La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 21Le dernier mot d’Ysole

 

Il n’est pas besoin d’expliquer désormais lesens des deux mots : « Mon père », tracés avec tantd’efforts par la pauvre muette pendant son entretien avec Paul.

Elle avait voulu dire à Paul :« J’ai vu mon père. »

Elle l’avait voulu malgré la défense expressedu général.

Suavita serait morte pour son père ; pourPaul elle eût donné bien plus que sa vie.

C’était un grand et profond amour, une de cespassions instinctives qui semblent marquées par le sort. Pourcelles qui aiment ainsi, rien n’existe en dehors de l’hommeaimé.

Elles vivent par lui, elles meurent enlui.

Le général avait pénétré dans la maison dePaul Labre non point en corrompant les domestiques, mais en seservant de l’effroi causé par le meurtre de Thérèse Soûlas. Les« gens de Paris » avaient pris la peine de propager lanouvelle de ce meurtre dans tous les environs, et, bien entendu,ils avaient dirigé les soupçons vers le baron d’Arcis, qui devaitpayer la loi.

Le général, profitant du trouble excité parcette accusation, rapidement propagée, avait pesé de tout le poidsde son nom et de son âge sur le valet normand et la servante.

Là-bas, on n’a pas confiance : telle estla règle. Défiance et Normandie riment sans en avoir l’air. Lesimputations les plus absurdes, dirigées contre le plus saint deshommes, ne passent jamais, dans ces campagnes prudentes, sanstrouver des personnes de foi pour y croire.

Le général, lui, n’y croyait pas, nous lesavons. Dans sa droite conscience quelque chose se révoltait contreles assertions de la lettre anonyme, reçue si à propos et dont lerédacteur semblait si minutieusement versé dans tous les détails decette sombre affaire.

Le général avait mis en usage l’épouvante desdomestiques de Paul comme on emploie un moyen extrême. Il en avaitle droit, puisqu’il s’agissait pour lui de retrouver sa fille.

Nous avons vu que le valet et la servanteavaient obéi à ses injonctions en laissant croire à Paul Labre quepersonne n’était venu en son absence.

Une fois introduit dans la maison, le généralavait commencé et poursuivi son enquête privée avec résolution etsang-froid. Les domestiques n’avaient pu lui cacher longtemps laprésence de Suavita, qui l’avait reconnu tout de suite et s’étaitpâmée de joie dans ses bras.

Au premier moment, au jet de flamme qui avaitilluminé les yeux de l’enfant, quand il avait prononcé le nom dePaul, le général se sentit le cœur serré. Il crut, à tout le moins,à une partie des accusations de la lettre anonyme ; mais il ya dans l’innocence du cœur, encore plus que dans la virginité ducorps, un éclat qui témoigne hautement et qui éblouit commel’évidence.

Suavita, cette pure enfant, ne pouvaitdéfendre Paul Labre qu’elle ne savait pas encore accusé ; maisla limpidité immaculée de son regard valait tous les plaidoyers dumonde.

Ce jeune, ce doux regard parla, quand elleconnut l’accusation portée contre son ami.

Ce fut une scène étrange et qui seraitcurieuse à raconter que l’interrogatoire de Blondette, heureused’abord entre les bras de son père retrouvé, puis indignée etrévoltée, puis hautaine et dédaignant presque de répondre auxquestions qui lui semblaient offenser Paul.

Bien que le général ne fût point, comme cedernier, habitué à traduire les signes de la fillette, il y avaitdans ses grands yeux une éloquence tellement irrésistible, une sivive expression dans ses gestes que cette explication muette avaitfait déjà tomber bien des doutes.

Après une heure de pantomime, entrecoupée decolères et de caresses, le général sut une grande partie de cequ’il voulait savoir.

Blondette, en quelque sorte, lui raconta sonhistoire.

Le comte de Champmas vit successivement, dansce récit figuré, sa chère petite fille bâillonnée, empaquetée,lancée à l’eau d’un endroit fort élevé, gelée par le froid,paralysée par la terreur, sauvée, réchauffée, soignée…

Les yeux de Suavita ajoutaient ici : Parun ange !

Le général vit encore l’enfant couchée sur celit étranger : une pauvre petite morte qui renaissait, maisprivée de la raison et n’ayant plus de paroles pour dire au moinsle nom de sa famille.

Ceci le frappa, car il se demandait déjàcomment Paul Labre, son voisin, n’avait point couronné le bienfaiten lui rendant sa fille.

Paul Labre n’avait pu parler, puisqu’il nesavait pas.

À la fin de l’entrevue, bien des chosespourtant restaient inexplicables.

