La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 7Suavita

 

Nous rétrogradons de quelques heures pourpénétrer enfin dans cette mystérieuse maison à deux étages, dontnous n’avons pas encore franchi le seuil, mais qui a, sans nuldoute, piqué la curiosité du lecteur, ne fût-ce que par le foulardrouge flottant comme un drapeau à son balcon.

Ainsi en est-il dans ces récits de l’histoiredu crime, où l’écrivain n’a à dépenser ni beaucoup de talent, nibeaucoup d’imagination.

Les faits sont là qui se posent d’eux-mêmes enjalons ; les personnages existent ; il ne s’agit que deménager un peu l’intérêt contenu dans ces étrangesprocès-verbaux.

Au premier étage de cette maison du quai desOrfèvres, qui faisait face, à la fois à la lucarne de notre pauvreami Paul Labre et à la fenêtre sud-ouest de la tour du coin où JeanLabre venait d’être assassiné, habitait la famille du général comtede Champmas, prisonnier d’État.

La famille du général, veuf depuis plusieursannées, se composait seulement de deux filles.

Lors de sa condamnation, qui avait eu lieu àla suite des événements que nous avons rapportés, vers la fin de1833, le général n’avait pas eu à s’occuper de ses filles. Ellesrestaient tout naturellement à la garde de leur tante,Mlle Reine de Champmas, laquelle entourait son frère d’uneaffection telle que jamais elle n’avait voulu se marier.

Il n’avait fallu rien moins que cetteaffection véritablement profonde pour amener Mlle Reine àconserver la direction de la maison de son frère malgré l’intrusiond’une jeune fille étrangère qui vint s’établir à l’hôtel, peu demois après la mort de la comtesse, et que le général présenta toutd’abord comme étant Mlle de Champmas.

Suavita, la plus jeune fille du général, lafille unique de Mme la comtesse, avait alors onze ans. Sonpère l’adorait, mais elle avait eu une enfance souffrante etincessamment menacée ; le général était frappé de l’idée qu’illa perdrait.

L’autre, celle qui venait on ne savait d’où,fruit de quelque aventure de jeunesse, se nommait Ysole, et avaitalors quinze ans. Aux reproches de sa sœur, chagrine et presqueindignée de voir arriver cette étrangère qui allait partager lesdroits de l’enfant légitime, le général avait répondu :

– Dieu m’a pris ma femme qui était unange ; Suavita est un ange que Dieu me prendra. Laissez-moihabituer celle-ci à m’aimer pour que je ne reste pas seul sur laterre.

Il expliqua alors que feu la comtesse, loin,d’ignorer l’existence de cette enfant, déjà reconnue, lors de sonmariage, avait consenti à la légitimer par contrat secret, à lacondition qu’elle n’habiterait point la maison paternelle.

La bonne tante Reine, soumise et dévouée,n’avait pas résisté longtemps. Non seulement elle n’avait pointtenu rigueur à la fille naturelle de son frère bien-aimé, mais latendresse était venue peu à peu et dans les derniers mois de savie, elle s’était faite la complice du général pour assurercomplètement la position d’Ysole.

Il faut dire qu’Ysole était une jeune personneaccomplie : belle, douce, spirituelle, brillante, et poussantla séduction jusqu’au charme.

Du vivant de Mme la comtesse, et tout enla tenant éloignée de la maison, le général n’avait jamais négligéson éducation. Ysole avait été élevée dans un de ces couventsfashionable d’où sortent tant de jolies merveilles. Ellesavait tout ce qui se peut apprendre, et comme l’esprit, la grâce,l’élégance semblaient innés en elle, l’excellente sœur du généralse serait fait un scrupule de conscience de ne point la déclarerparfaite.

Nous avons dû constater déjà que la famille deChampmas était puissamment riche ; mais, à la suite de sonprocès politique, le général avait vu mettre ses biens personnelssous le séquestre. Il y avait déjà longtemps que ses filles et sasœur avaient abandonné l’hôtel de son nom pour vivre en province ouchez des parents.

Depuis six mois que la tante Reine étaitmorte, on avait séparé les deux jeunes filles.

Ysole demeurait chez une parente éloignée deM. de Champmas, qui avait nom Mme la comtesse deClare, et Suavita était, à son tour, au couvent.

Par le fait, le général n’avait plus demaison, quoiqu’un certain nombre de vieux serviteurs de la famillerestassent groupés autour d’Ysole.

