La Rue de Jérusalem – Les Habits Noirs – Tome III

Chapitre 6Maintenon normande

 

Mathurine Goret fit blanchir à la chauxl’intérieur de sa petite ferme ; elle mit Vincent Goret, sonfils unique, valet de charrue, pour le pain, à cinq lieues de là,et le menaça de lui casser les deux bras s’il ne se coupait pas lalangue au ras de la gorge.

On la vit à la messe de Mortefontaine avec unegrosse bague d’or où il y avait des fleurs de lys ; elle avaitune tabatière toute neuve, ornée d’un portrait. Quand elle buvait,elle s’enfermait pour ne point parler trop.

Elle n’était plus reconnaissable : ellealla une fois jusqu’à se laver les mains devant la misérableservante qui mourait de faim chez elle. Une autre fois, elle fitvenir le maréchal qui lui arracha, avec ses tenailles, de grospoils de barbe grise qu’elle avait au menton.

Elle devenait coquette à vue d’œil, MathurineGoret.

Et prodigue aussi, car elle fit dire desneuvaines à la paroisse ; on ne sut jamais pour qui ni pourquoi.

Dieu sait qu’on s’occupait de cela auxalentours, depuis le matin jusqu’au soir.

Mais l’étonnement public devait avoir bientôtde bien autres aliments.

La ferme de la Goret, située au fond d’unegorge où roulait le Husseau, petit affluent de la Mayenne, étaitdominée par une montagne rocheuse d’un aspect véritablement sauvageet que les gens du pays montraient volontiers aux touristes deParis.

La gorge elle-même avait de curieux aspectsavec ses grands plans de pierres rougeâtres, tranchant dans laverdure et sa croupe large, couverte de moissons, qui remontaientvers la forêt de La Ferté.

La Goret accosta un soir le curé deMortefontaine qui lisait son bréviaire par les chemins, et luidemanda combien il en coûterait pour avoir un chapelain.

– Avez-vous donc une chapelle où le mettre,bonne femme ? interrogea le prêtre.

Mathurine était orgueilleuse outre mesure,comme tous les êtres de sa sorte.

– J’en aurai une quand je voudrai,monsieur recteur, répondit-elle, et deux aussi, et vingt,et si l’idée me prenait d’avoir une cathédrale, faudrait que j’enaie une, ou pas de bon Dieu !

– Ne jurez pas, bonne femme, dit paisiblementle curé. Mathurine fit aussitôt le signe de la croix et croisa sesmains sur sa poitrine. Ces gens ont la religion de Louis XI, quiétait un roi normand.

– Pas moins, reprit-elle, je voudrais savoirce qu’il m’en coûterait pour avoir mon monsieur prêtre àmoi toute seule, censément, puisque c’est mon plaisir.

Mathurine mit ses deux poings sur seshanches.

– Une douzaine de cents francs, bonnefemme.

– Pas de bon Dieu ! s’écria-t-elle encolère. Aussi cher qu’un maître jardinier à la ville ! Alors,j’en ferai venir un de Saint-Maurice-du-Désert, monsieur recteur,et je l’aurai à six cents francs, sans pourboire !

Quelques jours après, on vit arriver toute unearmée de maçons étrangers au pays. Un quidam à bottes pointues, lechapeau en pain de sucre, avec de larges bords, et portant toujoursun grand carton sous le bras, les accompagnait. On dessina sur lacroupe de la colline, juste au-dessus de la ferme, une enceinteassez grande pour contenir une forteresse.

Le quidam à barbe pointue fumait des pipes enquantité.

Les maçons mirent à mal quelques pâtourettesdu voisinage.

Et une grande vilaine bête de maison s’éleva,qui avait la prétention de ressembler à un château Renaissance.

Le quidam à chapeau en pain de sucre latrouvait supérieurement belle.

À l’angle nord de la maison, une autre maisonplus petite et pareillement hideuse sortit de terre.

C’était la chapelle.

La chapelle, le château et leurs dépendancesfurent bâtis en trois ans, après quoi, le quidam au grand cartonalla fumer sa pipe ailleurs.

Il avait conscience de ressusciter l’art desjolis siècles. C’était un romantique de deux sous :précisément un de ceux qui ont tué le romantisme, cette bellechose, sous le poids écrasant de leur immense stupidité.