Ce fut le général qui, au retour de Paul,envoya Suavita près de lui.

Il avait droit de savoir. Il épia, il étudiace tête-à-tête qui lui montra à nu le cœur de sa fille : sonbien unique désormais et la dernière joie de sa vie.

Il étudia et il épia cet autre tête-à-tête, sidifférent du premier qui avait lieu au salon, entre Ysole etPaul.

C’était encore sa fille, cette créature sibelle et si terriblement condamnée : il avait droit desavoir.

Au moment où il entrait au salon derrièreSuavita, il savait tout, jusqu’au rôle douteux joué par cetteinfortunée femme, Thérèse Soûlas.

Suavita avait épié aussi, bien qu’elle n’eûtpas droit.

Elle s’était laissée souffrir longtemps dansla chambre à coucher ; elle était si doucement esclave !Mais, à la fin, l’écho de ces deux voix émues lui avait monté aucerveau : elle était devenue folle.

Malgré elle, sa main tremblante avait ouvertla porte de la chambre à coucher.

L’antichambre n’était pas éclairée, et sonpère, qui n’avait pas quitté ce poste depuis le commencement del’entrevue, s’était rangé pour lui donner passage.

Le pas de Suavita était pénible et bienchancelant, tandis qu’elle gagnait la porte du salon.

Paul parlait. Hélas ! Jamais Suavita nel’avait entendu parler ainsi.

Sa voix était changée, il semblait que ce fûtune autre voix.

Suavita écoutait avec une navrante angoisseces paroles passionnées, inconnues, dont chacune lui perçait lecœur comme un coup de poignard.

Elle se sentit mourir.

Et, avant de tomber, elle voulut voir – voiren face – sa rivale heureuse et détestée.

La chaîne qui la faisait muette se brisa auchoc de sa douleur indicible ; elle parla – mais elle tombafoudroyée.

Paul, stupéfait, et Ysole qui ne voyait pointencore son père, s’élancèrent en même temps pour la relever.

Ysole recula devant le visage sévère dugénéral.

Paul seul approcha.

Le général ne le repoussa point, mais ilreleva Suavita sans lui.

Et quand il l’eut entre ses bras, il regardaYsole et montra de son doigt tendu la porte de sortie.

Le rouge monta au front de Paul, Ysole luidit :

– Je vous défends de parler pour moi.

Puis elle resta un instant les yeux fixés surle comte de Champmas. Il n’y avait dans ce regard ni humilité, niforfanterie.

– Monsieur, dit-elle, je suis votre fille, etje vous respecte ; je vous aimais davantage avant le mal queje vous ai fait sans le vouloir. J’aime cette enfant dont j’ai étéle malheur et je lui rends son héritage. Ne soyez pas impitoyableenvers moi ; ma mère est morte misérablement et je vis commeelle est morte. Ce n’est pas ma mère qui alla vous chercher dansvotre château, c’est vous qui vîntes la prendre dans sa chaumière.Moi, je n’avais pas demandé ce nom de Champmas que je vousrends ; je n’avais pas sollicité, dans votre maison noble, laplace que je n’y ai point su tenir.

« Avant de savoir, monsieur, que Thérèseétait ma mère, je l’ai entendue plus d’une fois qui se disait àelle-même : « Il ne faut point toucher à lafamille. » J’ai été bien longtemps à la comprendre ;quand je l’ai comprise, j’ai trouvé avec étonnement la même penséeen moi. Toucher à l’arche porte malheur ; vous y avez touché,je suis punie. Il y a eu mensonge écrit sur le livre où tout doitêtre vérité : vous êtes puni. Dieu a pardonné seulement àcelle qui fut complice saintement, sans intérêt et au prix d’unsacrifice. Dieu a pardonné à ma mère.

Elle s’arrêta. Le général avait déposé Suavitasur le canapé.

Paul Labre restait fasciné devant Ysole quireprit :

– Monsieur, vous ne me chasserez point ;il n’est pas besoin : je vais m’exiler moi-même. Monsieur,souvenez-vous que sans vous j’aurais connu ma mère. La maison del’honneur elle-même ne vaut rien pour les filles qui n’ont pas demère. Je ne vous maudis pas. Adieu !

– Aidez-moi, prononça tout bas le comte deChampmas.

Il montrait Suavita.

Ysole s’agenouilla près du divan et fitrespirer à sa sœur son flacon de sels.

– Voulez-vous me permettre de l’embrasseravant qu’elle s’éveille ? dit-elle de cette voix profonde etdouce qui remuait le cœur de Paul Labre dans ses fibres les mieuxcachées.

Le général fit un signe affirmatif. Ysolebaisa les deux joues de Suavita.

