Poil de carotte

Chapitre 42L’hameçon

Poil de Carotte est en train d’écailler ses poissons, desgoujons, des ablettes et même des perches. Il les gratte avec uncouteau, leur fend le ventre, et fait éclater sous son talon lesvessies doubles transparentes. Il réunit les vidures pour le chat.Il travaille, se hâte, absorbé, penché sur le seau blanc d’écume,et prend garde de se mouiller.

Madame Lepic vient donner un coup d’oeil.

-A la bonne heure, dit-elle, tu nous as pêché une belle friture,aujourd’hui. Tu n’es pas maladroit, quand tu veux.

Elle lui caresse le cou et les épaules, mais, comme elle retiresa main, elle pousse des cris de douleur.

Elle a un hameçon piqué au bout du doigt.

Soeur Ernestine accourt. Grand frère Félix la suit, et bientôtM. Lepic lui-même arrive.

-Montre voir, disent-ils.

Mais elle serre son doigt dans sa jupe, entre ses genoux, etl’hameçon s’enfonce plus profondément. Tandis que grand frère Félixet soeur Ernestine la soutiennent, M. Lepic lui saisit le bras, lelève en l’air, et chacun peut voir le doigt. L’hameçon l’atraversé.

M. Lepic tente de l’ôter.

-Oh non! pas comme ça! dit madame Lepic d’une voix aiguë.

En effet, l’hameçon est arrêté d’un côté par son dard et del’autre côté par sa bouche.

M. Lepic met son lorgnon.

-Diable, dit-il, il faut casser l’hameçon!

Comment le casser! Au moindre effort de son mari, qui n’a pas deprise, madame Lepic bondit et hurle. On lui arrache donc le coeur,la vie? D’ailleurs l’hameçon est d’un acier de bonne trempe.

-Alors, dit M. Lepic, il faut couper la chair. Il affermit sonlorgnon, sort son canif, et commence de passer sur le doigt unelame mal aiguisée, si faiblement, qu’elle ne pénètre pas. Ilappuie; il sue. Du sang paraît.

-Oh! là! oh! là! crie madame Lepic, et tout le groupetremble.

-Plus vite, papa! dit soeur Ernestine.

-Ne fais donc pas ta lourde comme ça! dit grand frère Félix à samère.

M. Lepic perd patience. Le canif déchire, scie au hasard, etmadame Lepic après avoir murmuré: « Boucher! boucher! » se trouvemal, heureusement.

M. Lepic en profite. Blanc, affolé, il charcute, fouit la chair,et le doigt n’est plus qu’une plaie sanglante d’où l’hameçontombe.

Ouf!

Pendant cela, Poil de Carotte n’a servi à rien. Au premier cride sa mère, il s’est sauvé. Assis sur l’escalier, la tête en sesmains, il s’explique l’aventure. Sans doute, une fois qu’il lançaitsa ligne au loin, son hameçon lui est resté dans le dos.

-Je ne m’étonne plus que ça ne mordait pas, dit-il.

Il écoute les plaintes de sa mère, et d’abord n’est guèrechagriné de les entendre. Ne criera-t-il pas à son tour, tout àl’heure, non moins fort qu’elle, aussi fort qu’il pourra, jusqu’àl’enrouement, afin qu’elle se croie plus tôt vengée et le laissetranquille?

Des voisins attirés le questionnent:

-Qu’est-ce qu’il y a donc, Poil de Carotte?

Il ne répond rien; il bouche ses oreilles, et sa tête roussedisparaît. Les voisins se rangent au bas de l’escalier et attendentles nouvelles.

Enfin madame Lepic s’avance. Elle est pâle comme une accouchée,et, fière d’avoir couru un grand danger, elle porte devant elle sondoigt emmailloté avec soin. Elle triomphe d’un reste de souffrance.Elle sourit aux assistants, les rassure en quelques mots et ditdoucement à Poil de Carotte:

-Tu m’as fait mal, va, mon cher petit. Oh! je ne t’en veux pas;ce n’est pas de ta faute.

Jamais elle n’a parlé sur ce ton à Poil de Carotte. Surpris, illève le front. Il voit le doigt de sa mère enveloppé de linges etde ficelles, propre, gros et carré, pareil à une poupée d’enfantpauvre. Ses yeux secs s’emplissent de larmes.

Madame Lepic se courbe. Il fait le geste habituel de s’abriterderrière son coude. Mais, généreuse, elle l’embrasse devant tout lemonde.

Il ne comprend plus. Il pleure à pleins yeux.

-Puisqu’on te dit que c’est fini, que je te pardonne! Tu mecrois donc bien méchante?

Les sanglots de Poil de Carotte redoublent.

-Est-il bête? On jurerait qu’on l’égorge, dit madame Lepic auxvoisins attendris par sa bonté.

Elle leur passe l’hameçon, qu’ils examinent curieusement. L’und’eux affirme que c’est du numéro 8. Peu à peu elle retrouve safacilité de parole, et elle raconte le drame au public, d’unelangue volubile.

-Ah! sur le moment, je l’aurais le tué, si je ne l’aimais tant.Est-ce malin, ce petit outil d’hameçon! J’ai cru qu’il m’enlevaitau ciel.

Soeur Ernestine propose d’aller l’encroter loin, au bout dujardin, dans un trou, et de piétiner la terre.

-Ah! mais non! dit grand frère Félix, moi je le garde. Je veuxpêcher avec. Bigre! un hameçon trempé dans le sang à maman, c’estça qui sera bon! Ce que je vais les sortir, les poissons! malheur!des gros comme la cuisse!

Et il secoue Poil de Carotte, qui, toujours stupéfait d’avoiréchappé au châtiment, exagère encore son repentir, rend par lagorge les gémissements rauques et lave à grande eau les taches desa laide figure à claques.

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