Poil de carotte

Chapitre 17La marmite

Elles sont rares pour Poil de Carotte, les occasions de serendre utile à sa famille. Tapi dans un coin, il les attend aupassage. Il peut écouter, sans opinion préconçue, et, le momentvenu, sortir de l’ombre, et, comme une personne réfléchie, quiseule garde toute sa tête au milieu de gens que les passionstroublent, prendre en mains la direction des affaires.

Or il devine que madame Lepic a besoin d’un aide intelligent etsûr. Certes, elle ne l’avouera pas, trop fière. L’accord se feratacitement, et Poil de Carotte devra agir sans être encouragé, sansespérer une récompense.

Il s’y décide.

Du matin au soir, une marmite pend à la crémaillère de lacheminée. L’hiver, où if faut beaucoup d’eau chaude, on la remplitet on la vide souvent, et elle bouillonne sur un grand feu.

L’été on use de son eau qu’après chaque repas, pour laver lavaisselle, et le reste du temps elle bout sans utilité, avec unpetit sifflement continu, tandis que sous son ventre fendillé, deuxbûches fument, presque éteintes.

Parfois Honorine n’entend plus siffler. Elle se penche et prêtel’oreille.

-Tout s’est évaporé, dit-elle.

Elle verse un seau d’eau dans la marmite, rapproche les deuxbûches et remue la cendre. Bientôt le doux chantonnement recommenceet Honorine tranquillisée va s’occuper ailleurs.

On lui dirait:

-Honorine, pourquoi faites-vous chauffer de l’eau qui ne voussert plus? Enlevez donc votre marmite; éteignez le feu. Vous brûlezdu bois comme s’il ne coûtait rien. Tant de pauvres gèlent, dèsqu’arrive le froid. Vous êtes pourtant une femme économe.

Elle secouerait la tête. Elle a toujours vu une marmite pendreau bout de la crémaillère. Elle a toujours entendu de l’eaubouillir et, la marmite vidée, qu’il pleuve, qu’il vente ou que lesoleil tape, elle l’a toujours remplie.

Et maintenant, il n’est même plus nécessaire qu’elle touche lamarmite, ni qu’elle la voie; elle la connaît par coeur. Il luisuffit de l’écouter, et si la marmite se tait, elle y jette un seaud’eau, comme elle enfilerait une perle, tellement habituée quejusqu’ici elle n’a jamais manqué son coup.

Elle le manque aujourd’hui pour la première fois.

Toute l’eau tombe dans le feu et un nuage de cendre, comme unebête dérangée qui se fâche, saute sur Honorine, l’enveloppe,l’étouffe et la brûle.

Elle pousse un cri, éternue et crache en reculant.

-Châcre! dit-elle, j’ai cru que le diable sortait de dessousterre.

Les yeux collés et cuisants, elle tâtonne avec ses mainsnoircies dans la nuit de la cheminée.

-Ah! je m’explique, dit-elle stupéfaite. La marmite n’y estplus… Ma foi non, dit-elle, je ne m’explique pas. La marmite yétait encore tout à l’heure. Sûrement, puisqu’elle sifflait commeun flûteau.

On a dû l’enlever quand Honorine tournait le dos pour secouerpar la fenêtre un plein tablier d’épluchures.

Mais qui donc?

Madame Lepic paraît sévère et calme sur le paillasson de lachambre à coucher.

-Quel bruit, Honorine! -Du bruit, du bruit! s’écrie Honorine. Lebeau malheur que je fasse du bruit! un peu plus je me rôtissais.Regardez mes sabots, mon jupon, mes mains. J’ai de la boue sur moncaraco et des morceaux de charbon dans mes poches.

Madame Lepic: Je regarde cette mare qui dégouline de lacheminée, Honorine. Elle va faire du propre.

Honorine: Pourquoi qu’on me vole ma marmite sans me prévenir.C’est peut-être vous seulement qui l’avez prise?

Madame Lepic: Cette marmite appartient à tout le monde ici,Honorine. Faut-il par hasard, que moi ou monsieur Lepic, ou mesenfants, nous vous demandions la permission de nous en servir?

Honorine: Je dirai des sottises, tant je me sens colère.

Madame Lepic: Contre nous ou contre vous, ma brave Honorine?Oui, contre qui? Sans être curieuse, je voudrais le savoir. Vous medémontez. Sous prétexte que la marmite a disparu, vous jetezgaillardement un seau d’eau dans le feu, et têtue, loin d’avouervotre maladresse, vous vous en prenez aux autres, à moi-même. Je latrouve raide, ma parole!

Honorine: Mon petit Poil de Carotte, sais-tu où est mamarmite?

Madame Lepic: Comment le saurait-il, lui, un enfantirresponsable? Laissez donc votre marmite. Rappelez-vous plutôtvotre mot d’hier: « Le jour où je m’apercevrai que je ne peu mêmeplus faire chauffer de l’eau, je m’en irai toute seule, sans qu’onme pousse. » Certes, je trouvais vos yeux malades, mais je necroyais pas votre état désespéré. Je n’ajoute rien, Honorine;mettez-vous à ma place. Vous êtes au courant, comme moi, de lasituation; jugez et concluez. Oh! ne vous gênez point, pleurez. Ily a de quoi.

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