– Qu’elle soit heureuse !murmura-t-elle ; qu’elle soit aimée et qu’elle aime !

Ces mots s’exhalèrent de sa bouche, pieuxcomme une prière. Paul appuya ses deux mains contre sapoitrine.

– Elle a respiré, dit Ysole, qui mit sur lefront de l’enfant un troisième baiser.

Elle se releva et ajouta en regardant denouveau son père tête levée :

– Monsieur, quoique je ne sois pas coupableenvers vous, je vous demande pardon. Mme la comtesse de Clare,qui m’a perdue, n’était pas la parente de Thérèse Soûlas, mais biencelle du général comte de Champmas.

Un rouge de sang remplaça la pâleur quicouvrait les joues du général.

– Et ce fut sous le prétexte de vous sauver,monsieur, continua Ysole, que le faux Louis de Bourbon, votrecomplice, entra dans cette maison du quai des Orfèvres, d’où vosdeux filles sortirent, l’une avec un bâillon sur la bouche, l’autreavec un poison dans le cœur.

Elle fit un pas vers le général.

– Monsieur, acheva-t-elle, j’ai dit.Accordez-moi votre pardon et donnez-moi le baiser d’adieu. Vous neme reverrez jamais.

Le général hésita, puis ses deux brass’ouvrirent. Il la tint un instant serrée contre sa poitrine. Cefut elle qui se dégagea.

– Elle va s’éveiller, dit-elle en montrantSuavita. Pourquoi ne pas lui dire qu’elle a fait un rêvecruel ? Adieu.

Elle se dirigea vers la porte d’un pas fermeet, comme Paul faisait un mouvement pour la rejoindre, elle luidit :

– Je vous défends de me suivre.

Le général, en même temps, saisit le bras dePaul.

– Restez ! ordonna-t-il.

Avant de passer le seuil, Ysole se retourna.Elle avait aux lèvres son éblouissant sourire. Paul fléchit lesgenoux.

– Un rêve ! répéta Ysole. Mon père, vousn’avez qu’une fille qui va bientôt vous sourire ; Suavita n’ajamais eu de sœur. Il n’y a qu’une Champmas, monsieur Paul Labre,qui vous doit la vie et à qui vous devez le bonheur.

La porte retomba sur elle. Suavita s’éveilla,disant :

– Paul ! oh ! comme je demandais àDieu de pouvoir prononcer un jour votre nom.

Ysole de Champmas ne rentra même pas auchâteau de son père. Sa destinée était accomplie : elle avaitchoisi la voie du désespoir.

Le lecteur a deviné le nom de l’homme quiavait complété sa perte.

Cet homme a joué dans notre drame actuel unrôle en apparence secondaire, quoiqu’il en tînt tous les fils danssa main et qu’il en préparât dès longtemps en silence le dénouementinattendu.

C’était le bandit Toulonnais-l’Amitié, l’Ajaxdes Habits Noirs : M. Lecoq de La Perrière, ce terribledon Juan qui détestait les femmes et qui les prenait par ledédain.

Toute femme, entre ses mains, était uninstrument ou une arme. Il avait juré la perte de son associé etcomplice le faux prince, fils de Louis XVII, parce que l’influencede celui-ci menaçait la sienne. Il s’empara d’Ysole, qui avait uneinjure à venger, tout exprès pour lancer Paul Labre contre l’ennemicommun.

Ce fut une liaison bizarre. Lecoq n’aimait pasYsole qui le haïssait d’instinct. Il y eut une heure où ellel’admira dans sa perversité ; elle se vendit pour achetercette intelligence, organisée pour le mal, qui tuait sansrémission, comme un poignard empoisonné.

Suavita dormait, couchée sur le canapé dusalon.

Les premières lueurs de l’aube se montrèrentaux fenêtres. Le général comte de Champmas et Paul Labre étaientassis auprès de la table, causant tout bas.

Ils avaient veillé toute la nuit ensemble.

– Monsieur le baron, dit le général, votrepère était mon ami et mon compagnon d’armes ; vous avez sauvéma fille, je suis la cause innocente de la mort de votre frère,puisque le coup qui l’a frappé m’était destiné. Je connais la mainqui vous attaque : on ne se bat pas contre de pareilsadversaires. Vous ne vous battrez pas.

– Je ne me battrai pas, monsieur le comte,répliqua Paul, je punirai, et ensuite tout sera fini pour moi, carma vie est brisée.

Le général lui tendit la main.

– J’aurais été votre témoin dans un duel,monsieur le baron, dit-il encore. Quoi que vous jugiez convenablede faire aujourd’hui, je vous accompagnerai et je vousservirai.

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