Poil de carotte

Chapitre 5Le Pot

I

Comme il lui est arrivé déjà plus d’un malheur au lit, Poil deCarotte a bien soin de prendre ses précautions chaque soir. En été,c’est facile. A neuf heures, quand madame Lepic l’envoie secoucher, Poil de Carotte fait volontiers un tour dehors et il passeune nuit tranquille.

L’hiver, la promenade devient une corvée. Il a beau prendre, dèsque la nuit tombe et qu’il ferme les poules, une premièreprécaution, il ne peut espérer qu’elle suffira jusqu’au lendemainmatin. On dîne, on veille, neuf heures sonnent, il y a longtempsque c’est la nuit, et la nuit va durer encore une éternité. Il fautque Poil de Carotte prenne une deuxième précaution.

Et ce soir, comme tous les soirs, il s’interroge.

-Ai-je envie? se dit il; n’ai-je pas envie?

D’ordinaire il se répond « oui », soit que, sincèrement, il nepuisse reculer, soit que la lune l’encourage par son éclat.Quelquefois M. Lepic et grand frère Félix lui donnent l’exemple.D’ailleurs la nécessité ne l’oblige pas toujours à s’éloigner de lamaison, jusqu’au fossé de la rue, presque en pleine campagne. Leplus souvent il s’arrête au bas de l’escalier; c’est selon.

Mais, ce soir, la pluie crible les carreaux, le vent a éteintles étoiles et les noyers ragent dans les prés.

-Ça se trouve bien, conclut Poil de Carotte, après avoirdélibéré sans hâte, je n’ai pas envie.

Il dit bonsoir à tout le monde, allume une bougie, et gagne aufond du corridor, à droite, sa chambre nue et solitaire. Il sedéshabille, se couche et attend la visite de madame Lepic. Elle leborde serré, d’un unique renfoncement, et souffle la bougie. Ellelui laisse la bougie et ne lui laisse point d’allumettes. Et ellel’enferme à clef parce qu’il est peureux. Poil de Carotte goûted’abord le plaisir d’être seul. Il repasse sa journée, se félicitede l’avoir fréquemment échappé belle, et compte, pour demain, surune chance égale. Il se flatte que, deux jours de suite, madameLepic ne fera pas attention à lui, et il essaie de s’endormir avecce rêve.

A peine a-t-il fermé les yeux qu’il éprouve un malaiseconnu.

-Ç’était inévitable, se dit Poil de Carotte.

Un autre se lèverait. Mais Poil de Carotte sait qu’il n’y a pasde pot sous le lit. Quoique madame Lepic puisse jurer le contraire,elle oublie toujours d’en mettre un. D’ailleurs, à quoi bon ce pot,puisque Poil de Carotte prend ses précautions?

Et Poil de Carotte raisonne, au lieu de se lever.

-Tôt ou tard, il faudra que je cède, se dit-il. Or, plus jerésiste, plus j’accumule. Mais si je fais pipi tout de suite, jeferai peu, et mes draps auront le temps de sécher à la chaleur demon corps. Je suis sûr, par expérience, que maman n’y verragoutte.

Poil de Carotte se soulage, referme ses yeux en toute sécuritéet commence un bon somme.

 

II

Brusquement il s’éveille et écoute son ventre. -Oh! oh! dit-il,ça se gâte!

Tout à l’heure il se croyait quitte. C’était trop de veine. Il apéché par paresse hier au soir. Sa vraie punition approche.

Il s’assied sur son lit et tâche de réfléchir. La porte estfermée à clef. La fenêtre a des barreaux. Impossible de sortir.

Pourtant il se lève et va tâter la porte et les barreaux de lafenêtre. Il rampe par terre et ses mains rament sous le lit à larecherche d’un pot qu’il sait absent.

Il se couche et se lève encore. Il aime mieux remuer, marcher,trépigner que dormir et ses deux poings refoulent son ventre qui sedilate.

-Maman! maman! dit-il d’une voix molle, avec la crainte d’êtreentendu, car si madame Lepic surgissait, Poil de Carotte, guérinet, aurait l’air de se moquer d’elle. Il ne veut que pouvoir diredemain, sans mentir, qu’il appelait.

Et comment crierait-il? Toutes ses forces s’usent à retarder ledésastre. Bientôt une douleur suprême met Poil de Carotte en danse.Il se cogne au mur et rebondit. Il se cogne au fer du lit. Il secogne à la chaise, il se cogne à la cheminée dont il lèveviolemment le tablier et il s’abat entre les chenets, tordu,vaincu, heureux d’un bonheur absolu.

Le noir de la chambre s’épaissit.

 

III

Poil de Carotte ne s’est endormi qu’au petit jour, et il fait lagrasse matinée, quand madame Lepic pousse la porte et grimace,comme si elle reniflait de travers.

-Quelle drôle d’odeur! dit-elle.

-Bonjour, maman, dit Poil de Carotte.

Madame Lepic arrache les draps, flaire les coins de la chambreet n’est pas longue à trouver.

-J’étais malade et il n’y avait pas de pot, se dépêche de direPoil de Carotte, qui juge que c’est là son meilleur moyen dedéfense.

-Menteur! menteur! dit madame Lepic.

Elle se sauve, rentre avec un pot qu’elle cache et qu’elleglisse prestement sous le lit, flanque Poil de Carotte debout,ameute la famille et s’écrie:

-Qu’est-ce que j’ai donc fait au ciel pour avoir un enfantpareil?

Et tantôt elle apporte des torchons, un seau d’eau, elle inondela cheminée comme si elle éteignait le feu, elle secoue la literieet elle demande de l’air! de l’air! affairée et plaintive.

Et tantôt elle gesticule au nez de Poil de Carotte:

-Misérable! tu perds donc le sens! Te voilà donc dénaturé! Tuvis donc comme les bêtes! On donnerait un pot à une bête, qu’ellesaurait s’en servir. Et toi, tu imagines de te vautrer dans lescheminées. Dieu m’est témoin que tu me rends imbécile, et que jemourrai folle, folle, folle!

Poil de Carotte, en chemise et pieds nus, regarde le pot. Cettenuit il n’y avait pas de pot, et maintenant il y a un pot, là, aupied du lit. Ce pot vide et blanc l’aveugle, et s’il s’obstinaitencore à ne rien voir, il aurait du toupet.

Et, comme sa famille désolée, les voisins goguenards quidéfilent, le facteur qui vient d’arriver, le tarabustent et lepressent de questions:

-Parole d’honneur! répond enfin Poil de Carotte, les yeux sur lepot, moi je ne sais plus. Arrangez vous.

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