Poil de carotte

Chapitre 10La luzerne

Poil de Carotte et grand frère Félix reviennent de vêpres et sehâtent d’arriver à la maison, car c’est l’heure du goûter de quatreheures.

Grand frère Félix aura une tartine de beurre ou de confitures,et Poil de Carotte une tartine de rien parce que il a voulu fairel’homme trop tôt, et déclaré, devant témoins, qu’il n’est pasgourmand. Il aime les choses nature, mange d’ordinaire son painavec affection et, ce soir encore, marche plus vite que grand frèreFélix, afin d’être servi le premier. Parfois le pain sec sembledur. Alors Poil de Carotte se jette dessus, comme on attaque unennemi, l’empoigne, lui donne des coups de dents, des coups detête, le morcelle, et fait voler des éclats. Rangés autour de lui,ses parents le regardent avec curiosité.

Son estomac d’autruche digérait des pierres, un vieux sou tachéde vert-de-gris. En résumé, il ne se montre point difficile ànourrir. Il pèse sur le loquet de la porte. Elle est fermée.

-Je crois que nos parents n’y sont pas. Frappe du pied, toi, ditil.

Grand frère Félix, jurant le nom de Dieu, se précipite sur lalourde porte garnie de clous et la fait longtemps retentir. Puistous deux, unissant leurs efforts, se meurtrissent en vain lesépaules.

Poil de Carotte: Décidément, ils n’y sont pas.

Grand frère Félix: Mais où sont-ils? On ne peut pas tout savoir.Asseyons-nous.

Les marches de l’escalier froides sous leurs fesses, ils sesentent une faim inaccoutumée. Par des bâillements, des chocs depoing au creux de la poitrine, ils en expriment toute laviolence.

Grand frère Félix: S’ils s’imaginent que je les attendrai!

Poil de Carotte: C’est pourtant ce que nous avons de mieux àfaire.

Grand frère Félix: Je ne les attendrai pas. Je ne veux pasmourir de faim, moi. Je veux manger tout de suite, n’importe quoi,de l’herbe.

Poil de Carotte: De l’herbe! c’est une idée, et nos parentsseront attrapés.

Grand frère Félix: Dame! on mange bien de la salade. Entre nous,de la luzerne, par exemple, c’est aussi tendre que de la salade.C’est de la salade sans l’huile et le vinaigre.

Poil de Carotte: On n’a pas besoin de la retourner.

Grand frère Félix: Veux-tu parier que j’en mange, moi, de laluzerne, et que tu n’en manges pas, toi?

Poil de Carotte: Pourquoi toi et pas moi?

Grand frère Félix: Blague à part, veux-tu parier?

Poil de Carotte: Mais si d’abord nous demandions aux voisinschacun une tranche de pain avec du lait caillé pour écarterdessus?

Grand frère Félix: Je préfère la luzerne.

Poil de Carotte: Partons!

Bientôt le champ de luzerne déploie sous leurs yeux sa verdeurappétissante. Dès l’entrée, ils se réjouissent de traîner lessouliers, d’écraser les tiges molles, de marquer d’étroits cheminsqui inquiéteront longtemps et feront dire:

-Quelle bête a passé par ici?

A travers leurs culottes, une fraîcheur pénètre jusqu’auxmollets peu à peu engourdis.

Ils s’arrêtent au milieu du champ et se laissent tomber à platventre.

-On est bien, dit grand frère Félix.

Le visage chatouillé, ils rient comme autrefois quand ilscouchaient ensemble dans le même lit et que M. Lepic leur criait dela chambre voisine:

-Dormirez-vous, sales gars?

Ils oublient leur faim et se mettent à nager en marin, en chien,en grenouille. Les deux têtes seules émergent. Ils coupent de lamain, refoulent du pied les petites vagues vertes aisément brisées.Mortes, elles ne se referment plus.

-J’en ai jusqu’au menton, dit grand frère Félix.

-Regarde comme j’avance, dit Poil de Carotte.

Ils doivent se reposer, savourer avec plus de calme leurbonheur.

Accoudés, ils suivent du regard les galeries soufflées quecreusent les taupes et qui zigzaguent à fleur de sol, comme à fleurde peau les veines des vieillards. Tantôt ils les perdent de vue,tantôt elles débouchent dans une clairière, où la cuscute rongeuse,parasite méchante, choléra des bonnes luzernes, étend sa barbe defilaments roux. Les taupinières y forment un minuscule village dehuttes dressées à la mode indienne.

-Ce n’est pas tout ça, dit grand frère Félix, mangeons. Jecommence. Prends garde de toucher à ma portion.

Avec son bras comme rayon, il décrit un arc de cercle.

-J’ai assez du reste, dit Poil de Carotte.

Les deux têtes disparaissent. Qui les devinerait?

Le vent souffle de douces haleines, retourne les minces feuillesde luzerne, en montre les dessous pâles, et le champ tout entierest parcouru de frissons.

Grand frère Félix arraches des brassées de fourrage, s’enenveloppe la tête, feint de se bourrer, imite le bruit de mâchoiresd’un veau inexpérimenté qui se gonfle. Et tandis qu’il faitsemblant de dévorer tout, les racines mêmes, car il connaît la vie,Poil de Carotte le prend au sérieux, et, plus délicat, ne choisitque les belles feuilles.

Du bout de son nez il les courbe, les amène à sa bouche et lesmâche posément.

Pourquoi se presser? La table n’est pas louée. La foire n’estpas sur le pont.

Et les dents crissantes, la langue amère, le coeur soulevé, ilavale, se régale.

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