Mais pendant ces trois ans, que d’événementsavaient eu lieu !

La Goret n’avait plus de barbe au menton, pasun poil : elle se rasait. Elle lavait ses mains jusqu’à destrois et quatre fois par semaine, bien qu’il n’y parût point. Elleportait des coiffes à broderies et des jupes de mérinos ; elleavait des souliers, elle s’enivrait avec du vin de Madère qu’ellemélangeait avec de l’anisette pour le rendre encore meilleur.

Dans sa ferme où les maçons avaient fait desréparations, il y avait un lit d’acajou plaqué.

On avait bouché le trou punais oùmûrissait le fumier.

Deux paires de persiennes, peintes en bleuperruquier, ornaient sa chambre à coucher. C’était splendide. GoretI et Goret II se seraient pendus à voir cela.

Feu Hébrard, décédé faute de quinze sous, enaurait eu une seconde attaque de mort subite.

Et les mystères ! Il y en avait àboisseaux !

Des allées, des venues ! M. Lecoq,qui paraissait être décidément un important personnage, malgré sondéguisement de commis voyageur ; M. Lecoq de La Perrière,s’il vous plaît ! Un vieillard de cent ans, vénérable commeune relique et qu’on appelait le colonel, un docteur célèbre àParis, qui avait fait passer la sciatique de Mathurine, de la jambegauche dans la jambe droite, un comte, décoré sur toutes lescoutures, voilà les gens qui venaient voir la Goret,maintenant !

Et ils lui parlaient chapeau bas.

Car la conspiration marchait… chut !

Nous n’avons rien dit encore de laconspiration. En province, les choses les plus bouffonnes prennentparfois de grands airs sérieux. La conspiration était, s’il estpossible, encore plus drôle et plus invraisemblable que la fortuneGoret.

Mais elle ne la valait pas, à beaucoupprès.

Avant d’arriver à la conspiration, nous avonsbesoin de donner au lecteur quelques détails sur le pays où vontavoir lieu deux ou trois scènes de notre drame.

Les environs immédiats de La Ferté-Macé sontriches à l’égal des meilleures zones de la riche Normandie, mais enredescendant vers le sud et l’ouest, on trouve un quartier assezvaste qui semble avoir porté autrefois ce nom générique : leDésert. En effet, dans le parcours des deux forêts d’Andaine et deLa Ferté, nombre de villages ont conservé ce nom :Saint-Maurice-du-Désert, Saint-Patrice-du-Désert et autres.

L’aspect de la contrée est pittoresque et trèsmouvementé.

Il y a tel vallon, comme celui où se sontétablis les bains de Bagnoles, qui forme une petite Suisse enminiature, et les gorges d’Antoigny auraient une considérableréputation si elles étaient seulement situées dans le Tyrol.

C’est déjà l’Ouest ; les hobereaux nemanquent pas ; ils disputent le haut bout à quelquesindustriels. Aucune haine bien tranchée ne sépare les deux camps.La politique n’arrive pas là, comme en Bretagne, à l’état defléau.

Il ne serait pas facile d’y trouver leséléments d’une chouannerie. Là, l’idée des dévouements à quoi quece soit n’existe pas.

C’est la Normandie qui économise, maquignonneet pelote.

La féodalité a dû mourir là cent ans avant sonheure.

Mais une conspiration où, par impossible, il yaurait de l’argent à gagner, y pourrait trouver des recrues.

Les deux maisons nobles les plus considérées,c’est-à-dire les plus riches du pays, étaient le château de Clare,situé vers Antoigny, et le château de Champmas, appartenant augénéral comte du même nom.

Ce dernier manoir avait été inhabité pendantdes années.

Le château de Clare était en plein dans laconspiration. On affectait de compter aussi sur le château deChampmas, dont le maître autrefois avait subi une condamnationpolitique ; seulement le général était absent.

À défaut du général, on avait le directeur deshauts fourneaux de Cuzay, ancien élève de l’école Polytechnique,qui avait commandé une barricade à Paris en 1830, et sescinquante-deux ouvriers – des lapins ! au dire du chevalier LeCamus de La Prunelaye, pêcheur de truites à la mouche.

