Poil de carotte

Chapitre 24Le porte-plume

L’institution Saint-Marc, ou M. Lepic a mis grand frère Félix etPoil de Carotte, suit les cours du lycée. Quatre fois par jour lesélèves font la même promenade, très agréable dans la belle saison,et, quand il pleut, si courte que les jeunes gens se rafraîchissentplutôt qu’ils ne se mouillent, elle leur est hygiénique d’un bout àl’autre.

Comme ils reviennent du lycée ce matin, traînant les pieds etmoutonniers, Poil de Carotte, qui marche la tête basse, entenddire:

-Poil de Carotte, regarde ton père là-bas!

M. Lepic aime surprendre ainsi ses garçons. Il arrive sansécrire, et on l’aperçoit soudain, planté sur le trottoir d’en face,au coin de la rue, les mains derrière le dos, une cigarette à labouche.

Poil de Carotte et grand frère Félix sortent des rangs etcourent à leur père.

-Vrai! dit Poil de Carotte, si je pensais à quelqu’un, cen’était pas à toi.

-Tu penses à moi quand tu me vois, dit M. Lepic.

Poil de Carotte voudrait répondre quelque chose d’affectueux. Ilne trouve rien, tant il est occupé. Haussé sur la pointe des pieds,il s’efforce d’embrasser son père. Une première fois il lui touchela barbe du bout des lèvres. Mais M. Lepic, d’un mouvementmachinal, dresse la tête, comme s’il se dérobait. Puis il se pencheet de nouveau recule, et Poil de Carotte, qui cherchait sa joue, lemanque. Il n’effleure que le nez. Il baise le vide. Il tâche des’expliquer cet accueil étrange.

-Est-ce que mon papa ne m’aimerait plus? se dit-il. Je l’ai vuembrasser grand frère Félix. Il s’abandonnait au lieu de seretirer. Pourquoi m’évite-t-il? Veut-on me rendre jaloux?Régulièrement je fais cette remarque. Si je reste trois mois loinde mes parents, j’ai une grosse envie de les voir. Je me promets debondir à leur cou comme un jeune chien. Nous nous mangerons decaresses. Mais les voici, et ils me glacent.

Tout à ses pensées tristes, Poil de Carotte répond mal auxquestions de M. Lepic qui lui demande si le grec marche un peu.

Poil de Carotte: Ça dépend. La version va mieux que le thème,parce que dans la version on peut deviner.

Monsieur Lepic: Et l’allemand?

Poil de Carotte: C’est très difficile à prononcer, papa.

Monsieur Lepic: Bougre! Comment, la guerre déclarée, battras-tules Prussiens, sans savoir leur langue vivante?

Poil de Carotte: Ah! d’ici là, je m’y mettrai. Tu me menacestoujours de la guerre. Je crois décidément qu’elle attendra, pouréclater, que j’aie fini mes études.

Monsieur Lepic: Quelle place as-tu obtenu dans la dernièrecomposition? J’espère que tu n’es pas à la queue.

Poil de Carotte: Il en faut bien un.

Monsieur Lepic: Bougre! moi qui voulais t’inviter à déjeuner. Siencore c’était dimanche! Mais en semaine, je n’aime guère vousdéranger de votre travail.

Poil de Carotte: Personnellement je n’ai pas grand’chose àfaire; et toi, Félix?

Grand frère Félix: Juste, ce matin le professeur a oublié denous donner notre devoir.

Monsieur Lepic: Tu étudieras mieux ta leçon.

Grand frère Félix: Ah! je la sais d’avance, papa. C’est la mêmequ’hier.

Monsieur Lepic: Malgré tout, je préfère que vous rentriez. Jetâcherai de rester jusqu’à dimanche et nous nous rattraperons.

Ni la moue de grand frère Félix, ni le silence affecté de Poilde Carotte ne retardent les adieux et le moment est venu de seséparer.

Poil de Carotte l’attendait avec inquiétude.

-Je verrai, se dit-il, si j’aurai plus de succès; si, oui ounon, il déplaît maintenant à mon père que je l’embrasse.

Et résolu, le regard droit, la bouche haute, il s’approche.

Mais M. Lepic, d’une main défensive, le tient encore à distanceet lui dit:

-Tu finiras par me crever les yeux avec ton porte-plume sur tonoreille. Ne pourrais-tu le mettre ailleurs quand tu m’embrasses? Jete prie de remarquer que j’ôte ma cigarette, moi.

Poil de Carotte: Oh! mon vieux papa, je te demande pardon. C’estvrai, quelque jour un malheur arrivera par ma faute. On m’a déjàprévenu, mais mon porte-plume tient si à son aise sur mes pavillonsque j’y laisse tout le temps et que je l’oublie. Je devrais aumoins ôter ma plume! Ah! pauvre vieux papa, je suis content desavoir que mon porte-plume te faisait peur.

Monsieur Lepic: Bougre! tu ris parce que tu as faillim’éborgner.

Poil de Carotte: Non, mon vieux papa, je ris pour autre chose:une idée sotte à moi que je m’étais encore fourrée dans latête.

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