Poil de carotte

Chapitre 35Mathilde

-Tu sais, maman, dit soeur Ernestine essoufflée à madame Lepic,Poil de Carotte joue encore au mari et à la femme avec la petiteMathilde, dans le pré. Grand frère Félix les habille. C’estpourtant défendu, si je ne me trompe.

En effet, dans le pré, la petite Mathilde se tient immobile etraide sous sa toilette de clématite sauvage à fleurs blanches.Toute parée, elle semble vraiment une fiancée garnie d’oranger. Etelle en a, de quoi calmer toutes les coliques de la vie.

La clématite, d’abord nattée en couronne sur la tête, descendpar flots sous le menton, derrière le dos, le long des bras,volubile, enguirlande la taille et forme à terre une queue rampanteque grand frère Félix ne se lasse pas d’allonger.

Il recule et dit:

-Ne bouge plus! A ton tour, Poil de Carotte.

A son tour, Poil de Carotte est habillé en jeune marié,également couvert de clématites où, çà et là, éclatent des pavots,des cenelles, un pissenlit jaune, afin qu’on puisse le distinguerde Mathilde. Il n’a pas envie de rire, et tous trois gardent leursérieux. Ils savent quel ton convient à chaque cérémonie. On doitrester triste aux enterrements, dès le début, jusqu’à la fin, etgrave aux mariages, jusqu’après la messe. Sinon, ce n’est plusamusant de jouer.

-Prenez-vous la main, dit grand frère Félix. En avant!doucement.

Ils s’avancent au pas, écartés. Quand Mathilde s’empêtre, elleretrousse sa traîne et la tient entre ses doigts. Poil de Carottegalamment l’attend, une jambe levée.

Grand frère Félix les conduit par le pré. Il marche à reculons,et les bras en balancier leur indiquent la cadence. Il se croitmonsieur le Maire et les salue, puis monsieur le Curé et les bénit,puis l’ami qui félicite et il les complimente, puis le violonisteet il racle, avec un bâton, un autre bâton.

Il les promène de long en large.

-Halte! dit-il, ça se dérange. Mais le temps d’aplatir d’uneclaque la couronne de Mathilde, il remet le cortège en branle.

-Aie! fait Mathilde qui grimace.

Une vrille de clématite luit tire les cheveux. Grand frère Félixarrache le tout. On continue.

-Ça y est, dit-il, maintenant vous êtes mariés, bichez-vous.

Comme ils hésitent:

-Eh bien! quoi! bichez-vous. Quand on est marié on se biche.Faites-vous la cour, une déclaration. Vous avez l’air plombés.

Supérieur, il se moque de leur inhabileté lui qui, peut-être, adéjà prononcé des paroles d’amour. Il donne l’exemple et bicheMathilde le premier, pour sa peine.

Poil de Carotte s’enhardit, cherche à travers la plantegrimpante le visage de Mathilde et la baise sur la joue.

-Ce n’est pas de la blague, dit-il, je me marierais bien avectoi.

Mathilde, comme elle l’a reçu, lui rend son baiser. Aussitôt,gauches, gênés, ils rougissent tous deux.

Grand frère Félix leur montre les cornes.

-Soleil! Soleil!

Ils se frotte deux doigts l’un contre l’autre et trépigne, desbousilles aux lèvres.

-Sont-ils buses! ils croient que c’est arrivé!

-D’abord, dit Poil de Carotte, je ne pique pas de soleil, etpuis ricane, ricane ce n’est pas toi qui m’empêcheras de me marieravec Mathilde, si maman veut.

Mais voici que maman vient répondre elle-même qu’elle ne veutpas. Elle pousse le barrière du pré. Elle entre suivie d’Ernestinela rapporteuse. En passant près de la haie, elle casse une rouettedont elle ôte les feuilles et garde les épines. Elle arrive droit,inévitable comme l’orage.

-Gare les calottes, dit grand frère Félix.

Il s’enfuit au bout du pré. Il est à l’abri et peut voir.

Poil de Carotte ne se sauve jamais. D’ordinaire, quoique lâche,il préfère en finir vite, et aujourd’hui il se sent brave.

Mathilde, tremblante, pleure comme une veuve, avec deshoquets.

Poil de Carotte: Ne crains rien. Je connais maman; elle n’en aque pour moi. J’attraperai tout.

Mathilde: Oui, mais ta maman va le dire à ma maman, et ma mamanva me battre.

Poil de Carotte: Corriger; on dit corriger, comme pour lesdevoirs de vacances. Est-ce qu’elle te corrige, ta maman?

Mathilde: Des fois; ça dépend.

Poil de Carotte: Pour moi, c’est toujours sûr.

Mathilde: Mais je n’ai rien fait.

Poil de Carotte: Ça ne fait rien. Attention!

Madame Lepic approche. Elle les tient. Elle a le temps. Elleralentit son allure. Elle est si près que soeur Ernestine, par peurdes chocs en retour, s’arrête au bord du cercle où l’action seconcentrera. Poil de Carotte se campe devant « sa femme », quisanglote plus fort. Les clématites sauvages mêlent leurs fleursblanches. La rouette de madame Lepic se lève, prête à cingler. Poilde Carotte, pâle, croise ses bras, et la nuque raccourcie, lesreins chauds déjà, les mollets lui cuisant d’avance, il a l’orgueilde s’écrier:

-Qu’est-ce que ça fait, pourvu qu’on rigole!

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