurine, enthousiasméede son succès et tout heureuse de voir combien il est facile degouverner un État de premier ordre, consentit à quitter laNormandie pour visiter la capitale.

Elle ne mit pas d’autre condition à cedéplacement, sinon que son mariage serait célébré par l’archevêquede Paris dans sa cathédrale.

– Ce départ pour Paris était un gros problèmerésolu, au point de vue de l’affaire. La route de Paris, pour unefemme comme Mathurine, ressemble à la route de Corse et la questionde passer la mer n’était rien. Une fois la richardeentreles mains des frères de la Merci, à Sartène, ses millions au soleildevenaient des fruits mûrs qu’il ne s’agirait plus que decueillir.

Aussi, M. Lecoq de La Perrière, qui avaitété absent presque toute la journée depuis sa réconciliation sifranche avec le fils de saint Louis, reçut-il d’un visage riant lebouquet des bonnes nouvelles.

Il en apportait d’excellentes aussi :tout était prêt pour le duel du lendemain.

La mort de la Soûlas faisait déjà grand bruitdans le pays.

La note de Paul Labre étaitdécidément acquittée.

Le chevalier-préfet ne s’était point trompé.Paul Labre avait passé la journée à chercher des témoins et n’enavait point trouvé. Parmi les gentilshommes et propriétaires desenvirons, ceux qui ne donnaient pas dans la conspiration en avaientpeur.

Paul Labre était rentré chez lui vers huitheures du soir, triste et fatigué. Il avait essayé en vain dejoindre Ysole. En traversant le bourg de Mortefontaine, il futsurpris de voir avec quel soin les passants l’évitaient.

Derrière lui, on chuchotait et on sedisait : « Il a encore le fusil… »

Son domestique normand lui demanda d’un tonque Paul trouva étrange s’il n’avait point monté, ce jour-là,jusqu’à la Belle-Vue-du-Foux.

Le souvenir de sa rencontre avec Ysole amenale rouge à son front.

Le valet l’observait.

– Non, répondit Paul par un sentiment dediscrétion qui se rapportait à Mlle de Champmas.

Le valet secoua la tête et s’éloigna enmurmurant :

– Tant mieux pour vous, notremonsieur !

La servante vint lui offrir à dîner ; ilrefusa, et la servante dit :

– J’ai bien pensé que vous n’auriez point lecœur à l’appétit. De même que le valet, la servante ne fit nullemention de la tentative du général pour entrer dans la maison.

Tout à l’heure, nous connaîtrons le motif dece silence.

Neuf heures venaient de sonner à la pendule dePaul. Il était seul dans sa chambre et songeait. Nul de sesserviteurs n’était venu allumer sa lampe ; la pièce n’étaitéclairée que par un rayon de lune, tombant à travers la mousselinedes rideaux.

Depuis bien des jours, Paul n’avait pointsenti si lourdement le poids qui pesait sur son cœur.

C’était une chose inexplicable : quelquesheures à peine le séparaient du plus vif bonheur qu’il eût éprouvéen sa vie, et rien ne lui restait de cet instant d’allégressepassionnée, sinon un sentiment d’amertume et de vague douleur.

Il avait l’âme, si l’on peut ainsi dire, plusmeurtrie et plus découragée que jamais.

L’amour n’a pas besoin de paroles et lesparoles ne font rien à l’amour. Dans le souvenir, sensible commeune plaie, que lui laissait son entrevue avec Ysole, il s’étonnaitde ne point trouver d’amour.

Elle était venue, pourtant, d’elle-même ;d’elle-même elle avait choisi Paul. Pouvait-on croire qu’ellen’avait eu d’autre mobile que sa haine ?

Elle avait dit : J’aimerai.

Elle avait presque dit :J’aime !

Mais vous avez remarqué combien l’ouïe dusouvenir est plus subtile et plus sûre que l’oreille la plusdélicate.

C’est en se souvenant qu’on trie les nuances,qu’on reconnaît les demi-teintes.

De toutes nos facultés, la mémoire estassurément celle qui servit davantage le génie observateur despoètes et le talent espion des diplomates.

Paul écoutait de nouveau, en lui-même, la voixgrave et douce de cette belle Ysole.

Tout son être tressaillait à ce ressentimentd’une volupté unique en sa vie.

Mais il ne retrouvait plus dans cette adorablevoix la vibration émue qui l’avait fait tressaillir.

Tout se calmait à distance et tout seneutralisait : à ce point que la haine elle-même disparaissaitcomme l’amour !

La haine d’Ysole ! la belle et profondehaine de la vierge outragée ! La colère qui avait mis de simagnifiques éclairs dans ses grands yeux !

Cela brillait faux maintenant et cela nesonnait pas juste. La haine semblait factice comme l’amour.

Pourquoi, cependant, et à quoi bon cettelaborieuse comédie, jouée vis-à-vis d’un étranger ?

Paul rêvait ainsi, et il souffrait de cetteangoisse confuse qui fait ressembler certains regrets à despressentiments.

La lune s’était voilée sous un nuage, faisantla nuit complète à l’intérieur de la chambre.

Dans cette obscurité profonde, Paul entenditun mouvement léger.

Le nommerai-je fluidique, ce lien mystérieux,ou le ferai-je, comme c’est plus vraisemblable et moinsmatérialiste, complètement étranger au corps ?

Les spirites amoncellent beaucoup de mensongesautour d’une vérité qu’ils n’ont point inventée : lacommunication entre les âmes.

On ne sait comment cela est, mais celaest : les âmes se touchent à l’aide d’organes inconnus.

Ce bruit si faible, ce mouvement presqueimperceptible fit tourner la rêverie de Paul et appela vers lui lapensée de Suavita.

Il la repoussa d’abord, car elle venait,distraction importune, troubler sa méditation douloureuse etbien-aimée à la fois.

Puis il fit comme les bons cœurs qui écoutentmalgré eux la tendre pitié, comme Jésus qui laissait venir à luiles petits enfants : il ne se défendit plus contre cette doucediversion.

Il lui sembla qu’elle soulageait sa peine.

Il se le dit, car ces solitaires parlentsouvent tout haut. Il prononça le nom de Blondette, comme il avaitrépété tant de fois le nom d’Ysole, ce soir.

Un soupir sortit de l’ombre.

– Est-ce que tu es là, fillette ? demandaPaul malgré lui.

Et certes, il n’attendait point deréponse.

Mais un pas furtif effleura le parquet, et lalune, qui émergeait hors de la nuée, éclaira la forme gracieuse dela pauvre petite muette.

– Petite folle ! murmura Paul. Je n’aipas le cœur à jouer. Voulais-tu me faire une niche ou mesurprendre ?

Blondette continua d’avancer.

Paul l’attira contre lui, et, selon sacoutume, essaya de lire sa réponse dans ses yeux.

– Tu ris, dit-il, espiègle !

La lumière de la lune est trompeuse. Blondettene riait pas. Paul sentait son sein battre violemment. Il crutentendre un sanglot.

– Qu’as-tu donc, chérie ? interrogea-t-iltout inquiet déjà.

Blondette appuya sa tête contre sapoitrine.

Paul, effrayé, prit une allumette etl’enflamma. En approchant le feu de la bougie, il put voir lecharmant visage de Suavita rouge à force de pleurer et encore toutinondé de larmes.

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