Mme la comtesse de Clare, fort bellepersonne qui occupait une position nouvellement conquise et un peumystérieuse dans le monde légitimiste, avait été choisie par legénéral à l’exclusion de parents plus proches et d’amis plusintimes : on ne savait pas bien pourquoi. Ceux quis’intéressaient à la famille de Champmas caractérisaient lasituation par le mot « provisoire » qui était alors fortà la mode.

Évidemment les choses devaient changer, etpeut-être le plus naturellement du monde, car le procès, c’étaitl’avis public, avait été conduit avec une rigueur passionnée, etl’intérêt de l’autorité supérieure était d’aller vers laclémence.

Avant de poursuivre notre récit, un mot encoresur cette comtesse de Clare qui devait être, quelques années plustard, une des étoiles du firmament parisien. Son mari étaitvéritablement comte et de la meilleure noblesse : il avait nomChrétien Joulou du Bréhut. Nous avons raconté fort au longl’histoire de son mariage dans une de nos dernièrescompositions[1].

Ce brillant et chevaleresque nom de Clare,ajouté au nom un peu obscur et très bretonnant de Joulou du Bréhut,aurait certes pu donner matière à contestation. Mais le général ducde Clare, seul représentant de la maison quasi souveraine deFitz-Roy, loin de réclamer, avait noué des relations avec la bellecomtesse. Joulou du Bréhut et Fitz-Roy de Clare s’étaient alliésune fois vers 1700 et tant. Les titres produits parurent suffisantsà M. le duc.

Mme la comtesse avait d’autres bellesconnaissances et dans des camps fort divers. M. Schwartz, lebanquier à la mode, la portait aux nues ; elle était lafavorite du fameux colonel Bozzo, le saint de la rue Thérèse, quiachevait sa longue et pure carrière, entouré du respect detous.

Et pourtant, je ne sais quelles rumeursallaient et venaient. On s’étonnait que M. de Champmaseût confié ses filles à cette belle créature qui était née, enquelque sorte, le jour de sa première entrée dans un salon dufaubourg Saint-Germain, au bras du comte Joulou du Bréhut, et dontpersonne ne connaissait le passé.

Le premier étage de la maison du quai desOrfèvres était loué au nom du comte de Champmas et depuis un moisseulement. Nous ajouterons tout de suite que, le même jour,précisément, on avait loué le second étage au nom du vicomteAnnibal Gioja des marquis Pallante, jeune Italien fort bien reçuchez la belle comtesse.

Il était cinq heures du soir environ. Danscette chambre du premier étage, dont Paul Labre avait regardé sisouvent, ce soir, les persiennes fermées, une jeune fille, uneenfant plutôt, était couchée sur une chaise longue et semblaitsommeiller. Elle était pâle comme une vierge de cire. Ses cheveuxblonds éparpillaient leurs boucles sur le coussin et ses cilsbruns, demi-clos, laissaient glisser un paresseux rayon.

Elle paraissait avoir treize ou quatorze ans àpeine, quoiqu’elle eût la taille d’une femme. Sa beauté était d’unange – mais de ces anges qui n’ont fait qu’effleurer la terre etqui vont remonter au ciel.

C’était la plus jeune des filles deM. de Champmas, sa fille légitime. Sa mère amoureuse luiavait donné le nom de Suavita.

Auprès de la chaise longue une vieilleservante en deuil était assise et veillait.

– Je ne l’aime pas, dit tout à coup Suavitad’une voix languissante et douce.

Ses yeux étaient fermés. La vieille servante,qui crut à un rêve, demanda tout bas :

– Dormez-vous, chérie ?

– Non, répondit l’enfant, dont les longs cilsse relevèrent un peu. Je pense à la comtesse. Elle est pourtantfort belle.

– Et vous ne l’aimez pas ?

– Non. J’ai beau faire !

– Elle a été bonne pour vous, cependant.

– C’est vrai. Là-bas, au couvent, lesreligieuses sont bonnes aussi, et je les aime.

Un geste frileux dont la servante connaissaitbien la signification la fit lever. Elle ramena sur les pieds de lajeune malade la couverture de soie ouatée qui l’entourait.

– Merci, Jeannette, dit Suavita. J’ai toujoursfroid. Je ne souffre pas beaucoup, mais je crois que je suis bienmalade.

Jeannette essaya de sourire. Elle avait deslarmes plein les yeux.

