Poil de carotte

Chapitre 25Les joues rouges

I

Son inspection habituelle terminée, M. le Directeur del’Institution Saint-Marc quitte le dortoir. Chaque élève s’estglissé dans ses draps, comme dans un étui, en se faisant toutpetit, afin de ne pas se déborder. Le maître d’étude, Violone, d’untour de tête, s’assure que tout le monde est couché, et, sehaussant sur la pointe du pied, doucement baisse le gaz. Aussitôt,entre voisins, le caquetage commence. De chevet en chevet, leschuchotements se croisent, et des lèvres en mouvement monte, partout le dortoir, un bruissement confus, où, de temps en temps, sedistingue le sifflement bref d’une consonne.

C’est sourd, continu, agaçant à la fin, et il semble vraimentque tous ces babils, invisibles et remuants comme des souris,s’occupent à grignoter du silence.

Violone met des savates, se promène quelque temps entre leslits, chatouillant çà le pied d’un élève, là tirant le pompon dubonnet d’un autre, et s’arrête près de Marseau, avec lequel ildonne, tous le soirs, l’exemple des longues causeries prolongéesbien avant dans la nuit. Le plus souvent, les élèves ont cessé leurconversation, par degrés étouffée, comme s’ils avaient peu à peutiré leur drap sur leur bouche, et dorment, que le maître d’étudeest encore penché sur le lit de Marseau, les coudes durementappuyés sur le fer, insensible à la paralysie de ses avant-bras etau remue-ménage des fourmis courant à fleur de peau jusqu’au boutde ses doigts.

Il s’amuse de ses récits enfantins, et le tient éveillé pard’intimes confidences et des histoires de coeur. Tout de suite, ill’a chéri pour la tendre et transparente enluminure de son visage,qui paraît éclairé en dedans. Ce n’est plus une peau, mais unepulpe, derrière laquelle, à la moindre variation atmosphérique,s’enchevêtrent visiblement les veinules, comme des lignes d’unecarte d’atlas sous une feuille de papier à décalquer. Marseau ad’ailleurs une manière séduisante de rougir sans savoir pourquoi età l’improviste, qui le fait aimer comme une fille. Souvent, uncamarade pèse du bout du doigt sur l’une de ses joues et se retireavec brusquerie, laissant une tache blanche, bientôt recouverted’une belle coloration rouge, qui s’étend avec rapidité, comme duvin dans de l’eau pure, se varie richement et se nuance depuis lebout du nez rose jusqu’aux oreilles lilas. Chacun peut opérersoi-même. Marseau se prête complaisamment aux expériences. On l’asurnommé Veilleuse, Lanterne, Joue Rouge. Cette faculté des’embraser à volonté lui fait bien des envieux.

Poil de Carotte, son voisin de lit, le jalouse entre tous.Pierrot lymphatique et grêle, au visage farineux, il pincevainement, à se faire mal, son épiderme exsangue, pour y amenerquoi! et encore pas toujours, quelque point d’un roux douteux. Ilzébrerait volontiers, haineusement, à coups d’ongles et écorceraitcomme des oranges les joues vermillonnées de Marseau.

Depuis longtemps très intrigué, il se tient aux écoutes cesoir-là, dès la venue de Violone, soupçonneux avec raisonpeut-être, et désireux de savoir la vérité sur les allurescachottières du maître d’étude. Il met en jeu toute son habileté depetit espion, simule un ronflement pour rire, change avec affectionde côté, en ayant soin de faire le tour complet, pousse un criperçant comme s’il avait le cauchemar, ce qui réveille en peur ledortoir et imprime un fort mouvement de houle à tous les draps;puis, dès que Violone s’est éloigné, il dit à Marseau, te torsehors du lit, le souffle ardent:

-Pistolet! Pistolet!

On ne lui répond rien. Poil de Carotte se met sur les genoux,saisit le bras de Marseau, et, le secouant avec force.

-Entends-tu? Pistolet!

