La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 9Les Habits Noirs

 

Toutes choses avaient été ainsi convenues àl’avance entre Ysole et le prince libérateur.

Ysole aimait sincèrement son père à qui elledevait une double reconnaissance ; elle était follement éprisede cet invraisemblable héros de roman qui lui promettait unecouronne – et elle avait un rôle.

Il ne faut pas mépriser ce dernier point. Lesjeunes filles du genre d’Ysole et même quelques femmes d’un certainâge, foncièrement respectables, donneraient leur petit doigt pouravoir un rôle.

Un rôle pour les filles d’Ève, c’est lebonheur.

Ysole était heureuse, émue, ivre d’espoir etd’orgueil.

Son rôle consistait à occuper cette voiturequi l’attendait au coin de la rue Harlay-du-Palais, et à attendreson père, dirigé de ce côté par les instructions de ses mystérieuxsauveurs.

C’était là, du moins, ce qu’on avait dit àYsole. Nous verrons tout à l’heure si on lui avait dit lavérité.

Le général devait monter dans la voiture, dontle cocher avait ordre de prendre aussitôt le galop, au cas oùl’ombre d’un danger se présenterait. Dans le cas contraire, legénéral devait s’introduire dans la maison du quai des Orfèvres,embrasser la plus jeune de ses filles, cette chère petite maladequ’il avait si grand peur de perdre, et revêtir un déguisementcomplet. L’absence concertée de tous les gens de service assuraitle secret.

Si le lecteur trouve quelque chose dedéfectueux dans ce plan, nous confesserons qu’il n’avait pas lesens commun ; mais nous ajouterons que cela importaitpeu : le plan était uniquement destiné à tromper, pourquelques instants, notre belle Ysole. Un stratagème plus naïfencore l’eût pareillement satisfaite. Elle était subjuguée, etc’était elle-même qui serrait le bandeau sur ses yeux.

Et si le lecteur, devant cet aveu, juge notreYsole par trop crédule, nous le renverrons aux histoiresauthentiques d’imposture et d’amour. N’essayez jamais d’assignerune limite aux aveuglements d’une fille ambitieuse, aux crédulitésd’une femme qui aime.

Volontiers dirions-nous la même chose deshommes les plus mûrs et les plus sages, dès que la passion est enjeu.

Le prince d’Ysole n’était pas, d’ailleurs, lepremier venu. Au début du règne de Louis-Philippe, on croyaitencore et beaucoup, dans certains coins, à l’existence de LouisXVII.

Nous avons eu entre les mains des piècesvolumineuses et originales se rapportant à deux des quatrepersonnages qui, précisément, se firent passer pour Louis XVII.

Avec ces dossiers, nous comptons bien éleverquelque jour un monument à l’audace des charlatans et à l’éternellesplendeur de la bêtise humaine.

Ici, l’âge du comédien voulait qu’il fût, nonpoint Louis XVII lui-même, qui aurait été un homme de plus decinquante ans, mais son fils.

– Si les circonstances politiques y prêtentpar hasard, soyez certains que la race de ces hardis menteurs n’estpas éteinte. Vous verrez les petits-fils de Louis XVII et aussi sesarrière-petits-fils.

Nous laissons notre Ysole à la fiévreuseattente de « son rôle » et nous rentrons dans la maisondu quai des Orfèvres pour monter, comme le prince, l’escalier dusecond étage, non pas sur ses traces, mais une heure avant lui.

Il nous tarde de voir enfin ce qu’il y avaiten deçà de ce romanesque balcon, et quels étaient les personnagesque nous avons surpris, correspondant, à l’aide d’une lueurtélégraphique et du fameux foulard rouge, avec le charpentier, lemaçon et l’assassin, réunis au dernier étage de la tour Tardieu,dans la chambre n° 9.

C’était la pièce située immédiatementau-dessus de celle où la plus jeune des filles du générallanguissait sur sa chaise longue. Comme le jour baissait déjà etque les persiennes closes interceptaient la lumière, on avaitallumé deux lampes qui, coiffées de leurs abat-jour verts,répandaient dans l’appartement de parcimonieuses clartés.

Il y avait en fait de meubles un canapé,recouvert de drap brun, des fauteuils et des chaises de mêmenuance, le tout forme Empire, une grande pendule d’albâtre, àcolonnes, sur la cheminée, une table carrée, avec tapis de drap,pareillement brun, et une vaste armoire à coins de cuivre.

Sur la table, quelques papiers étaient épars,avec tout ce qu’il faut pour écrire.