– Quelle idée ! balbutia-t-elle, vousgrandissez, voilà tout. Vous êtes si grande que je n’ose plus voustutoyer. Et cela fatigue de grandir.

Les paupières de Suavita se fermèrent tout àfait, pendant qu’elle murmurait :

– Oui, cela fatigue. Je suis faible,faible…

– J’étais ainsi quand je grandissais, repritJeannette.

– Et tu es bien forte maintenant. Est-ce quema sœur Ysole a été aussi comme cela quand ellegrandissait ?

– Sans doute… commença la servante.

Elle interrompit ce pieux mensonge pourajouter en elle-même :

– Celles-là sont comme les branches d’en basqui mangent les arbres au pied et qui profitent ! La bâtarde apris toute la sève.

Rarement, les vieux serviteurs sont du partides intrus.

– Quand ma sœur Ysole aura l’âge, poursuivitSuavita doucement, c’est elle qui sera ma maîtresse.Mme de Clare s’en ira et nous serons bien heureuses.

« Mais, s’interrompit-elle avec un sijoyeux élan qu’un peu de sang rose revint à la pâleur de sa joue,père chéri nous sera revenu bien avant ce temps-là !

– Est-ce qu’il y a de bonnes nouvelles ?demanda vivement la servante.

– Je crois bien ! répondit Suavita avecune égale vivacité.

Elle s’arrêta pour ajouter :

– C’est un grand secret. Ysole me gronderaitsi je le disais.

– Mamselle Ysole ! grondermademoiselle ! prononça lentement Jeannette.

Et la manière dont nous écrivons diversementce même mot ne suffit point à rendre la différence emphatique queJeannette avait mise entre le premier mademoiselle et le secondmademoiselle.

Manifestement, et quoi qu’on pût faire, il n’yavait pour Jeannette qu’une seule demoiselle de Champmas.

– Comme tu dis cela ! reprit la jeunefille avec reproche. Tu m’aimes trop, vois-tu, et cela fait que tun’aimes pas assez ma sœur Ysole.

Un mot vint à la lèvre de la vieille servante,qui se retint et garda le silence. Suavita continuait :

– Moi, je l’aime bien ! oh ! maisbien, bien ! Celles qui n’ont pas de sœur me font pitié. Quandelle vient me voir au couvent, tout le monde dit : Comme elleest jolie ; alors, je suis heureuse…

« Ah ! fit-elle, car les idées nefaisaient que passer dans son pauvre esprit affaibli, j’étais fièreaussi de maman chérie. Et ma tante Reine, comme elle megâtait ! mon Dieu ! Toutes celles qu’on aime s’en vont.Si on me disait un jour : Tu ne reverras plus Ysole…

Elle frissonna de la tête aux pieds, tandisque Jeannette grommelait amèrement :

– Pas de danger que celle-là s’enaille !

– Eh bien ! dit la fillette, qui poussaun grand soupir en essayant de se retourner sur sa chaise longue,ces persiennes fermées empêchent le jour de me blesser les yeux,mais j’aimerais voir au-dehors.

– Ici, répliqua la servante, on ne voit pasgrand-chose par les fenêtres : des masures sales et desbureaux qui ressemblent à des prisons.

– Il y a un jardin… et de l’autre côté dujardin…

– Ah ! ah ! fit Jeannette, qu’est-ceque c’est auprès du jardin de l’hôtel de Champmas ! Voilà unparadis !

Suavita poursuivit comme si on ne l’eût pointinterrompue :

– Et de l’autre côté du jardin, une vieilletour… deux tours, en comptant la petite où est la fenêtre du jeunehomme.

Jeannette se prit à écouter, étonnée etinquiète.

– On dit que les enfants malades sont presquedes grandes personnes, pensa-t-elle.

Suavita continuait :

– Depuis que je suis ici, je n’avais jamais vuâme qui vive à la fenêtre de la grande tour, mais aujourd’hui…

Au lieu de poursuivre, elle mit sa mainau-devant de ses yeux – une pauvre main transparente et si blanchequ’on eût dit de l’albâtre. Cette main tremblait.

– Aujourd’hui ? répéta Jeannette,curieuse.

– Il y a des moments, dit l’enfant avecfatigue, où je ne sais plus bien si j’ai rêvé ou si j’ai vu… maisj’ai encore froid dans les veines en y pensant. Je ne me souvienspas d’avoir eu jamais si grand-peur… Approche-toi, je vais tedire.