Pistolet ne semble pas entendre. Poil de Carotte exaspéréreprend:

-C’est du propre!… Tu crois que je ne vous ai pas vu. Dis voirun peu qu’il ne t’a pas embrassé! dis-le voir un peu que tu n’espas son Pistolet.

Il se dresse, le col tendu, pareil à un jars blanc qu’on agace,les poings fermés au bord du lit.

Mais, cette fois, on lui répond:

-Eh bien! après?

D’un seul coup de reins, Poil de Carotte rentre dans sesdraps.

C’est le maître d’étude qui revient en scène, apparusoudainement!

 

II

-Oui, dit Violone, je l’ai embrassé, Marseau; tu peux l’avouer,car tu n’as fait aucun mal. Je l’ai embrassé sur le front, maisPoil de Carotte ne peut pas comprendre, déjà trop dépravé pour sonâge, que c’est là un baiser pur et chaste, un baiser de père àenfant, et que je t’aime comme un fils, ou si tu veux comme unfrère, et demain il ira répéter partout je ne sais quoi, le petitimbécile!

A ces mots, tandis que la voix de Violone vibre sourdement, Poilde Carotte feint de dormir. Toutefois, il soulève sa tête pourentendre encore.

Marseau écoute le maître d’étude, le souffle ténu, ténu, cartout en trouvant ses paroles très naturelles, il tremble comme s’ilredoutait la révélation de quelque mystère. Violone continue, leplus bas qu’il peut. Ce sont des mots inarticulés, lointains, dessyllabes à peine localisées. Poil de Carotte qui, sans oser seretourner, se rapproche insensiblement, au moyen de légèresoscillations de hanches, n’entend plus rien. Son attention est à cepoint surexcitée que ses oreilles lui semblent matériellement secreuser et s’évaser en entonnoir; mais aucun son n’y tombe.

Il se rappelle avoir éprouvé parfois une sensation d’effortpareille en écoutant aux portes, en collant son oeil à la serrure,avec le désir d’agrandir le trou et d’attirer à lui, comme avec uncrampon, ce qu’il voulait voir. Cependant il le parierait. Violonerépète encore:

-Oui, mon affection est pure, pure, et c’est que ce petitimbécile ne comprend pas!

Enfin le maître d’étude se penche avec la douceur d’une ombresur le front de Marseau, l’embrasse, le caresse de sa barbichecomme d’un pinceau, puis se redresse pour s’en aller, et Poil deCarotte le suit des yeux, glissant entre les rangées de lits. Quandla main de Violone frôle un traversin, le dormeur dérangé change decôté avec un fort soupir.

Poil de Carotte guette longtemps. Il craint un nouveau retourbrusque de Violone. Déjà Marseau fait la boule dans son lit, lacouverture sur ses yeux, bien éveillé d’ailleurs, et tout ausouvenir de l’aventure dont il ne sait que penser. Il n’y voit riende vilain qui puisse le tourmenter, et cependant, dans la nuit desdraps, l’image de Violone flotte lumineusement, douce comme cesimages de femmes qui l’ont échauffé en plus d’un rêve.

Poil de Carotte se lasse d’attendre. Ses paupières, commeaimantées, se rapprochent. Il s’impose de fixer le gaz, presqueéteint; mais, après avoir compté trois éclosions de petites bullescrépitantes et pressées de sortir du bec, il s’endort.

 

III

Le lendemain matin, au lavabo, tandis que les cornes desserviettes, trempées dans un peu d’eau froide, frottent légèrementles pommettes frileuses, Poil de Carotte regarde méchammentMarseau, et, s’efforçant d’être bien féroce, il l’insulte denouveau, les dents serrées sur les syllabes sifflantes.

-Pistolet! Pistolet!

Les joues de Marseau deviennent pourpres, mais il répond sanscolère, et le regard presque suppliant:

-Puisque je te dis que ce n’est pas vrai, ce que tu crois!