Au centre de la table un vieillard était assisdans un fauteuil de bureau à dos circulaire et en cuir.

De l’autre côté de la table, quatre messieursd’apparence bourgeoise et cossue occupaient également desfauteuils. Sur le canapé une femme jeune encore, très élégante etremarquablement belle, prenait place à côté d’un homme à robustecarrure, dont le visage énergique exprimait une singulièreintelligence.

Le vieillard avait atteint les dernièreslimites de l’âge, on lui aurait donné cent ans. À dix pas, ilfaisait l’effet d’un ivoire magique.

C’était une figure calme et froide, immobilejusqu’à faire naître l’idée de la pétrification.

Ses traits avaient dû être beaux, maisl’aspect vitreux de ses prunelles faisait peur.

Il lisait, sans lunettes, d’une voix faible etplacide, un cahier ouvert devant lui et chargé de cette écriturelarge, ronde, évasée qui fait connaître les actes et contrats dudernier siècle.

Le cahier, cependant, ne datait pas de siloin. C’était la main de l’écrivain qui avait cent ans.

Les autres assistants écoutaient.

– Mes enfants, dit le vieillard, interrompantsa lecture au moment où il achevait le préambule de son acte, jevous prie de m’accorder une scrupuleuse attention. Les affairessont les affaires. Je suis fâché que l’héritier de l’infortuné filsde Louis XVI ne soit point ici, car il s’agit spécialement de sesintérêts, et le présent travail lui est dû en grande partie.

Avant que ces mots : « fils de LouisXVI », eussent été prononcés, un étranger, introduit parhasard dans ce pacifique conciliabule, aurait cru assister à uneséance commerciale ou industrielle. Cela ressemblait à quelqueconseil d’administration où cette belle personne du canapé se fûtégarée pour un motif quelconque.

J’ai vu des dames faire l’ornement de plusd’une assemblée générale.

Après que ces mots : « fils de LouisXVI », eurent été prononcés, l’intrus, changeant d’avis,aurait, certes, eu l’idée d’une de ces dévotes conspirations,organisées dans quelque trou, par des bourgeois moisis et desgentilshommes archimyopes, en faveur d’un faux prophète quelconque,Naundorf, Richemond, Pimprenelle ou Patouillet.

Les Louis XVII abondaient ; l’un d’euxpouvait bien avoir un héritier.

Et ici, la physionomie du vieillard présidentcadrait merveilleusement avec le caractère de la réunion, ainsi quela présence de cette charmante dame, gracieusement appuyée audossier du canapé.

Mais ces coquins de mots, précisément,amenèrent un sourire moqueur à toutes les lèvres, ce qui n’eûtpoint manqué de dérouter les conjectures de l’intrus.

Le vieillard parut mécontent de ces sourires,mais pas trop. Il ajouta débonnairement :

– Mes enfants, il ne faut pas se fâcher ;j’ai toujours remarqué qu’il est bon de jouer la comédie même entresoi : cela entretient. On ne saurait mettre trop de soin auxpetites choses. Les affaires sont les affaires. Du temps quej’avais le malheur de porter un déguisement, je couchais avec monfaux nez.

La belle dame montra ses dents perlées en unsourire de franche gaieté.

– Toi, Marguerite, reprit le vieil homme, tues une effrontée, mais tu me comprends, et il n’y a peut-être quetoi pour me bien comprendre, mon ange.

La belle dame hocha la tête et dit :

– Père, puisqu’il est bon de jouer la comédie,même en famille, pourquoi ne m’appelez-vous pas de mon nom dethéâtre ?

– Très bien ! madame la comtesse deClare ! Vous avez raison et vous irez loin, si votre comte nevous écrase pas la tête d’un coup de talon, en route.

– Je suis là ! murmura l’homme ducanapé.

– C’est juste, et tu es un rude coquin,Toulonnais, mon fils, dit le vieil homme, qui partagea un paternelsourire entre lui et la comtesse. Travaillez bien, amusez-vousbien, la vie n’a qu’un temps, et ce temps passe comme un éclair. Undes assistants, figure austère et amère, dit sèchement :

– S’il vous plaît, l’ordre du jour !

– Et faisons vite, ajouta un beau grandgarçon, vêtu avec élégance, dont les traits pâles accusaient unenuit de fatigue ou d’orgie.

Le vieillard répliqua, sans rien perdre de laplacidité de son accent :

– Monsieur l’abbé, nous sommes à voscommandements et toi, Corona, mon neveu, la paix ! Un de cesmatins, nous nous expliquerons au sujet de ma petite Fanchette, quetu ne rends pas heureuse, et qui t’étranglera quelque nuit dans tonlit. Ah ! ah ! neveu, gare à toi ! ce sera bienfait !

