Les trophées

LE TRIOMPHE DU CID

Les portes du palais s’ouvrirent toutesgrandes,
Et le roi Don Fernan sortit pour recevoir
Le jeune chef rentrant avec ses vieilles bandes.

Quittant cloître, métier, champ, taverne etlavoir,
Clercs, bourgeois ou vilains, tout le bon peupleexulte ;
Les femmes aux balcons se penchent pour mieux voir.

C’est que, vengeur du Christ que le Croissantinsulte,
Rodrigue de Bivar, vainqueur, rentre aujourd’hui
Dans Zamora qu’emplit un merveilleux tumulte.

Il revient de la guerre, et partout devantlui,
Sur son genet rapide et rayé comme un zèbre
Le cavalier berbère en blasphémant a fui.

Il a tout pris, pillé, rasé, brûlé, del’Èbre
Jusques au Guadiana qui roule un sable d’or,
Et de l’Algarbe en feu monte un long cri funèbre.

Il revient tout chargé de butin, plusencor
De gloire, ramenant cinq rois de Morérie.
Ses captifs l’ont nommé le Cid Campeador.

Tel Ruy Diaz, à travers le peuple quis’écrie,
La lance sur la cuisse, en triomphal arroi,
Rentre dans Zamora pavoisée et fleurie.

Donc, lorsque les huissiers annoncèrent :Le Roi !
Telle fut la clameur, que corbeaux et corneilles
Des tours et des clochers s’envolèrent d’effroi.

Et Don Fernan debout sous les portesvermeilles,
Un instant, ébloui, s’arrêta sur le seuil
Aux acclamations qui flattaient ses oreilles.

Il s’avançait, chargé du glorieuxaccueil…
Tout à coup, repoussant peuple, massiers et garde,
Une femme apparut, pâle, en habits de deuil.

Ses yeux resplendissaient dans sa facehagarde,
Et, sous le voile épars de ses longs cheveux roux,
Sanglotante et pâmée, elle cria : ― Regarde !

Reconnais-moi ! Seigneur, j’embrasse tesgenoux.
Mon père est mort qui fut ton fidèle homme lige ;
Fais justice, Fernan, venge-le, venge-nous !

Je me plains hautement que le Roi menéglige
Et ne veux plus attendre, au gré du meurtrier,
La vengeance à laquelle un grand serment t’oblige.

Oui, certe, ô Roi, je suis lasse delarmoyer ;
La haine dans mon cœur bout et s’irrite et monte
Et me prend à la gorge et me force à crier :

Vengeance, ô Roi, vengeance et justice plusprompte !
Tire de l’assassin tout le sang qu’il me doit ! ―
Et le peuple disait : ― C’est la fille du Comte.

Car d’un geste rigide elle montrait dudoigt
Cid Ruy Diaz de Bivar qui, du haut de sa selle,
Lui dardait un regard étincelant et droit.

Et l’œil sombre de l’homme et les yeux clairsde celle
Qui l’accusait, alors se croisèrent ainsi
Que deux fers d’où jaillit une double étincelle.

Don Fernan se taisait, fort perplexe ettransi,
Car l’un et l’autre droit que son esprit balance
Pèse d’un poids égal qui le tient en souci.

Il hésite. Le peuple attendait ensilence.
Et le vieux Roi promène un regard incertain
Sur cette foule où luit l’éclair des fers de lance.

Il voit les cavaliers qui gardent lebutin,
Glaive au poing, casque en tête, au dos la brigandine,
Rangés autour du Cid impassible et hautain.

Portant l’étendard vert consacré dansMédine,
Il voit les captifs pris au Miramamolin,
Les cinq Émirs vêtus de soie incarnadine ;

Et derrière eux, plus noirs sous leurs turbansde lin,
Douze nègres, chacun menant un cheval barbe.
Or, le bon prince était à la justice enclin :

― Il a vengé son père, il a conquisl’Algarbe ;
Elle, au nom de son père, inculpe son amant. ―
Et Don Fernan pensif se caresse la barbe.

― Que faire, songe-t-il, en un teljugement ? ―
Chimène à ses genoux pleurait toutes ses larmes.
Il la prit par la main et très courtoisement :

― Relève-toi, ma fille, et calme tesalarmes,
Car sur le cœur d’un prince espagnol et chrétien
Les larmes de tes yeux sont de trop fortes armes.

Certes, Bivar m’est cher ; c’estl’espoir, le soutien
De Castille ; et pourtant j’accorde ta requête,
Il mourra si tu veux, ô Chimène, il est tien.

Dispose, il est à toi. Parle, la hache estprête ! ―
Ruy Diaz la regardait, grave et silencieux.
Elle ferma les yeux, elle baissa la tête.

Elle n’a pu braver ce front victorieux
Qu’illumine l’ardeur du regard qui la dompte ;
Elle a baissé la tête, elle a fermé les yeux.

Elle n’est plus la fille orgueilleuse duComte,
Car elle sent rougir son visage enflammé
Moins encor de courroux que d’amour et de honte.

― C’est sous un bras loyal par l’honneur mêmearmé
Que ton père a rendu son âme — que Dieu sauve !
L’homme applaudit au coup que le prince a blâmé.

Car l’honneur de Laynez et de Laÿn leChauve,
Non moins pur que celui des rois dont je descends,
Vaut l’orgueil du sang goth qui dore ton poil fauve.

Condamne, si tu peux… Pardonne, j’yconsens.
Que Gormaz et Laynez à leur antique souche,
Voient par vous reverdir des rameaux florissants.

Parle, et je donne à Ruy, sur un mot de tabouche,
Belforado, Saldagne et Carrias del Castil. ―
Mais Chimène gardait un silence farouche.

Fernan lui murmura : ― Dis, ne tesouvient-il,
Ne te souvient-il plus de l’amour ancienne ? ―
Ainsi parle le Roi gracieux et subtil.

Et la main de Chimène a frémi dans lasienne.

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