La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 20« Broken heart »

 

Les Anglais disent : « Mourir d’uncœur brisé » (broken heart), comme s’ils parlaient dela phtisie ou du typhus. Ils croient à l’amour mieux que nous,païens en fait de sentiment, qui expliquons tout par la ruptured’un anévrisme.

Suavita se laissa choir sur un siège.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte,une pauvre morte du cœur brisé.

Elle ne savait pas le nom de sa rivale ;jamais elle ne l’avait vue ; mais elle savait qu’elle avaitune rivale.

Une rivale aimée.

Et elle savait que sa rivale était là.

Bien souvent, elle se l’était représentée,brillante et belle, trop belle, hélas ! puisque Paull’adorait.

Bien souvent aussi elle s’était demandé :Peut-elle l’aimer comme je l’aime ?

C’était une âme douce et tendre ; sonamour avait la sainte ardeur d’une religion ; elle vivait parcet amour comme les fleurs vivent de rayons et de rosée.

Cette transformation que Paul admirait naguèreétait son propre ouvrage. Rien qu’à l’aimer, rien qu’à le lui dire,Paul aurait eu le pouvoir de rompre le lien qui garrottait lapensée de Suavita. Elle était de celles qui ressuscitent sous lapremière caresse.

Elle resta longtemps immobile et comme écraséesous le poids de son angoisse. Elle ne pleurait point, ses grandsyeux éteints regardaient le vide.

Elle écoutait pourtant ; et il semblaitqu’elle eût peur d’entendre.

Un bruit de portes ouvertes et fermées vint del’intérieur de la maison ; Suavita tressaillit faiblement. Sonregard se tourna vers la place occupée naguère par Paul, auprèsd’elle.

Tout ce qu’un cœur d’enfant peut contenir dedouleur naïve et profonde était dans ce regard.

Ses belles petites mains blanches secroisèrent sur ses genoux et sa tête s’inclina davantage, laissantpendre les boucles affaissées de ses doux cheveux.

Ses larmes jaillirent seulement quand un sonde voix de femme, perçant les cloisons, rompit le silence quirégnait dans la chambre à coucher.

Dans la ruelle du lit de Paul, pendait unpetit crucifix qui lui venait de sa mère.

Suavita quitta sa chaise d’un pas pénible etalla vers le lit où elle s’agenouilla.

Mais elle ne put pas prier.

Elle gagna lentement la porte par où Paulétait sorti.

Au-delà de cette porte il y avait uneantichambre, puis c’était le salon.

Les voix venaient du salon.

La voix de Paul et l’autre voix…

Paul était en effet dans le salon, debout, enface de Mlle Ysole de Champmas qui se tenait assise sur lecanapé.

Il y avait deux lampes allumées sur lacheminée qui suffisaient à peine à éclairer cette grande pièced’aspect sombre et meublée parcimonieusement ; mais leursrayons tombaient sur la fière beauté d’Ysole qui semblait ressortirplus frappante dans ce cadre et que Paul Labre couvrait d’un regardébloui.

Où était la tendre émotion qui naguère luifaisait battre si doucement le cœur ? Où était la pensée de sapauvre petite Blondette ?

Il contemplait Ysole ; dans l’universentier, il n’y avait pour lui qu’Ysole.

Ysole avait les yeux baissés. La ligne hardiede ses sourcils se contractait.

– Monsieur le baron, dit-elle, je cherche mesparoles. Je sais ce que vous avez fait pour moi, et il me seraitcruel de vous causer un chagrin désormais.

Paul comprenait, puisque son cœur oppressé luifaisait mal, mais il tentait un effort désespéré pour repousser lalumière.

Il pensait : Elle se reproche d’êtrevenue. Cette glaciale froideur est la revanche de sa fierté.

– Je suis venue, reprit Mlle Champmas,comme si elle eût voulu répondre à ces mots qui n’avaient point étéprononcés, parce que mon devoir était de venir. Je n’ai pas agiloyalement envers vous, monsieur le baron. Je vous ai confessé lafaute qui pèse sur ma vie, je vous ai avoué qu’il ne m’était paspermis de prétendre à la main d’un galant homme… Je vous prie de nepoint m’interrompre ; j’ai de la peine à exprimer ma pensée…Mais je vous ai trompé en ajoutant que je pourrais vous aimer unjour à venir.