Le maître d’étude passe la visite des mains. Les élèves, surdeux rangs, offrent machinalement d’abord le dos, puis la paume deleurs mains, en les retournant avec rapidité, et les remettentaussitôt bien au chaud, dans les poches où sous la tiédeur del’édredon le plus proche. D’ordinaire, Violone s’abstient de lesregarder. Cette fois, mal à propos, il trouve que celles de Poil deCarotte ne sont pas nettes. Poil de Carotte, prié de les repassersous le robinet, se révolte. On peut, à vrai dire, y remarquer unetache bleuâtre, mais il soutient que c’est un commencementd’engelure. On lui en veut, sûrement.

Violone doit le faire conduire chez M. le Directeur.

Celui-ci, matinal, prépare, dans son cabinet vieux vert, uncours d’histoire qu’il fait aux grands, à ses moments perdus.Écrasant sur le tapis de sa table le bout de ses doigts épais, ilpose les principaux jalons: ici la chute de l’empire romain; aumilieu, la prise de Constantinople par les Turcs; plus loinl’Histoire moderne, qui commence on ne sait où et n’en finitplus.

Il a une ample robe de chambre dont les galons brodés cerclentsa poitrine puissante, pareils à des cordages autour d’une colonne.Il mange visiblement trop, cet homme; ses traits sont gros ettoujours un peu luisants. Il parle fortement, même aux dames, etles plis de son cou ondulent sur le col d’une manière lente etrythmique. Il est encore remarquable pour la rondeur de ses yeux etl’épaisseur de ses moustaches.

Poil de Carotte se tient debout devant lui, sa casquette entreles jambes, afin de garder toute sa liberté d’action.

D’une voix terrible, le Directeur demande:

-Qu’est-ce que c’est?

-Monsieur, c’est le maître d’étude qui m’envoie vous dire quej’ai les mains sales, mais c’est pas vrai!

Et de nouveau, consciencieusement, Poil de Carotte montre sesmains en les retournant: d’abord le dos, ensuite la paume. Il faitla preuve: d’abord la paume, ensuite le dos.

-Ah! c’est pas vrai, dit le Directeur, quatre jours deséquestre, mon petit!

-Monsieur, dit Poil de Carotte, le maître d’étude, il m’en veut!-Ah! il t’en veut! huit jours, mon petit!

Poil de Carotte connaît son homme. Une telle douceur ne lesurprend point. Il est bien décidé à tout affronter. Il prend unepose raide, serre ses jambes et s’enhardit, au mépris d’unegifle.

Car c’est, chez monsieur le Directeur, une innocente manied’abattre, de temps en temps, un élève récalcitrant du revers de lamain: vlan!

L’habileté pour l’élève visé consiste à prévoir le coup et à sebaisser, et le directeur se déséquilibre, au rire étouffé de tous.Mais il ne recommence pas, sa dignité l’empêchant d’user de ruse àson tour. Il devait arriver droit sur la joue choisie, ou alors nese mêler de rien.

-Monsieur, dit Poil de Carotte réellement audacieux et fier, lemaître d’étude et Marseau, ils font des choses!

Aussitôt les yeux du Directeur se troublent comme si deuxmoucherons s’y étaient précipités soudain. Il appuie ses deuxpoings fermés au bord de la table, se lève à demi, la tête enavant, comme s’il allait cogner Poil de Carotte en pleine poitrine,et demande par sons gutturaux:

-Quelles choses?

Poil de Carotte semble pris au dépourvu. Il espérait (peut-êtreque ce n’est que différé) l’envoi d’un tome massif de M. HenriMartin, par exemple, lancé d’une main adroite, et voilà qu’on luidemande des détails.

Le Directeur attend. Tous ses plis du cou se joignent pour neformer qu’un bourrelet unique, un épais rond de cuir, où siège, deguingois, sa tête.

Poil de Carotte hésite, le temps de se convaincre que les motsne lui viennent pas, puis, la mine tout à coup confuse, le dosrond, l’attitude apparemment gauche et penaude, il va chercher sacasquette entre ses jambes, l’en retire aplatie, se courbe de plusen plus, se ratatine, et l’élève doucement, à hauteur du menton, etlentement, sournoisement, avec des précautions pudiques, il enfouitsa tête simiesque dans la doublure ouatée, sans dire un mot.