Après la révolution faite, le chevalier de LaPrunelaye devait être préfet de l’Orne, et M. Lefébure,l’ancien élève de l’école, avait bien voulu accepter le ministèredes Travaux publics.

Les deux fils Portier de La Grille et le neveudu Molard y étaient jusqu’au cou, ainsi que la vieille demoiselleDes Anges, qui souhaitait cinq bureaux de tabac, pour les affermertrès cher.

Deux beaux gars, ces Portier de LaGrille ! Louches tous deux, mais non pas du même œil.

Ils en voulaient au gouvernement à cause d’uncantonnier qui ne leur tirait pas son chapeau.

Le neveu du Molard désirait du vin àdiscrétion et le droit de braconner dans la forêt d’Andaine.

Poulain, l’affûteur, faisait aussi larévolution expressément contre les gendarmes et les gardeschampêtres. Il n’était pas méchant quoiqu’on l’accusât d’avoir tuésa femme d’une ruade.

Les dénombrements sont bons dans les poèmesépiques. Il nous faudrait des pages entières rien que pour inscrireles noms des conjurés.

Leur plan était bien simple : s’emparerde La Ferté-Macé où l’on devait proclamer le nouveaugouvernement.

Le chevalier de La Prunelaye avait promis quetout irait comme une lettre à la poste.

Et il y avait les cinquante-deux lapins deM. Lefébure !

Vous souriez. – Avez-vous bien regardé l’œufd’où sort une révolution ?

Si quelque lecteur objectait que lesrévolutions se font à Paris d’ordinaire, et que la paroisse deMortefontaine n’est pas précisément le cœur de la France, nousrépondrions que la routine tend à disparaître. Paris est unpréjugé. Nous décentralisons, en province, tant que nouspouvons.

D’ailleurs on n’avait point négligé Paris.

Le colonel travaillait Paris. M. Lecoqaussi, ainsi que deux jeunes gens pleins d’avenir,MM. de Cocotte et de Piquepuce.

Le chevalier Le Camus de La Prunelaye évaluaità cent cinquante mille combattants les ébénistes qu’on aurait puarmer du jour au lendemain, dans le faubourg Saint-Antoine, si onavait eu des fusils, et, s’ils avaient voulu les prendre.

M. Lefébure tenait l’armée par l’écolePolytechnique dont les anciens élèves forment un faisceauextrêmement dangereux.

On avait le vicaire de Mortefontaine pour leclergé. Les deux fils Portier de La Grille répondaient d’ungendarme retraité, à Domfront, et le neveu du Molard pesait sur lamaîtresse de poste d’Argentan.

Quant à Poulain, il allait déjeuner tous leslundis chez l’adjoint de Couterne.

Vous voyez que le fils de saint Louis étaitbien près de remonter sur le trône de ses aïeux.

Il y avait déjà des mois que ces chosescomiques s’agitaient aux environs de La Ferté-Macé, et, sous ceschoses comiques, un gros drame bien noir rampait à pas de loup.

Le drame était mené par des gens qui savaientleur monde et qui ne prenaient point, pour jouer la comédie engrange, l’accent qui conviendrait au Théâtre-Français.

Ils taillaient en plein dans le grotesque,bien sûrs qu’ils étaient de ne pouvoir aller trop loin sur cetteroute.

La conspiration, du reste, était le côtégrossier de leur trame.

Une autre pièce se jouait auprès de celle-là,qui avait au moins le mérite de l’originalité.

La chapelle était achevée, elle avait sonchapelain.

Une aile entière du grand vilain châteauRenaissance avait été rendue habitable pendant qu’on installaitdans le corps de logis et dans l’autre aile de somptueuxappartements.

Cette aile habitable avait un hôte,M. Nicolas.

Dès qu’on avait franchi le seuil de sonantichambre, M. Nicolas changeait de nom : il s’appelait« le Roi ».

Pas davantage.

Et soit que le secret le plus absolu eût étégardé par toutes les queues-rouges ayant des rôles subalternes danscette farce, soit que l’autorité fermât les yeux, le roi vivaitpaisiblement, entouré de ce qu’il fallait de mystère pour rendre lamomerie intéressante.

