Poil de carotte

Chapitre 16Honorine

Madame Lepic: Quel âge avez-vous donc, déjà, Honorine?

Honorine: Soixante-sept ans depuis la Toussaint, madameLepic.

Madame Lepic: Vous voilà vieille, ma pauvre vieille!

Honorine: Ça ne prouve rien, quand on peut travailler. Jamais jen’ai été malade. Je crois les chevaux moins durs que moi.

Madame Lepic: Voulez-vous que je vous dise une chose, Honorine?Vous mourrez tout d’un coup. Quelque soir, en revenant de larivière, vous sentirez votre hotte plus écrasante, votre brouetteplus lourde à pousser que les autres soirs; vous tomberez à genouxentre les brancards, le nez sur votre linge mouillé, et vous serezperdue. On vous relèvera morte.

Honrine: Vous me faites rire, madame Lepic; n’ayez pas crainte;la jambe et le bras vont encore.

Madame Lepic: Vous vous courbez un peu, il est vrai, mais quandle dos s’arrondit, on lave avec moins de fatigue dans les reins.Quel dommage que votre vue baisse! Ne dites pas non, Honorine!Depuis quelque temps, je le remarque.

Honorine: Oh! j’y vois clair comme à mon mariage.

Madame Lepic: Bon! ouvrez le placard, et donnez-moi uneassiette, n’importe laquelle. Si vous essuyez comme il faut votrevaisselle, pourquoi cette buée?

Honorine: Il y a de l’humidité dans le placard.

Madame Lepic: Y a-t-il aussi, dans le placard, des doigts qui sepromènent sur les assiettes? Regardez cette trace.

Honorine: Où donc, s’il vous plaît, madame? je ne vois rien.

Madame Lepic: C’est ce que je vous reproche, Honorine.Entendez-moi. Je ne dis pas que vous vous relâchez, j’aurais tort;je ne connais point de femme au pays qui vous vaille par l’énergie;seulement vous vieillissez. Moi aussi, je vieillis; nousvieillissons tous, et il arrive que la bonne volonté ne suffit pas.Je parie que des fois vous sentez une espèce de toile sur vos yeux.Et vous avez beau frotter, elle reste.

Honorine: Pourtant, je les écarquille bien et je ne vois pastrouble comme si j’avais la tête dans un seau d’eau.

Madame Lepic: Si, si, Honorine vous pouvez me croire. Hierencore, vous avez donné à monsieur Lepic un verre sale. Je n’airien dit, par peur de vous chagriner en provoquant une histoire.Monsieur Lepic, non plus, n’a rien dit. Il ne dit jamais rien, maisrien ne lui échappe. On s’imagine qu’il est indifférent: erreur! Ilobserve, et tout se grave derrière son front. Il a simplementrepoussé du doigt votre verre, et il a eu le courage de déjeunersans boire. Je souffrais pour vous et lui.

Honorine: Diable aussi que monsieur Lepic se gêne avec sadomestique! Il n’avait qu’à parler et je lui changeais sonverre.

Madame Lepic: Possible, Honorine, mais de plus malignes que vousne font pas parler monsieur Lepic décidé à ce taire. J’y ai renoncémoi-même. D’ailleurs la question n’est pas là. Je me résume: votrevue faiblit chaque jour un peu. S’il n’y a que demi-mal, quand ils’agit d’un gros ouvrage d’une lessive, les ouvrages de finesse nesont plus votre affaire. Malgré le surcroît de dépense, jechercherais volontiers quelqu’un pour vous aider…

Honorine: Je ne m’accorderais jamais avec une autre femme dansmes jambes, madame Lepic.

Madame Lepic: J’allais le dire. Alors quoi? Franchement, que meconseillez-vous?

Honorine: Ça marchera bien ainsi jusqu’à ma mort.

Madame Lepic: Votre mort! Y songez-vous, Honorine? Capable denous enterrer tous, comme je le souhaite, supposez-vous que jecompte sur votre mort?

Honorine: Vous n’avez peut-être pas l’intention de me renvoyer àcause d’un coup de torchon de travers. D’abord je ne quitte votremaison que si vous me jetez à la porte. Et une fois dehors, ilfaudra donc crever?

Madame Lepic: Qui parle de vous renvoyer, Honorine? Vous voilàtoute rouge. Nous causons l’une avec l’autre, amicalement, et puisvous vous fâchez, vous dites des bêtises plus grosses quel’église.

Honorine: Dame! est-ce que je sais, moi?

Madame Lepic: Et moi? Vous ne perdez la vue ni par votre faute,ni par la mienne. J’espère que le médecin vous guérira. Ça arrive.En attendant, laquelle de nous deux est la plus embarrassée. Vousne soupçonnez même pas que vos yeux prennent la maladie. Le ménageen souffre. Je vous avertis par charité, pour prévenir desaccidents, et aussi parce que j’ai le droit, il me semble, defaire, avec douceur, une observation.

Honorine: Tant que vous voudrez. Faites à votre aise, madameLepic. Un moment je me voyais dans la rue; vous me rassurez. De moncôté, je surveillerai mes assiettes, je le garantis.

Madame Lepic: Est-ce que je demande autre chose? Je vaux mieuxque ma réputation, Honorine, et je ne me priverai de vos servicesque si vous m’y obligez absolument.

Honorine: Dans ce cas-là, madame Lepic, ne soufflez mot.Maintenant je me crois utile et je crierais à l’injustice si vousme chassiez. Mais le jour où je m’apercevrai que je deviens àcharge et que je ne sais même plus faire chauffer une marmite d’eausur le feu, je m’en irai tout de suite, toute seule, sans qu’on mepousse.

Madame Lepic: Et sans oublier, Honorine, que vous trouvereztoujours un restant de soupe à la maison.

Honorine: Non, madame Lepic, point de soupe; seulement du pain.Depuis que la mère Maïtte ne mange que du pain, elle ne veut pasmourir.

Madame Lepic: Et savez-vous qu’elle a au moins cent ans? etsavez-vous encore une chose, Honorine? les mendiants sont plusheureux que nous, c’est moi qui vous le dis.

Honorine: Puisque vous le dites, je dis comme vous, madameLepic.

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