Poil de carotte

Chapitre 26Les poux

Dès que grand Frère Félix et Poil de Carotte arrivent del’institution Saint-Marc, madame Lepic leur fait prendre un bain depieds. Ils en ont besoin depuis trois mois, car jamais on ne leslave à la pension. D’ailleurs, aucun article de prospectus neprévoit le cas.

-Comme les tiens doivent être noirs, mon pauvre Poil de Carotte!dit madame Lepic.

Elle devine juste. Ceux de Poil de Carotte sont toujours plusnoirs que ceux de grand frère Félix? Et pourquoi? Tous deux viventcôte à côte, du même régime, dans le même air. Certes, au bout detrois mois, grand frère Félix ne peut montrer pied blanc, mais Poilde Carotte, de son propre aveu, ne reconnaît plus les siens.

Honteux, il les plonge dans l’eau avec l’habileté d’unescamoteur. On ne les voit pas sortir des chaussettes et se mêleraux pieds de grand frère Félix qui occupent déjà tout le fond dubaquet, et bientôt, un couche de crasse s’étend comme un linge surces quatre horreurs.

M. Lepic se promène, selon sa coutume, d’une fenêtre à l’autre.Il relit les bulletins trimestriels de ses fils, surtout les notesécrites par M. le proviseur lui-même: celle de grand frèreFélix:

« Étourdi, mais intelligent. Arrivera. » et celle de Poil deCarotte:

« Se distingue dès qu’il veut, mais ne veut pas toujours. »

L’idée que Poil de Carotte est quelquefois distingué amuse lafamille. En ce moment, les bras croisés sur ses genoux, il laisseses pieds tremper et se gonfler d’aise. Il se sent examiné. On letrouve plutôt enlaidi sous ses cheveux trop longs et d’un rougesombre. M. Lepic, hostile aux effusions, ne témoigne sa joie de lerevoir qu’en le taquinant. A l’aller il lui détache une chiquenaudesur l’oreille. Au retour, il le pousse du coude, et Poil de Carotterie de bon coeur.

Enfin, M. Lepic lui passe la main dans les « bourraquins » et faitcrépiter ses ongles comme s’il voulait tuer des poux. C’est saplaisanterie favorite.

Or, du premier coup, il en tue un.

-Ah! bien visé, dit-il, je ne l’ai pas manqué.

Et tandis qu’un peu dégoûté il s’essuie à la chevelure de Poilde Carotte, madame Lepic lève les bras au ciel:

-Je m’en doutais, dit-elle accablée. Mon dieu! nous sommespropres! Ernestine, cours chercher une cuvette, ma fille, voilà dela besogne pour toi.

Soeur Ernestine apporte une cuvette, un peigne fin, du vinaigredans une soucoupe, et la chasse commence.

-Peigne-moi d’abord! crie grand frère Félix. Je suis sûr qu’ilm’en a donné.

Il se racle furieusement la tête avec les doigts et demande unseau d’eau pour tout noyer.

-Calme-toi, Félix, dit soeur Ernestine qui aime à se dévouer, jene te ferai pas du mal.

Elle lui met une serviette autour du cou et montre une adresse,une patience de maman. Elle écarte les cheveux d’une main, tientdélicatement le peigne de l’autre, et elle cherche, sans mouedédaigneuse, sans peur d’attraper des habitants.

Quand elle dit: Un de plus! grand frère Félix trépigne dans lebaquet et menace du doigt Poil de Carotte qui, silencieux, attendson tour.

-C’est fini pour toi, Félix, dit soeur Ernestine, tu n’en avaisque sept ou huit; compte-les. On comptera ceux de Poil de Carotte,mais elle n’a que ramassé au hasard dans une fourmilière.

On entoure Poil de Carotte. Soeur Ernestine s’applique. M.Lepic, les mains derrière le dos, suit le travail, comme unétranger curieux. Madame Lepic pousse des exclamationsplaintives.

-Oh! oh! dit-elle, il faudrait une pelle et un râteau.

Grand frère Félix accroupi remue la cuvette et reçoit les poux.Ils tombent enveloppés de pellicules. On distingue l’agitation deleurs pattes menues comme des cils coupés. Ils obéissent au roulisde la cuvette, et rapidement le vinaigre les fait mourir.

Madame Lepic: Vraiment, Poil de Carotte, nous ne te comprenonsplus. A ton âge et grand garçon, tu devrais rougir. Je te passe tespieds que peut-être tu ne vois qu’ici. Mais les poux te mangent, ettu ne réclames ni la surveillance de tes maîtres, ni les soins deta famille. Explique-nous, je te prie, quel plaisir tu éprouves àte laisser ainsi dévorer tout vif. Il y a du sang dans tatignasse.

Poil de Carotte: C’est le peigne qui m’égratigne.

Madame Lepic: Ah! c’est le peigne. Voilà comme tu remercies tasoeur. Tu l’entends, Ernestine? Monsieur, délicat, se plaint de sacoiffeuse. Je te conseille, ma fille, d’abandonner tout de suite cemartyr volontaire à sa vermine. Soeur Ernestine: J’ai fini pouraujourd’hui, maman. J’ai seulement ôté le plus gros et je feraidemain une seconde tournée. Mais j’en connais une qui se parfumerad’eau de Cologne.

Madame Lepic: Quant à toi, Poil de Carotte, emporte ta cuvetteet va l’exposer sur le mur du jardin. Il faut que tout le villagedéfile devant, pour ta confusion.

Poil de Carotte prend la cuvette et sort; et l’ayant déposée ausoleil, il monte la garde près d’elle.

C’est la vieille Marie Nanette qui s’approche la première.Chaque fois qu’elle rencontre Poil de Carotte, elle s’arrête,l’observe de ses petits yeux myopes et malins et, mouvant sonbonnet noir, semble deviner des choses.

-Qu’est-ce que c’est que ça? dit-elle. Poil de Carotte ne répondrien. Elle se penche sur la cuvette.

-C’est-il des lentilles? Ma foi, je n’y vois plus clair. Mongarçon Pierre devrait bien m’acheter une paire de lunettes.

Du doigt, elle touche, comme afin de goûter. Décidément, elle necomprend pas.

-Et toi, que fais-tu là, boudeur et les yeux troubles? Je pariequ’on t’a grondé et mis en pénitence. Écoute, je ne suis pas tagrand’maman, mais je pense ce que je pense, et je te plains, monpauvre petit, car j’imagine qu’ils te rendent la vie dure.

Poil de Carotte s’assure d’un coup d’oeil que sa mère ne peutl’entendre, et il dit à la vieille Marie Nanette.

-Et après? Est-ce que ça vous regarde? Mêlez-vous donc de vosaffaires et laissez-moi tranquille.

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