Poil de carotte

Chapitre 21L’aveugle

Du bout de son bâton, il frappe discrètement à la porte.

Madame Lepic: Qu’est-ce qu’il veut encore celui-là?

Monsieur Lepic: Tu ne le sais pas? Il veut ses dix sous, c’estson jour. Laisse-le entrer.

Madame Lepic, maussade, ouvre la porte, tire l’aveugle par lebras, brusquement, à cause du froid.

-Bonjour, tous ceux qui sont là? dit l’aveugle.

Il s’avance. Son bâton court à petits pas sur les dalles commepour chasser des souris et rencontre une chaise. L’aveugle s’assiedet tend au poêle ses mains transies.

M. Lepic prend une pièce de dix sous et dit:

-Voilà!

Il ne s’occupe plus de lui; il continue la lecture d’unjournal.

Poil de Carotte s’amuse. Accroupi dans son coin, il regarde lessabots de l’aveugle: ils fondent, et, tout autour, des rigoles sedessinent déjà.

Madame Lepic s’en aperçoit.

-Prêtez-moi vos sabots, vieux, dit-elle.

Elle les porte sous la cheminée, trop tard; ils ont laissé unemare, et les pieds de l’aveugle inquiet sentent l’humidité, selèvent, tantôt l’un, tantôt l’autre, écartent la neige boueuse, larépandent au loin.

D’un ongle, Poil de Carotte gratte le sol, fait signe à l’eausale de couler vers lui, indique des crevasses profondes.

-Puis qu’il a ses dix sous, dit madame Lepic, sans crainted’être entendue, que demande-t-il?

Mais l’aveugle parle politique, d’abord timidement, ensuite avecconfiance. Quand les mots ne viennent pas, il agite son bâton, sebrûle le poing au tuyau du poêle, le retire vite et, soupçonneux,roule son blanc d’oeil au fond de ses larmes intarissables.

Parfois M. Lepic, qui tourne le journal, dit:

-Sans doute, papa Tissier, sans doute, mais en êtes-voussûr?

-Si j’en suis sûr! s’écrie l’aveugle. Ça, par exemple, c’estfort! Ecoutez-moi, monsieur Lepic, vous allez voir comment je m’aiaveuglé.

-Il ne démarrera plus, dit madame Lepic.

En effet, l’aveugle se trouve mieux. Il raconte son accident,s’étire et fond tout entier. Il avait dans les veines des glaçonsqui se dissolvent et circulent. On croirait que ses vêtements etses membres suent de l’huile. Par terre, la mare augmente; ellegagne Poil de Carotte elle arrive:

C’est lui le but. Bientôt il pourra jouer avec.

Cependant madame Lepic commence une manoeuvre habile. Elle frôlel’aveugle, lui donne des coups de coude, lui marche sur les pieds,le fait reculer, le force à se loger entre le buffet et l’armoireoù la chaleur ne rayonne pas. L’aveugle, dérouté, tâtonne,gesticule et ses doigts grimpent comme des bêtes. Il ramone sanuit. De nouveau les glaçons se forment; voici qu’il regèle.

Et l’aveugle termine son histoire d’une voix pleurarde.

-Oui, mes bons amis, fini, plus d’zieux, plus rien, un noir defour.

Son bâton lui échappe. C’est ce qu’attendait madame Lepic. Ellese précipite, ramasse le bâton et le rend à l’aveugle, – sans lelui rendre.

Il croit le tenir, il ne l’a pas.

Au moyen d’adroites tromperies, elle le déplace encore, luiremet ses sabots et le guide du côté de la porte.

Puis elle le pince légèrement, afin de se venger un peu; elle lepousse dans la rue, sous l’édredon du ciel gris qui se vide detoute sa neige, contre le vent qui grogne ainsi qu’un chien oubliédehors.

Et, avant de refermer la porte, madame Lepic crie à l’aveugle,comme s’il était sourd:

-Au revoir; ne perdez pas votre pièce; à dimanche prochain s’ilfait beau et si vous êtes toujours de ce monde. Ma foi! vous avezraison, mon vieux papa Tissier, on ne sait jamais ni qui vit ni quimeurt. Chacun ses peines et Dieu pour tous!

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