Jeannette obéit.

– Plus près encore, et tiens mes mains dans tamain. Aujourd’hui, j’ai vu, j’en suis sûre, un homme… Oh ! siun homme pareil pouvait pénétrer jusqu’ici, je crois que jemourrais de frayeur !

Elle frissonnait de tous ses membres et sesyeux grands ouverts s’égaraient.

– Chérie ! chérie ! dit Jeannetteque l’effroi prenait, vous avez eu un cauchemar à l’heure de votreaccès…

– Non. Rassure-moi autrement : j’ai vu,je suis sûre d’avoir vu une figure terrible, des bras énormes, etl’homme regardait de ce côté ; dis-moi plutôt que nous sommesbien gardées. Est-ce qu’un homme semblable pourrait arriver jusqu’àmoi, Jeannette ?

– Assurément non, répondit la servante,convaincue, cette fois, que l’enfant disait la vérité. Ce n’estplus comme à l’hôtel de Champmas où nous étions quatorze gens deservice, mais il en reste encore quatre : Madeleine qui estaussi robuste qu’un garçon, Pierre et Baptiste qui sont solidestous deux. Et d’ailleurs, nous sommes si près de laPréfecture ! Chaque fois qu’on me montre un passant dans larue, on me dit : C’est un inspecteur. Et les sergents deville ! On n’aurait qu’à japper tout bas : À lagarde ! pour voir la maison pleine de secours.

En écoutant cela, Suavita, rassurée, se mit àsourire.

– Je suis folle, pensa-t-elle à haute voix.Pourquoi viendrait-il, d’ailleurs ? Il avait à la main unepioche comme les paysans, là-bas, au château. Mais je n’ai pasregardé longtemps, parce que le jeune homme qui demeure auprès dela tour est venu s’accouder à sa croisée. Ses yeux étaient tournésvers moi ; j’ai cru qu’il me voyait. Si tu savais comme il al’air triste !… Mon père est riche, n’est-ce pas,Jeannette ?

– Il l’était…

– Et il le sera encore. Oh ! tu ne saispas tout… et moi j’ai promis d’être bien discrète… Je dirai à monpère que ce jeune homme est malheureux… Mais peut-être nevoudrait-il pas d’argent, car il a de beaux yeux sifiers !

Jeannette, qui avait d’abord froncé lesourcil, baissa ses paupières mouillées. Elle se disait :

– Pauvre chère enfant ! sa fièvre vit derêves.

La porte s’ouvrit brusquement, et Suavitapoussa un petit cri de joie.

– Ysole ! dit-elle, ma sœur !

Une jeune fille de seize à dix-sept ans,admirablement belle et gracieuse, venait de franchir le seuil.

Elle traversa la chambre et vint mettre unbaiser caressant sur le front de Suavita ranimée.

Puis elle se tourna vers Jeannette qui avait,d’instinct, reculé son siège.

– Vous pouvez partir, ma fille, dit-ellefroidement, mais avec bonté.

– Demain matin… commença la servante.

– Non, ce serait un jour de perdu. J’ai prismes mesures, et c’est moi qui serai la gardienne de Suavita jusqu’àvotre retour.

– Quel bonheur ! s’écria la fillette enjoignant ses pauvres mains pâles.

Il y avait un vague soupçon dans les yeux deJeannette.

– Vous m’avez dit que votre frère, malade,désirait vous voir, reprit Ysole. Je vous donne vingt-quatreheures, c’est à prendre ou à laisser.

Jeannette murmura un « merci,mademoiselle », qui sembla lui écorcher la bouche au passage,puis elle porta jusqu’à ses lèvres les deux mains de Suavita etsortit.

Ysole la regarda s’éloigner, puis elle mit undoigt sur sa bouche souriante dont le frais incarnat éclatait commeune fleur.

Elle se pencha vers l’enfant qu’elle serratendrement dans ses bras en disant :

– Chut ! il fallait la renvoyer.Madeleine, Pierre et Baptiste sont aussi dehors. J’ai eu besoind’adresse pour faire tout cela moi seule.

L’enfant riait, confiante.

– Tu n’auras pas peur ? continuaYsole.

– Puisque tu me gardes…

Ysole la souleva et lui dit dans unbaiser :

– Écoute, c’est aujourd’hui le grand jour.Personne ne doit être dans notre secret. Ce soir, nous allonsembrasser notre père.

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