Paul Labre ouvrit la bouche ; elle luiimposa silence d’un geste.

– Je vous ai trompé encore, poursuivit-elle,en vous cachant qu’un lien nouveau et actuel m’attachait à un autreque vous.

– Vous aimez ! s’écria Paul.

– Je ne sais si j’aime, répliqua Ysole d’unton morne, et qu’importe cela ? Il y a bien longtemps, celuiqui pervertit mon intelligence et mon cœur – l’homme vers qui jevous ai envoyé pour le tuer – entama la tranquillité de mon âme enm’apprenant que j’occupais une place, non pas usurpée, mais facticedans la maison de mon père. J’étais orgueilleuse, je devinsambitieuse. Ma perte fut de vouloir m’élever en dehors de cettefamille où j’étais entrée par la charité d’une sainte. J’ignorepourquoi je vous dis ces choses qui ne vous regardent point. Ilsemble que j’aie besoin d’expliquer aux autres comme à moi-même lesmotifs de ma chute et d’expliquer aussi pourquoi le froid pardon demon père ne m’a pas arrêtée sur la pente de ma profondeperdition.

– Mais vous n’êtes pas perdue ! s’écriaPaul, plus respectueux en face de cette confession volontaire quilui semblait partir d’un grand cœur. Ysole… mademoiselle… Votrerepentir vous relève…

– Je ne me repens pas, interrompit-elle d’unevoix sèche et brève qui sonna comme si elle fût tombée d’une bouchede marbre. J’aime et je respecte mon père ; le séjour de samaison me fait horreur. J’y entrai par l’aumône de l’épouselégitime, j’y reste par le pardon qui vient de la pitié. Je hais lepardon et l’aumône.

Elle prononça ces derniers mots avec unesourde énergie. Ses yeux brûlaient à travers la frange recourbée deses cils. Elle était miraculeusement belle. Paul devenait ivre à laregarder.

– Je suis venue, reprit-elle, parce que j’aiappris aujourd’hui des choses qui vous concernent et que j’ignoraislors de notre première entrevue. Dans ma pensée, je ne devais plusvous revoir.

– Quoi ! balbutia Paul.

– Je souffre, dit-elle, épargnez-moi. J’ai eucompassion de votre jeunesse, de votre bravoure, de votre loyauté.J’éprouve pour vous un sentiment qui m’était inconnu : je vousadmire en ayant pitié de vous.

– Oh ! vous m’aimerez, mademoiselle…commença Paul.

– Jamais ! prononça-t-elle d’un accentferme et calme.

Son geste impérieux défendit touteréplique.

Elle passa la main sur son front etpoursuivit :

– Ceci n’est pas une conversation. Répondre mefatigue. Je suis venue pour parler, j’exige qu’on m’écoute.

Du doigt elle montra un siège à Paul, quis’assit.

– J’ai un amant, dit-elle, comme si elle eûtpris plaisir à tuer, par la brutalité des mots, la chevaleresquetendresse qu’elle avait inspirée. J’ai été la maîtresse d’unimposteur, et je ne sais pas si celui à qui j’appartiens est unhonnête homme.

Paul se redressa :

– Assez, mademoiselle, murmura-t-il bien bas,tant il avait honte. Il n’est pas besoin de ces cruels mensongespour me prouver le désir que vous avez de m’écarter de votreroute.

Elle sourit tristement et lui prit la mainqu’il retirait.

– Je ne veux pas que vous m’aimiez, dit-elle,c’est vrai, mais je n’ai pas menti. L’homme dont je vous parle estmon maître et c’est ma haine qui m’a donnée à lui. Nous partageonsla même haine, et quand il m’a dit : « Le baron d’Arcisvous aime comme les chevaliers de l’ancien temps, allez vers lui,désignez-lui celui qu’il faut frapper, il frappera », je suisvenue.

Cette fois Paul demeura muet. Son sang avaitfroid dans ses veines.

– Et je vous ai dit : Frappez !poursuivit Mlle de Champmas dont la voix devenait plusmorne à mesure qu’elle parlait. Vous avez agi selon votre naturequi est la générosité même ; vous avez provoqué le prince aumilieu même de la cour que rassemble autour de lui sa nouvelleimposture. En faisant cela, vous avez mis votre vie en danger, nonpas par l’épée, mais par la loi : je ne veux pas de cela.

