Poil de carotte

Chapitre 31Les moutons

Poil de Carotte n’aperçoit d’abord que de vagues boulessautantes. Elles poussent des cris étourdissants et mêlés, commedes enfants qui jouent sous un préau d’école. L’une d’elle se jettedans ses jambes, et il en éprouve quelque malaise. Une autre bonditen pleine projection de lucarne. C’est un agneau. Poil de Carottesourit d’avoir eu peur. Ses yeux s’habituent graduellement àl’obscurité, et les détails se précisent.

L’époque des naissances a commencé. Chaque matin, le fermierPajol compte deux ou trois agneaux de plus. Il les trouves égarésparmi les mères, gauches, flageolant sur leurs pattes raides:quatre morceaux de bois d’une sculpture grossière.

Poil de Carotte n’ose pas encore les caresser. Plus hardis, ilssuçotent déjà ses souliers, ou posent leurs pieds de devant surlui, un brin de foin dans la bouche.

Les vieux, ceux d’une semaine, se détendent d’un violent effortde l’arrière-train et exécutent un zig-zag en l’air. Ceux d’unjour, maigres, tombent sur leurs genoux anguleux, pour se releverpleins de vie. Un petit qui vient de naître se traîne, visqueux etnon léché. Sa mère, gênée par sa bourse gonflée d’eau etballotante, la repousse à coups de tête.

-Une mauvaise mère! dit Poil de Carotte.

-C’est chez les bêtes comme chez le monde, dit Pajol.

-Elle voudrait, sans doute, le mettre en nourrice.

-Presque, dit Pajol. Il faut à plus d’un donner le biberon, unbiberon comme ceux qu’on achète au pharmacien. Ça ne dure pas, lamère s’attendrit. D’ailleurs, on les mate.

Il la prend par les épaules et l’isole dans une cage. Il luimoue au coup une cravate de paille pour la reconnaître, si elles’échappe. L’agneau l’a suivie. La brebis mange avec un bruit derâpe, et le petit, frissonnant, se dresse sur ses membres mous,essaie de téter, plaintif, le museau enveloppé d’une geléetremblante.

-Et vous croyez qu’elle reviendra à des sentiments plus humains?dit Poil de Carotte.

-Oui, quand son derrière sera guéri, dit Pajol: elle a eu descouches dures.

-Je tiens à mon idée, dit Poil de Carotte. Pourquoi ne pasconfier provisoirement le petit aux soins d’une étrangère?

-Elle le refuserait, dit Pajol.

En effet, des quatre coins de l’écurie, les bêlements des mèresse croisent, sonnent l’heure des tétées et, monotones aux oreillesde Poil de Carotte, sont nuancés pour les agneaux, car, sansconfusion chacun se précipite droit aux tétines maternelles.

-Ici, dit Pajol, point de voleuse d’enfants.

-Bizarre, dit Poil de Carotte, cet instinct de la famille chezces ballots de laine. Comment l’expliquer? Peut-être par la finessede leur nez.

Il a presque envie d’en boucher un, pour voir.

Il compare profondément les hommes avec des moutons, et voudraitconnaître les petits noms des agneaux.

Tandis qu’avides ils sucent, leurs mamans, les flancs battus debrusques coups de nez, mangent, paisibles, indifférentes. Poil deCarotte remarque dans l’eau d’une auge des débris de chaîne, descercles de roues, une pelle usée.

-Elle est propre, votre auge! dit-il d’un ton fin. Assurément,vous enrichissez le sang des bêtes au moyen de cette ferraille!

-Comme de juste, dit Pajol. Tu avales bien des pilules, toi!

Il offre à Poil de Carotte de goûter l’eau. Afin qu’elledevienne encore plus fortifiante, il y jette n’importe quoi.

-Veux-tu un berdin? dit-il.

-Volontiers, dit Poil de Carotte sans savoir; mercid’avance.

Pajol fouille l’épaisse laine d’une mère et attrape avec sesongles un berdin jaune rond, dodu, repu, énorme. Selon Pajol, deuxde cette taille dévoraient la tête d’un enfant comme une prune. Ille met au creux de la main de Poil de Carotte et l’engage, s’ilveut rire et s’amuser, à le fourrer dans le cou ou les cheveux deses frère et soeur.

Déjà le berdin travaille, attaque la peau. Poil de Carotteéprouve des picotements aux doigts, comme s’il tombait du grésil.Bientôt au poignet, ils gagnent le coude. Il semble que le berdinse multiplie, qu’il va ronger le bras jusqu’à l’épaule. Tant pis,Poil de Carotte le serre; il l’écrase et essuie sa main sur le dosd’une brebis, sans que Pajol s’en aperçoive.

Il dira qu’il l’a perdu.

Un instant encore, Poil de Carotte écoute, recueilli, lesbêlements qui se calment peu à peu. Tout à l’heure, on n’entendraplus que le bruissement sourd du foin broyé entre les mâchoireslentes.

Accrochée à un barreau de râtelier, une limousine aux raieséteintes semble garder les moutons, toute seule.

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