Poil de carotte

Chapitre 32Parrain

Quelquefois madame Lepic permet à Poil de Carotte d’aller voirson parrain et même de coucher avec lui. C’est un vieil hommebourru, solitaire, qui passe sa vie à la pêche ou dans la vigne. Iln’aime personne et ne supporte que Poil de Carotte.

-Te voilà, canard! dit-il.

-Oui, parrain, dit Poil de Carotte sans l’embrasser, m’as-tupréparé ma ligne?

-Nous en aurons assez d’une pour nous deux, dit parrain.

Poil de Carotte ouvre la porte de la grange et voit sa ligneprête. Ainsi son parrain le taquine toujours, mais Poil de Carotteaverti ne se fâche plus et cette manie du vieil homme complique àpeine leurs relations. Quand il dit oui, il veut dire non etréciproquement. Il ne s’agit que de ne pas s’y tromper.

-Si ça l’amuse, ça ne me gêne guère, pense Poil de Carotte.

Et ils restent bons camarades.

Parrain, qui d’ordinaire ne fait de cuisine qu’une fois parsemaine pour toute la semaine, met au feu, en l’honneur de Poil deCarotte, un grand pot de haricots avec un bon morceau de lard et,pour commencer la journée, le force à boire un verre de vinpur.

Puis ils vont pêcher.

Parrain s’assied au bord de l’eau et déroule méthodiquement soncrin de Florence. Il consolide avec de lourdes pierres ses lignesimpressionnantes et ne pêche que les gros qu’il roule au frais dansune serviette et lange comme des enfants.

-Surtout, dit-il à Poil de Carotte, ne lève ta ligne que lorsqueton bouchon aura enfoncé trois fois.

Poil de Carotte: Pourquoi trois?

Parrain: La première ne signifie rien: le poisson mordille. Laseconde, c’est sérieux: il avale. La troisième, c’est sûr: il nes’échappera plus. On ne tire jamais trop tard.

Poil de Carotte préfère la pêche aux goujons. Il se déchausse,entre dans la rivière et avec ses pieds agite le fond sablonneuxpour faire de l’eau trouble. Les goujons stupides accourent et Poilde Carotte en sort un à chaque jet de ligne. A peine a-t-il letemps de crier au parrain:

-Seize, dix-sept, dix-huit!…

Quand parrain voit le soleil au-dessus de sa tête, on rentredéjeuner. Il bourre Poil de Carotte de haricots blancs.

-Je ne connais rien de meilleur, lui dit-il, mais je les veuxcuits en bouillie. J’aimerais mieux mordre le fer d’une pioche quemanger un haricot qui croque sous la dent, craque comme un grain deplomb dans une aile de perdrix.

Poil de Carotte: Ceux-là fondent sur la langue. D’habitude mamanne les fait pas trop mal. Pourtant ce n’est plus ça. Elle doitménager la crème. Parrain: Canard, j’ai du plaisir à te voirmanger. Je parie que tu ne manges point ton content, chez tamère.

Poil de Carotte: Tout dépend de son appétit. Si elle a faim, jemange à sa faim. En se servant elle me sert par-dessus le marché.Si elle a fini, j’ai fini aussi.

Parrain: On en redemande, bêta.

Poil de Carotte: C’est facile à dire, mon vieux. D’ailleurs ilvaut toujours mieux rester sur sa faim.

Parrain: Et moi qui n’ai pas d’enfants, je lècherais le derrièred’un singe, si ce singe était mon enfant! Arrangez ça.

Ils terminent leur journée dans la vigne, où Poil de Carotte,tantôt regarde piocher son parrain et le suit pas à pas, tantôt,couché sur des fagots de sarment et les yeux au ciel, suce desbrins d’osier.

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