Les trophées

LE SERREMENT DE MAINS

Songeant à sa maison, grande parmi lesgrandes,
Plus grande qu’Iñigo lui-même et qu’Abarca,
Le vieux Diego Laynez ne goûte plus aux viandes.

Il ne dort plus, depuis qu’un sang honteuxmarqua
La joue encore chaude où l’a frappé le Comte,
Et que pour se venger la force lui manqua.

Il craint que ses amis ne lui demandentcompte,
Et ne veut pas, navré d’un vertueux ennui,
Leur laisser respirer l’haleine de sa honte.

Alors il fit quérir et rangea devant lui
Les quatre rejetons de sa royale branche,
Sanche, Alfonse, Manrique et le plus jeune, Ruy.

Son cœur tremblant faisait trembler sa barbeblanche ;
Mais l’honneur roidissant ses vieux muscles glacés,
Il serra fortement les mains de l’aîné, Sanche.

Celui-ci, stupéfait, s’écria : ― C’estassez !
Ah ! vous me faites mal ! ― Et le second, Alfonse,
Lui dit : ― Qu’ai-je donc fait, père ? Vous meblessez ! ―

Puis Manrique : ― Seigneur, votre griffes’enfonce
Dans ma paume et me fait souffrir comme un damné !
― Mais il ne daigna pas leur faire de réponse.

Sombre, désespérant en son cœurconsterné
D’entrer sur un bras fort son antique courage,
Diego Laynez marcha vers Ruy, le dernier-né.

Il l’étreignit, tâtant et palpant avecrage
Ces épaules, ces bras frêles, ces poignets blancs,
Ces mains, faibles outils pour un si grand ouvrage.

Il les serra, suprême espoir, derniersélans !
Entre ses doigts durcis par la guerre et le hâle.
L’enfant ne baissa pas ses yeux étincelants.

Les yeux froids du vieillard flamboyaient. Ruytout pâle,
Sentant l’horrible étau broyer sa jeune chair,
Voulut crier ; sa voix s’étrangla dans un râle.

Il rugit : ― Lâche-moi, lâche-moi, parl’enfer !
Sinon, pour t’arracher le cœur avec le foie,
Mes mains se feront marbre et mes dix ongles fer ! ―

Le Vieux tout transporté dit en pleurant dejoie :
― Fils de l’âme, ô mon sang, mon Rodrigue, que Dieu
Te garde pour l’espoir que ta fureur m’octroie ! ―

Avec des cris de haine et des larmes defeu,
Il dit alors sa joue insolemment frappée,
Le nom de l’insulteur et l’instant et le lieu ;

Et tirant du fourreau Tizona bientrempée,
Ayant baisé la garde ainsi qu’un crucifix,
Il tendit à l’enfant la haute et lourde épée.

― Prends-là. Sache en user aussi bien que jefis.
Que ton pied soit solide et que ta main soit prompte.
Mon honneur est perdu. Rends-le moi. Va, mon fils. ―

Une heure après, Ruy Diaz avait tué leComte.

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