« Je l’ai dit à celui qui m’avait envoyéevers vous. Il ne le veut pas non plus, parce que vous lui êtesindifférent, et qu’il déteste votre adversaire.

« Il m’a répondu : Retournez auprèsde M. le baron d’Arcis et apprenez-lui que le locataire duChâteau-Neuf-Goret, celui qu’on appelle M. Nicolas, le prince,le fils de saint Louis, etc., et qui a beaucoup d’autres nomsencore est l’assassin de Jean Labre.

– Mon frère ! s’écria Paul qui se levadroit sur ses pieds à cette révélation inopinée.

– Et, pour preuve de cette assertion, continuaMlle de Champmas sans s’animer, dites-lui (c’est toujoursl’ennemi du prince qui parle), dites-lui qu’on a tendu tout autourde lui des filets auxquels il n’eût point échappé sans l’avis quevous lui donnez. Nicolas avait eu vent des efforts que le barond’Arcis fait pour trouver le meurtrier de son frère. Il sedéfend ; je ne verrais pas de mal à cela, s’il ne me gênait.Nous nous sommes réconciliés aujourd’hui, c’est le bon moment defrapper. Voici son plan de défense : il a fait assassineraujourd’hui même la femme Thérèse Soûlas (ici la voix d’Ysoletrembla légèrement) et le baron d’Arcis sera accusé de cemeurtre.

– On me l’a déjà dit ! murmura PaulLabre, qui se mit à marcher lentement.

Il essayait d’établir un ordre dans ses idées,mais c’était en vain : sa pensée le fuyait.

En marchant, il répétait au-dedans de lui-mêmele nom de son frère, et le courroux appelé ne venait pas. Son cœurrestait inerte comme son esprit. Il n’y avait qu’un point sensibledans tout son être, c’était son amour, obstiné, victorieux, mortel.Comme autrefois, la passion de se tuer lui vint, mais le couragelui manquait maintenant.

Elle était là, il la voyait, il était emportévers elle par une irrésistible folie.

Ysole avait penché sa tête sur sa main.

Quand Paul, parvenu à l’autre bout de lachambre, se retourna, heureux de l’envelopper une fois encore d’unregard avide et ardent, il s’arrêta.

C’était la pose favorite de Blondette qu’Ysoleavait prise par hasard.

On ne peut dire que l’image de l’enfant passadevant les yeux de Paul ; ce fut Ysole elle-même qui la luirappela : elles se ressemblaient vaguement, comme il arrivepresque toujours entre deux sœurs.

Depuis quelques secondes, Mlle Ysole deChampmas se taisait ; en ce moment, elle murmura :

– Thérèse Soûlas ! Je ne lui ai pas mêmedit, non, je ne lui ai pas dit une seule fois : je crois quevous êtes ma mère. S’il y a un Dieu, le châtiment doit êtreterrible pour celles qui n’ont pas de cœur.

Paul, appuyé à l’angle de la cheminée etséparé d’elle par toute la longueur de la salle, éleva ses mainsjointes convulsivement et dit avec désespoir :

– Oh ! je vous aime. Je vous aime commeun damné !

Sa voix parut éveillerMlle de Champmas, qui se redressa à demi.

– Monsieur le baron, demanda-t-elle d’unaccent indifférent, pourquoi cachiez-vous ma sœur chez vous ?Je veux le savoir.

– Votre sœur ! répéta Paul dont l’espritharassé ne cherchait même pas à comprendre.

– Voilà trois ans et plusieurs mois, repritYsole, que vous avez chez vous Suavita de Champmas.

Les yeux seuls de Paul Labre exprimèrent sonétonnement.

– Je l’ai bien cherchée, poursuivit Ysoleparlant pour elle-même, mais voilà longtemps que je ne la cherchaisplus. Je l’ai bien aimée, mais je n’aime plus rien. Si je vousparle d’elle, c’est que l’homme qui veut vous perdre vous a dénoncéce soir même au général, disant : le baron d’Arcis a tuéThérèse Soûlas, parce que Thérèse Soûlas avait découvert le raptcommis par lui sur la personne de la plus jeune des demoiselles deChampmas.