Le roi mangeait bien, buvait mieux etdirigeait de très haut la conspiration, dont les membres indigènesn’étaient point admis à contempler sa personne sacrée tous lesjours.

Il avait sans cesse avec lui quelqu’un desgens de Paris qui semblaient non seulement le servir avec beaucoupde respect, mais encore le surveiller d’assez près.

La Goret, outre les frais de construction etd’aménagement du château, avait déjà fourni de très grosses sommespour le bien de la conspiration. On l’avait prise par sesfaibles : l’ignorance et l’égoïsme.

La Goret donnait de l’argent pour être reinede France.

Inutile d’insister : le mot est dit danssa sincère énormité.

Ceux qui ne connaissent pas les paysanshausseront les épaules ; ceux qui connaissent les paysansseront à peine étonnés.

Singulier peuple, près de qui l’éloquence mêmeperd sa peine quand elle n’a qu’une vérité grande, claire,profitable à enseigner, mais à qui vous ferez croire, si vousfaites l’imposture bien absurde et bien grossière dans sonexpression, n’importe quelle bourde monstrueuse.

L’imposture, ici, avait été savammentcalculée ; on l’avait entourée d’une mise en scène enfantine.La Goret était dans le piège jusqu’au cou.

Elle demeurait toujours à la ferme, mais onlui avait donné « une maison » parce que, en attendantmieux, elle avait déjà rang de « duchesse àtabouret ».

Ces mots, qu’ils ne comprennent pas, ont surles paysans un inexprimable pouvoir.

M. Nicolas, le fils de saint Louis, enrécompense de ce qu’elle avait fait pour sa royale personne, luiavait donné le choix entre ces deux positions : reine mère oufemme du roi, de la main gauche, commeMme de Maintenon.

Bien entendu que cette dernière situationserait toute provisoire, M. Nicolas ne pouvant épouserpubliquement avant d’être proclamé roi, parce que cela lui ôteraitl’alliance de tous les souverains étrangers, qui n’auraient plusl’espoir de lui donner leurs filles en mariage.

La Goret avait compris cela merveilleusement.Néanmoins, elle avait choisi l’état de femme du roi, stipulantqu’aussitôt après la conquête de Paris, on ferait publier les bansà la cathédrale.

La « maison » de la Goret, duchesseprovisoire, était composée de Mme la comtesse Corona,petite-fille du colonel, de Mme la comtesse du Bréhut de Clareet de deux jeunes dames de Paris.

Elle avait pour chevalier d’honneur le vicomteAnnibal Gioja, des marquis Pallante, et pour écuyersMM. de Cocotte et de Piquepuce.

Les deux jeunes dames de Paris, Cocotte etPiquepuce, avec qui elle s’arrangeait au mieux, lui racontaient àla journée et à leur manière l’histoire deMme de Maintenon ; elle préférait les aventures deChristine de Suède, et surtout la biographie de la Grande Catherineque ces dames et ces messieurs contaient aussi fort bien.

Les mœurs de Catherine l’émerveillaientd’autant qu’on lui disait que rien n’est péché pour une reine. Ellesemait son argent de bon cœur. Malgré son âge, les passions detoute sorte s’éveillaient avec une violence étrange dans cettenature brutale et presque virile.

Elle rêvait la parodie de la grande virago duNord et y faisait même des embellissements.

Tout allait bien. On avait pris époque pour lefameux mariage de la main gauche, lorsque l’arrivée de deuxpersonnages nouveaux vint jeter un certain trouble dans le conseilprivé de M. Nicolas, fils de saint Louis.

Le général comte de Champmas revenait habiterson château avec sa fille aînée, Mlle Ysole de Champmas.

Et un jeune homme étranger au pays, le baronPaul Labre d’Arcis prenait possession d’une maison sise au bourgmême de Mortefontaine.

À dater de ce moment, le fils de saint Louisdevint invisible, même pour ses plus fidèles adhérents.

La conspiration pour rire continuait cependantd’affoler les hobereaux du pays ; le drame noir marchait dansl’ombre et l’audacieuse comédie des noces royales se poursuivait àhuis clos, entre les quatre murs du Château-Neuf.

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