Poil de carotte

Chapitre 8La carabine

M. Lepic dit à ses fils:

-Vous avez assez d’une carabine pour deux. Des frères quis’aiment mettent tout en commun.

-Oui, papa, répond grand frère Félix, nous nous partagerons lacarabine. Et même il suffira que Poil de Carotte me la prête detemps en temps.

Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.

M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande:

-Lequel des deux la portera le premier? Il semble que ce doitêtre l’aîné.

Grand frère Félix: Je cède l’honneur à Poil de Carotte. Qu’ilcommence!

Monsieur Lepic: Félix, tu te conduis gentiment, ce matin. Jem’en souviendrai.

M. Lepic installe la carabine sur l’épaule de Poil deCarotte.

Monsieur Lepic: Allez, mes enfants, amusez-vous sans vousdisputer.

Poil de Carotte: Emmène-t-on le chien?

Monsieur Lepic: Inutile. Vous ferez le chien chacun à votretour. D’ailleurs, des chasseurs comme vous ne blessent pas: ilstuent raide.

Poil de Carotte et grand frère Félix s’éloignent. Leur costumesimple est celui de tous les jours. Ils regrettent de n’avoir pasde bottes, mais M. Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseurles méprise. La culotte de vrai chasseur traîne sur les talons. Ilne retrousse jamais. Il marche ainsi dans la patouille, les terreslabourées, et des bottes se forment bientôt, montent jusqu’auxgenoux, solides, naturelles, que la servante a la consigne derespecter.

-Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frèreFélix.

-J’ai bon espoir, dit Poil de Carotte.

Il éprouve une démangeaison au défaut de l’épaule et se refused’y coller la crosse de son arme à feu.

-Hein! dit grand frère Félix, je te la laisse porter tout tonsoûl!

-Tu es mon frère, dit Poil de Carotte.

Quand une bande de moineaux s’envole, il s’arrête et fait signea grand frère Félix de ne plus bouger. La bande passe d’une haie àl’autre. Le dos voûté, les deux chasseurs s’approchent sans bruit,comme si les moineaux dormaient. La bande tient mal, et pépiante,va se poser ailleurs. Les deux chasseurs se redressent; grand frèreFélix jette des insultes. Poil de Carotte, bien que son coeurbatte, paraît moins impatient. Il redoute l’instant où il devraprouver son adresse. S’il manquait! Chaque retard le soulage. Or,cette fois, les moineaux semblent l’attendre.

Grand frère Félix: Ne tire pas, tu es trop loin.

Poil de Carotte: Crois-tu?

Grand frère Félix: Pardine! Ça trompe de se baisser. On sefigure qu’on est dessus; on en est très loin.

Et grand frère Félix se démasque afin de montrer qu’il a raison.Les moineaux, effrayés, repartent.

Mais il en reste un, au bout d’une branche qui plie et lebalance. Il hoche la queue, remue la tête, offre son ventre.

Poil de Carotte: Vraiment, je peux le tirer, celui-là, j’en suissûr.

Grand frère Félix: Ote-toi voir. Oui, en effet, tu l’as beau.Vite, prête-moi ta carabine.

Et déjà Poil de Carotte, les mains vides, désarmé, bâille: à saplace, devant lui, grand frère Félix épaule, vise, tire, et lemoineau tombe.

C’est comme un tour d’escamotage. Poil de Carotte tout à l’heureserrait la carabine sur son coeur. Brusquement, il l’a perdue, etmaintenant il la retrouve, car grand frère Félix vient de la luirendre, puis, faisant le chien, court ramasser le moineau etdit:

-Tu n’en finis pas, il faut te dépêcher un peu.

Poil de Carotte: Un peu beaucoup.

Grand frère Félix: Bon, tu boudes!

Poil de Carotte: Dame, veux-tu que je chante?

Grand frère Félix: Mais puisque nous avons le moineau, de quoite plains-tu? Imagine-toi que nous pouvions le manquer.

Poil de Carotte: Oh! moi…

Grand frère Félix: Toi ou moi, c’est la même chose. Je l’ai tuéaujourd’hui, tu le tueras demain.

Poil de Carotte: Ah! demain.

Grand frère Félix: Je te le promets.

Poil de Carotte: Je sais? tu me le promets, la veille.

Grand frère Félix: Je te le jure; es-tu content?

Poil de Carotte: Enfin!… Mais si tout de suite nous cherchionsun autre moineau; j’essaierais la carabine.

Grand frère Félix: Non, il est trop tard. Rentrons, pour quemaman fasse cuire celui-ci. Je te le donne. Fourre-le dans tapoche, gros bête, et laisse passer le bec.

Les deux chasseurs retournent à la maison. Parfois ilsrencontrent un paysan qui les salue et dit:

-Garçons, vous n’avez pas tué le père, au moins?

Poil de Carotte, flatté, oublie sa rancune. Ils arrivent,raccommodés, triomphants, et M. Lepic, dès qu’il les aperçoit,s’étonne:

-Comment, Poil de Carotte, tu portes encore la carabine! Tu l’asdonc portée tout le temps?

-Presque, dit Poil de Carotte.

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