– Thérèse connaissait-elle votre sœur ?demanda Paul.

Et avant qu’Ysole pût répondre ilajouta :

– Depuis ces trois ans et ces quelques mois,Thérèse voyait l’enfant tous les jours. C’est Thérèse qui me disaitsans cesse : N’ouvrez votre maison à personne ! Ceux quiont intérêt à faire disparaître cette pauvre enfant doivent lachercher. Veillez sur elle, puisque vous l’avez sauvée !

– On avait donc voulu l’assassiner ?demanda Ysole à voix basse. Paul fit en quelques paroles le récitde ce qui s’était passé sous la pointe de la Cité, cette nuit où ilavait résolu d’en finir avec la vie. Ysole l’écouta d’un airdistrait.

– J’avais dit une fois à Thérèse,pensa-t-elle, tout haut : « Si ma sœur revenait, jeserais chassée. » Thérèse m’aimait trop ! Cette parolel’a perdue.

Elle se leva.

– J’ai fait ce que je devais ici,prononça-t-elle avec ce calme étrange qui ne l’avait pas une seulefois abandonnée. Adieu.

Paul s’élança entre elle et la porte et se mità genoux.

– Quoi ! fit-elle, d’un ton oùl’indignation, cette fois, perçait : après tout ce que je vousai dit !

– Est-ce que je vous crois ! s’écria Paulen lui saisissant les deux mains ; est-ce que je ne vois pasce qu’il y a en vous de noblesse et de fierté !

Elle sourit avec une amertume si poignante quePaul recula.

– J’aurais été bonne fille chez ma mère,dit-elle, raillant douloureusement ; j’aurais écouté sa pauvrehistoire en pleurant et je me serais défiée de ceux qui flattentles filles. Chez mon père, j’ai été mauvaise, parce qu’une voix m’ydisait : Tu viens de loin et d’en bas. Je retourne d’où jesuis venue, mais plus loin… et plus bas !

Elle fit un pas ; Paul se traîna sur sesgenoux.

– Restez ! supplia-t-il d’une voix quirâlait dans sa gorge. Est-ce que vous espérez me fuir ? Oùvous irez, j’irai…

– Vous ! dit-elle.

Il y avait dans ce seul mot tout un horribledésespoir. Paul se tordait les mains et se roulait à ses pieds.

– Restez, dit-il encore, laissant parler sondélire. Je comprends votre mère et je la remercie de m’avoir faitpasser pour un criminel. Il faut penser à vous seulement, et il nefaut aimer que vous ! L’enfant ira chez son père, et Dieu saitqu’elle rentrera pure comme les anges dans la maison d’un honnêtehomme ! Vous, Ysole, vous, la plus belle, la seule belle,l’adorée, qui donc oserait murmurer la centième partie de ce quevous avez dit tout haut ? Je suis brave : ce sont vosparoles ; entre vous et l’outrage, il y aura mon cœur :ceci, au-dehors ; au-dedans, votre maison sera un temple, lesanctuaire où je vous aimerai, prosterné ! Ysole ! jesens que Dieu me dit de vous idolâtrer ainsi ; votre salut etle mien sont dans cet amour qui m’enivre, qui me rend mes espoirsde la terre et du ciel ! Soyez à moi, Ysole soyez ma femme…Oh ! bien-aimée ! il y a des larmes dans vos yeux. Ayezpitié ! ayez pitié !

Il baisait le bas de sa robe en pleurant.

Ysole l’avait écouté, glacée d’abord, puis unsoupir avait gonflé les belles lignes de sa poitrine. Quand il setut, affaissé sur lui-même et pantelant, les paupières d’Ysoleétaient, en effet, humides.

Deux larmes roulèrent lentement surl’admirable pâleur de sa joue. Elle se pencha jusqu’à lui et de seslèvres froides elle lui effleura le front en murmurant :

– Jamais !

Au moment même où Paul Labre recevait cedouloureux baiser, il tressaillait à l’accent d’une voix qui luiétait inconnue, et qui dit en un cri d’angoissedéchirante :

– C’est Ysole ! c’est ma sœur !

La porte qui conduisait à la chambre de Paulvenait de s’ouvrir. C’était Suavita qui parlait.

Derrière elle, la tête grave et triste dugénéral comte de Champmas se montra.

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