Celui qu’on appelait Corona haussa lesépaules, mais il devint plus pâle.

Mes lecteurs d’habitude et ceux qui, parfortune, auraient parcouru les deux premières séries[2] des Habits Noirs me pardonnerontici une explication courte et nécessaire.

Le présent récit, comme action, n’a point deconnexité avec les deux autres dont il n’est en aucune façon lasuite. Les seuls personnages communs aux trois drames sont lesHabits Noirs eux-mêmes.

Les gens rassemblés dans cette chambre, cevénérable et doux vieillard, cette femme élégante et souverainementdistinguée, son compagnon à l’énergique regard, M. l’abbé, lecomte Corona et les autres étaient les Habits Noirs ou du moinsl’état-major de cette criminelle association, organisée sifortement, conduite si habilement, qu’après avoir épouvanté deuxgrands pays pendant les trois quarts d’un siècle, elle n’a laissédans nos fastes judiciaires qu’une trace insignifiante.

L’affaire relatée dans les causes célèbres,sous ce titre : Les Habits Noirs, n’eut en effet pourhéros que les comparses d’une puissante affiliation, que lesgoujats d’une terrible armée.

Il y a à parier même que les Habits Noirs denos causes célèbres étaient des contrefacteurs. Rien dans le procèsne prouve qu’ils appartenaient à la redoutable frairie duscapulaire corse.

Si j’en parle si net, c’est que je sais. Ilfaut me pardonner : c’est tout ce qui m’est resté de mon longet triste voyage autour de la préfecture de police.

Là – au lieu même qui fait le titre de celivre –, dans la rue de Jérusalem, en une maison qu’il ne m’estpoint permis de désigner, car la maison a laissé des souvenirs etl’homme est presque célèbre, je rencontrai un homme, vivantrépertoire de ce qui touche aux Habits Noirs.

Un Corse, un serviteur de la maisonBozzo-Corona – un Habit-Noir.

Qu’on me pardonne ce que j’ai écrit et aussice que j’écrirai sans doute, car il y a dix romans encore dans lessouvenirs à moi laissés par cet homme.

Cela dit, je résume en peu de mots ce qu’ilfaut savoir pour comprendre.

Les Habits Noirs viennent d’Italie. LesVeste Nere (2e camorra de Naples et desAbruzzes) étaient connues dès le milieu du dernier siècle. Leurchef, Frère-Diable (Fra Diavolo) était immortel à la façon desPharaons d’Égypte. Les hommes tombaient, le nom restait debout. Letitre de Fra Diavolo était : Il Padre d’ogni(le Père-à-tous).

Le dernier Père-à-tous de la 2ecamorra, qui combattit longtemps, refoulé dans les Calabres,pendant les guerres de l’Empire, avait nom le colonel Bozzo. Il futexécuté à Naples, dit l’histoire, en 1806.

Mais les bonnes gens du pays de Sartène, enCorse, savent bien à quoi s’en tenir à cet égard. En 1807, lecolonel Bozzo, qui avait déjà les cheveux blancs, vint prendre sesquartiers dans les souterrains du fameux couvent de la Merci, oùles chefs des Camorre avaient fait tant de belles etbonnes orgies. On l’appelait Il Padre d’ogni etFra Diavolo comme devant.

Et il est avéré qu’en 1842, année où, pour ladernière fois, l’association donna signe de vie, le couvent de laMerci, sous Sartène, était encore le refuge des Habits Noirs deFrance et des Black Coats d’Angleterre.

Par quelle filière cependant et selon quellemétamorphose les sauvages bandits de l’Apennin étaient-ils devenuschez nous ces malfaiteurs cauteleux, ces diplomatiques coquins,liant une affaire avec des habiletés miraculeuses et faisant servirle Code lui-même à la réussite de leurs desseins ?

Les choses changent selon les lieux ; leshommes font comme les choses. La géographie a des lois absolues.Dans les sentiers ouverts de la montagne, la violence ; dansles rues encombrées des villes, l’adresse.

C’est ainsi, prétend un philosophe, que lesloups tombèrent au rang des chiens par l’éducation et laculture.

Mais dans le principe même de l’association,et lorsque les veste nere de la 2e camorran’étaient que de rudes brigands, leur dogme avait déjà quelquechose de raffiné. Ils disaient, et c’était le seul commandement deleur catéchisme : Payer la loi.

