Poil de carotte

Chapitre 15Le bain

Comme quatre heures vont bientôt sonner, Poil de Carotte,fébrile, réveille M. Lepic et grand frère Félix qui dorment sousles noisetiers du jardin.

-Partons-nous? dit-il.

Grand frère Félix: Allons-y, porte les caleçons?

Monsieur Lepic: Il doit faire encore trop chaud.

Grand frère Félix: Moi, j’aime mieux quand il y a du soleil.

Poil de Carotte: Et tu serras mieux, papa, au bord de l’eauqu’ici. Tu te coucheras sur l’herbe.

Monsieur Lepic: Marchez devant, et doucement, de peur d’attraperla mort.

Mais Poil de Carotte modère son allure à grand peine et se sentdes fourmis dans les pieds. Il porte sur l’épaule son caleçonsévère et sans dessin et le caleçon rouge et bleu de grand frèreFélix. La figure animée, il bavarde, il chante pour lui seul et ilsaute après les branches. Il nage dans l’air et il dit à grandfrère Félix:

-Crois-tu qu’elle sera bonne, hein? Ce qu’on va gigoter!

-Un malin! répond grand frère Félix, dédaigneux et fixé.

En effet, Poil de Carotte se calme tout à coup.

Il vient d’enjamber, le premier, avec légèreté, un petit mur depierres sèches, et la rivière brusquement apparue coule devant lui.L’instant est passé de rire.

De reflets glacés miroitent sur l’eau enchantée. Elle clapotecomme des dents claquent et exhale une odeur fade.

Il s’agit d’entrer là dedans, d’y séjourner et de s’y occuper,tandis que M. Lepic comptera sur sa montre le nombre de minutesréglementaires. Poil de Carotte frissonne. Une fois de plus soncourage, qu’il excitait pour le faire durer, lui manque au bonmoment, et la vue de l’eau, attirante de loin, le met endétresse.

Poil de Carotte commence de se déshabiller, à l’écart. Il veutmoins cacher sa maigreur et ses pieds, que trembler seul, sanshonte.

Il ôte ses vêtements un à un et les plies avec soin sur l’herbe.Il noue ses cordons de souliers et n’en finit plus de les dénouer.Il met son caleçon, enlève sa chemise courte et, comme iltranspire, pareil au sucre de pomme qui poisse dans sa ceinture depapier, il attend encore un peu.

Déjà grand frère Félix a pris possession de la rivière et lasaccage en maître. Il la bat à tour de bras, la frappe du talon, lafait écumer, et, terrible, au milieu, chasse vers les bords letroupeau des vagues courroucées.

-Tu n’y penses plus, Poil de Carotte? demande monsieurLepic.

-Je me séchais, dit Poil de Carotte. Enfin il se décide, ils’assied par terre, et tâte l’eau d’un orteil que ses chaussurestrop étroites ont écrasé. En même temps, il se frotte l’estomac quipeut-être n’a pas fini de digérer. Puis il se laisse glisser lelong des racines.

Elles lui égratignent les mollets, les cuisses, les fesses.Quand il a de l’eau jusqu’au ventre, il va remonter et se sauver.Il lui semble qu’une ficelle mouillée s’enroule peu à peu autour deson corps, comme autour d’une toupie. Mais la motte où il s’appuiecède, et Poil de Carotte tombe, disparaît, barbote et se redresse,toussant, crachant, suffoqué, aveuglé, étourdi.

-Tu plonges bien, mon garçon, lui dit monsieur Lepic.

-Oui, dit Poil de Carotte, quoique je n’aime pas beaucoup ça.L’eau reste dans mes oreilles, et j’aurai mal à la tête.

Il cherche un endroit où il puisse apprendre à nager,c’est-à-dire faire aller ses bras, tandis que ses genoux marcherontsur le sable.

-Tu te presses trop, lui dit M. Lepic. N’agite donc pas tespoings fermés, comme si tu t’arrachais les cheveux. Remue tesjambes qui ne font rien.

-C’est plus difficile de nager sans se servir des jambes, ditPoil de Carotte.

Mais grand frère Félix l’empêche de s’appliquer et le dérangetoujours.

-Poil de Carotte, viens ici. Il y en a plus creux. Je perdspied, j’enfonce. Regarde donc. Tiens: tu me vois. Attention: tu neme vois plus. A présent, mets-toi là vers le saule. Ne bouge pas.Je parie de te rejoindre en dix brassées.

-Je compte, dit Poil de Carotte grelottant, les épaules hors del’eau, immobile comme une vraie borne. De nouveau, il s’accroupitpour nager. Mais grand frère Félix lui grimpe sur le dos, pique unetête et dit:

-A ton tour, si tu veux, grimpe sur le mien.

-Laisse-moi prendre ma leçon tranquille, dit Poil deCarotte.

-C’est bon, crie M. Lepic, sortez. Venez boire chacun une gouttede rhum.

-Déjà! dit Poil de Carotte.

Maintenant il ne voudrait plus sortir. Il n’a pas assez profitéde son bain. L’eau qu’il faut quitter cesse de lui faire peur. Deplomb tout à l’heure, à présent de plume, il s’y débat avec unesorte de vaillance frénétique, défiant le danger, prêt à risquer savie pour sauver quelqu’un, et il disparaît même volontairement sousl’eau, afin de goûter l’angoisse de ceux qui se noient.

-Dépêche-toi, s’écrie M. Lepic, ou grand frère Félix boira toutle rhum.

Bien que Poil de Carotte n’aime pas le rhum, il dit:

-Je ne donne ma part à personne.

Et il boit comme un vieux soldat.

Monsieur Lepic: Tu t’es mal lavé, il reste de la crasse à teschevilles.

Poil de Carotte: C’est de la terre, papa.

Monsieur Lepic: Non, c’est de la crasse.

Poil de Carotte: Veux-tu que je retourne, papa?

Monsieur Lepic: Tu ôteras ça demain, nous reviendrons.

Poil de Carotte: Veine! Pourvu qu’il fasse beau!

Il s’essuie du bout du doigt, avec les coins secs de laserviette que grand frère Félix n’as pas mouillés, et la têtelourde, la gorge raclée, il rie aux éclats, tant son frère et M.Lepic plaisantent drôlement ses orteils boudinés.

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