Poil de carotte

Chapitre 48L’album de poil de carotte

I

Si un étranger feuillette l’album de photographies des Lepic, ilne manque pas de s’étonner. Il voit soeur Ernestine et grand frèreFélix sous divers aspects, debout, assis, bien habillés oudemi-vêtus, gais ou renfrognés, au milieu de riches décors.

-Et Poil de Carotte?

-J’avais des photographies de lui tout petit, répond madameLepic, mais il était si beau qu’on me l’arrachait, et je n’ai pu engarder une seule.

La vérité c’est qu’on ne fait jamais tirer Poil deCarotte.

II

Il s’appelle Poil de Carotte au point que la famille hésiteavant de retrouver son vrai nom de baptême.

-Pourquoi l’appelez-vous Poil de Carotte? A cause de ses cheveuxjaunes?

-Son âme est encore plus jaune, dit madame Lepic.

III

Autres signes particuliers:

La figure de Poil de Carotte ne prévient guère en sa faveur.Poil de Carotte a le nez creusé en taupinière. Poil de Carotte atoujours, quoiqu’on en ôte, des croûtes de pain dans les oreilles.Poil de Carotte tette et fait fondre de la neige sur la langue.Poil de Carotte bat le briquet et marche si mal qu’on le croiraitbossu. Le cou de Poil de Carotte se teinte d’une crasse bleue commes’il portait un collier. Enfin Poil de Carotte a un drôle de goûtet ne sent pas le muse.

IV

Il se lève le premier, en même temps que la bonne. Et les matinsd’hiver, il saute du lit avant le jour, et regarde l’heure avec sesmains, en tâtant les aiguilles du bout du doigt.

Quand le café et le chocolat sont prêts, il mange un morceau den’importe quoi sur le pouce.

V

Quand on le présente à quelqu’un, il tourne la tête, tend lamain par derrière, se rase, les jambes ployées, et il égratigne lemur.

Et si on lui demande: -Veux-tu m’embrasser, Poil de Carotte?

Il répond: -Oh! ce n’est pas la peine!

VI

Madame Lepic: Poil de Carotte réponds donc, quand on teparle.

Poil de Carotte: Boui, banban. Madame Lepic: Il me semblet’avoir déjà dit que les enfants ne doivent jamais parler la bouchepleine.

VII

Il ne peut s’empêcher de mettre ses mains dans ses poches. Et sivite qu’il les retire, à l’approche de madame Lepic, il les retiretrop tard. Elle finit par coudre un jour les poches, avec lesmains.

VIII

-Quoi qu’on te fasse, lui dit amicalement parrain, tu as tort dementir. C’est un vilain défaut, et c’est inutile, car toujours toutse sait.

-Oui, répond Poil de Carotte, mais on gagne du temps.

IX

Le paresseux grand frère Félix vient de terminer péniblement sesétudes. Il s’étire et soupire d’aise.

-Quels sont tes goûts? lui demande M. Lepic. Tu es à l’âge quidécide de la vie. Que vas-tu faire?

-Comment! Encore! dit grand frère Félix.

X

On joue aux jeux innocents. Mademoiselle Berthe est sur lasellette.

-Parce qu’elle a des yeux bleus, dit Poil de Carotte;

On se récrie:

-Très joli! Quel galant poète!

– Oh! répond Poil de Carotte, je ne les ai pas regardés. Je discela comme je dirais autre chose. C’est une formule de convention,une figure de rhétorique.

XI

Dans les batailles à coups de boules de neige, Poil de Carotteforme à lui seul un camp. Il est redoutable, et sa réputations’étend au loin parce qu’il met des pierres dans les boules.

Il vise à la tête: c’est plus court.

Quand il gèle et que les autres glissent, il s’organise unepetite glissoire, à part, à côté de la glace, sur l’herbe.

A saut de mouton, il préfère rester dessous, une fois pourtoutes.

Aux barres, il se laisse prendre tant qu’on veut, insoucieux desa liberté.

Et à cache-cache, il se cache si bien qu’on l’oublie.

XII

Les enfants se mesurent leur taille. A vue d’oeil, grand frèreFélix, hors concours, dépasse les autres de la tête. Mais Poil deCarotte et soeur Ernestine, qui pourtant n’est qu’une fille,doivent se mettre l’un à côté de l’autre. Et tandis que soeurErnestine se hausse sur la pointe du pied, Poil de Carotte,désireux de ne contrarier personne, triche et se baisse légèrement,pour ajouter un rien à la petite idée de différence.

XIII

Poil de Carotte donne ce conseil à la servante Agathe:

-Pour vous mettre bien avec madame Lepic, dites-lui du mal demoi. Il y a une limite. Ainsi madame Lepic ne supporte pas qu’uneautre qu’elle touche à Poil de Carotte.

Une voisine se permettant de le menacer, madame Lepic accourt,se fâche et délivre son fils qui rayonne déjà de gratitude.

-Et maintenant, à nous deux! lui dit-elle.

XIV

-Faire câlin! Qu’est-ce que ça veut dire? demande Poil deCarotte au petit Pierre que sa maman gâte.

Et renseigné à peu près, il s’écrie:

-Moi, ce que je voudrais, c’est picoter une fois des pommesfrites, dans le plat, avec mes doigts, et sucer la moitié de lapêche où se trouve le noyau.

Il réfléchit:

-Si madame Lepic me mangeait de caresses, elle commencerait parle nez.