 

IV

Le même jour, à la suite d’une courte enquête, Violone reçoitson congé! C’est un touchant départ, presque une cérémonie.

-Je reviendrai, dit Violone, c’est une absence.

Mais il n’en fait accroire à personne. L’institution renouvelleson personnel, comme si elle craignait pour lui la moisissure.C’est un va-et-vient de maîtres d’étude. Celui-ci part comme lesautres, et meilleur, il part plus vite. Presque tous l’aiment. Onne lui connaît pas d’égal dans l’art d’écrire des entêtes pourcahiers, tels que: Cahiers d’exercices grecsappartenant à… Les majuscules sont moulées comme des lettresd’enseigne. Les bancs se vident. On fait cercle autour de sonbureau. Sa belle main, où brille la pierre verte d’une bague, sepromène élégamment sur le papier. Au bas de la page, il improviseune signature. Elle tombe, comme une pierre dans l’eau dans uneondulation et un remous de lignes à la fois régulières etcapricieuses, qui forment le paraphe, un petit chef-d’oeuvre. Laqueue du paraphe s’égare, se perd dans le paraphe lui-même. Il fautregarder de très près, chercher longtemps pour le retrouver.Inutile de dire que le tout est fait d’un seul trait de plume. Unefois, il a réussi un enchevêtrement de lignes nommé cul-de-lampe.Longuement, les petits s’émerveillèrent.

Son renvoi les chagrine fort.

Ils conviennent qu’ils devront bourdonner le Directeur à lapremière occasion, c’est-à-dire enfler les joues et imiter avec leslèvres le vol des bourdons pour marquer leur mécontentement.Quelque jour, ils n’y manqueront pas.

En attendant, ils s’attristent les uns les autres. Violone quise sent regretté, a la coquetterie de partir pendant unerécréation. Quand il paraît dans la cour, suivi d’un garçon quiporte sa malle, tous les petits s’élancent. Il serre des mains,tapote des visages, et s’efforce d’arracher les pans de saredingote sans les déchirer, cerné, envahi et souriant, ému. Lesuns, suspendus à la barre fixe, s’arrêtent au milieu d’unrenversement et sautent à terre, la bouche ouverte, le front ensueur, leurs manches de chemise retroussées et les doigts écartés àcause de la colophane. D’autres, plus calmes, qui tournaientmonotonement dans la cour, agitent les mains, en signe d’adieu. Legarçon, courbé sous la malle, s’est arrêté afin de conserver sesdistances, ce dont profite un tout petit pour plaquer sur sontablier blanc ses cinq doigts trempés dans du sable mouillé. Lesjoues de Marseau se sont rosées à paraître peintes. Il éprouve sapremière peine de coeur sérieuse; mais, troublé et contraint des’avouer qu’il regrette le maître d’étude un peu comme une petitecousine, il se tient à l’écart, inquiet, presque honteux. Sansembarras, Violone se dirige vers lui, quand on entend un fracas decarreaux.

Tous les regards montent vers la petite fenêtre grillée duséquestre. La vilaine et sauvage tête de Poil de Carotte paraît. Ilgrimace, blême petite bête mauvaise en cage, les cheveux dans lesyeux et ses dents blanches toutes à l’air. Il passe sa main droiteentre les débris de la vitre qui le mord, comme animée, et ilmenace Violone de son poing saignant.

-Petite imbécile! dit le maître d’étude, te voilà content!

-Dame! crie Poil de Carotte, tandis qu’avec entrain, il cassed’un second coup de poing un autre carreau, pourquoi que vousl’embrassiez et que vous ne m’embrassiez pas, moi?

Et il ajoute, se barbouillant la figure avec le sang qui coulede sa main coupée:

-Moi aussi, j’ai des joues rouges, quand j’en veux!

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