Payer la loi, c’était pour eux, semettre sous la sauvegarde du droit romain qui n’a jamais cesséd’être en vigueur au-delà des Alpes et qui régit encore la Francesous l’autorité du Code Napoléon.

Payer la loi, c’était se faire unbouclier de l’axiome vénérable : « Non bis inidem. » On ne peut pas punir deux coupables pour le mêmefait.

La loi tient ses comptes en partie doublecomme toute honnête personne qui a un doit et un avoir. Pour laloi, le problème se pose toujours ainsi, le lendemain ducrime : – Doit X, l’inconnu, à tel meurtre ou à tel vol.

Il s’agit de dégager X, de mettre la main surl’inconnu pour balancer la faute par le châtiment.

Le compte est alors réglé, le bilan a reprisson solennel équilibre : on n’y peut plus revenir.

Payer la loi, c’était fournir uncoupable à la justice pour chaque crime commis.

La justice avait son dû, et cela ne coûtaitaux Habits Noirs qu’un crime commis en plus. Tout le monde étaitcontent, sauf les morts.

Ceci étant dit ou rappelé, nous reprenonsnotre histoire.

Le vieil homme assis au fauteuil de laprésidence s’appelait le colonel Bozzo. Il était le Père-à-tous desHabits Noirs. Il avait été pendu à Naples.

L’homme assis sur le canapé était son anciensecrétaire, Toulonnais l’Amitié, un déterminé malfaiteur, qui avaitdans Paris une position et une célébrité, sous le nom deM. Lecoq de La Perrière, agent d’affaires.

Le beau cavalier un peu ruiné de santé à quile Père avait parlé de « sa petite Fanchette » était lecomte Bozzo-Corona, petit-gendre du colonel. Sa femme, lamalheureuse et belle comtesse Corona avec qui il avait engagé unduel à mort, était le seul côté humain par où pût être touché lecœur de caillou du vieux Maître.

Il y avait encore l’abbé X…, prêtrerenégat ; le docteur Samuel, grande science avilie dans levice ; et Jouan, le prêteur sur gages, qui n’avait jamais eula peine de déchoir.

Quant à la femme élégante et charmante assisesur le canapé auprès de M. Lecoq, elle a été l’héroïne denotre second récit (Cœur d’Acier).Il ne restait rien, enapparence du moins, à cette fière comtesse de Clare, de l’ancienneMarguerite de Bourgogne, amour de tous les Buridan du quartier desécoles.

Nous n’avons plus qu’un seul mot àajouter : quel que soit l’effet produit par les lignes quiprécèdent, le lecteur est ici en face des plus dangereux banditsqui aient effrayé jamais les veillées parisiennes.

Au moment où le vieillard reprenait soncahier, M. Lecoq éleva la voix :

– Je dois mentionner, dit-il, que Mme lacomtesse de Clare est ici pour une communication trèsimportante.

– Mes enfants, répondit le Père-à-tous, jevais vous lire mon rapport, et je vous prie d’en remarquer larédaction. J’y ai mis tous mes soins. Ce sera peut-être le dernier,vu mon grand âge. Quand j’aurai achevé, nous nous occuperons de lacommunication très importante de notre belle Marguerite. Jecommence, mes mignons ; taisez-vous.

« Le général comte de Champmas est unbrave militaire qui nous a été désigné, il y a un an, par notreexcellent collègue Nicolas, comme pouvant donner matière àspéculation. Il est très riche, et ce sont de bons biens qu’il a,au soleil. Sa famille se compose de deux filles : l’aînée,illégitime, mère inconnue ; la seconde, née dans le mariage.Mme la comtesse de Champmas est morte.

« La fille légitime est maladive et nevivra pas. Notre premier dessein à Nicolas et à moi était de porterle général à réaliser sa fortune, sous prétexte politique. Une foisses biens vendus et payés, on aurait saisi le moment pourliquider le général.

« La fillette ne comptait pas ;Toulonnais avait un jeune homme tout prêt pour payer laloi : le nommé Paul Labre qu’il a employé ultérieurementà un autre usage.

– Celui-là ne vaut plus rien, dit Lecoq ;je le donne à qui voudra le prendre. Il est brûlé.

– Sur ces entrefaites, reprit le vieillard, legénéral comte de Champmas ayant appelé près de lui sa fille aînée,l’idée d’une autre combinaison moins grossière naquit en nous.

« C’est l’exécution de ce plan, mis enœuvre avec le concours de l’association, que je vais avoirl’honneur de rapporter au conseil.

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