XV

Quelquefois, fatigués de jouer, soeur Ernestine et grand frèreFélix prêtent volontiers leurs joujoux à Poil de Carotte qui,prenant ainsi une petite part du bonheur de chacun, se composemodestement la sienne.

Et il n’a jamais trop l’air de s’amuser, par crainte qu’on neles lui redemande.

XVI

Poil de Carotte: Alors, tu ne trouves pas mes oreilles troplongues?

Mathilde: Je les trouve drôles. Prête-les-moi? J’ai envie d’ymettre du sable pour faire des pâtés.

Poil de Carotte: Ils y cuiraient si maman les avait d’abordallumées.

XVII

-Veux-tu t’arrêter! Que j’entende encore! Alors tu aimes mieuxton père que moi? dit, çà et là, madame Lepic.

-Je reste sur place, je ne dis rien, et je te jure que je nevous aime pas mieux l’un que l’autre, répond Poil de Carotte de savoix intérieure.

XVIII

Madame Lepic: Qu’est-ce que tu fais, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Je ne sais pas, maman.

Madame Lepic: Cela veut dire que tu fais encore une bêtise. Tule fais donc toujours exprès.

Poil de Carotte: Il ne manquerait plus que cela.

XIX

Croyant que sa mère lui sourit, Poil de Carotte, flatté, souritaussi.

Mais madame Lepic, qui ne souriait qu’à elle-même, dans levague, fait subitement sa tête de bois noir aux yeux de cassis. EtPoil de Carotte, décontenancé, ne sait où disparaître.

XX

-Poil de Carotte, veux-tu rire poliment, sans bruit? dit madameLepic.

-Quand on pleure, il faut savoir pourquoi, dit-elle.

Elle dit encore:

-Qu’est-ce que vous voulez que je devienne? Il ne pleure mêmeplus une goutte quand on le gifle.

XXI

Elle dit encore:

-S’il y une tache dans l’air, une crotte sur la route, elle estpour lui.

-Quand il a une idée dans la tête, il ne l’a pas dans lederrière.

-Il est si orgueilleux qu’il se suiciderait pour se rendreintéressant.

XXII

En effet Poil de Carotte tente de se suicider dans un seau d’eaufraîche, où il maintient héroïquement son nez et sa bouche, quandune calotte renverse le seau d’eau sur ses bottines et ramène Poilde Carotte à la vie.

XXIII

Tantôt madame Lepic dit de Poil de Carotte:

-Il est comme moi, sans malice, plus bête que méchant et tropcul de plomb pour inventer la poudre.

Tantôt elle se plait à reconnaître que, si les petits cochons nele mangent pas, il fera, plus tard, un gars huppé.

XXIV

-Si jamais, rêve Poil de Carotte, on me donne, comme à grandfrère Félix, un cheval de bois pour mes étrennes, je saute dessuset je file.

XXV

Dehors, afin de se prouver qu’il se fiche de tout, Poil deCarotte siffle. Mais la vue de madame Lepic, qui le suivait, luicoupe le sifflet. Et c’est douloureux comme si elle lui cassait,entre les dents, un petit sifflet d’un sou.

Toutefois, il faut convenir que dès qu’il a le hoquet, rienqu’en surgissant, elle le lui fait passer.

XXVI

Il sert de trait d’union entre son père et sa mère. M. Lepicdit:

-Poil de Carotte, il manque un bouton à cette chemise.

Poil de Carotte porte la chemise à madame Lepic, qui dit:

-Est-ce que j’ai besoin de tes ordres, pierrot?

Mais elle prend sa corbeille à ouvrage et coud le bouton.

XXVII

Si ton père n’était plus là, s’écrie madame Lepic, il y alongtemps que tu m’aurais donné un mauvais coup, plongé ce couteaudans le coeur, et mise sur la paille!

XXVIII

-Mouche donc ton nez, dit madame Lepic à chaque instant.

Poil de Carotte se mouche, inlassable, du côté de l’ourlet. Etil se trompe, il réarrange.

Certes, quand il s’enrhume, madame Lepic le graisse dechandelle, le barbouille à rendre jaloux soeur Ernestine et grandfrère Félix. Mais elle ajoute exprès pour lui:

-C’est plutôt un bien qu’un mal. Ça dégage le cerveau de latête.

XXIX

Comme M. Lepic le taquine depuis ce matin, cette énormitééchappe à Poil de Carotte:

-Laisse-moi donc tranquille, imbécile!

Il lui semble aussitôt que l’air gèle autour de lui, et qu’il adeux sources brûlantes dans les yeux.

Il balbutie, prêt à rentrer dans la terre, sur un signe. Mais M.Lepic le regarde longuement, longuement, et ne fait pas lesigne.

XXX

Soeur Ernestine va bientôt se marier. Et madame Lepic permetqu’elle se promène avec son fiancé, sous la surveillance de Poil deCarotte.

-Passe devant, dit-elle, et gambade!

Poil de Carotte passe devant. Il s’efforce de gambader, fait deslieues de chien, et s’il s’oublie à ralentir, il entend, malgrélui, des baisers furtifs.

Il tousse.

Cela l’énerve, et soudain, comme il se découvre devant la croixdu village, il jette sa casquette par terre, l’écrase sous son piedet s’écrie:

-Personne ne m’aimera jamais, moi! Au même instant, madameLepic, qui n’est pas sourde, se dresse derrière le mur, un sourireaux lèvres, terrible.

Et Poil de Carotte ajoute, éperdu:

-Excepté maman.

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