Poil de carotte

Chapitre 47Le mot de la fin

Le soir, après le dîner où madame Lepic, malade et couchée, n’apoint paru, où, chacun s’est tu, non seulement par habitude, maisencore par gêne, M. Lepic noue sa serviette qu’il jette sur latable et dit: -Personne ne vient se promener avec moi jusqu’aubiquignon, sur la vieille route?

Poil de Carotte comprend que M. Lepic a choisi cette manière del’inviter. Il se lève aussi, porte sa chaise vers le mur commetoujours, et il suit docilement son père.

D’abord ils marchent silencieux. La question inévitable ne vientpas tout de suite. Poil de Carotte, en son esprit, s’exerce à ladeviner et à lui répondre. Il est prêt. Fortement ébranlé, il neregrette rien. Il a eu dans sa journée une telle émotion qu’il n’encraint pas de plus forte. Et le son de voix même de M. Lepic qui sedécide, le rassure.

Monsieur Lepic: Qu’est-ce que tu attends pour m’expliquer tadernière conduite qui chagrine ta mère?

Poil de Carotte: Mon cher papa, j’ai longtemps hésité mais ilfaut en finir. Je l’avoue: je n’aime plus maman.

Monsieur Lepic: Ah! A cause de quoi? Depuis quand ?

Poil de Carotte: A cause de tout. Depuis que je la connais.

Monsieur Lepic: Ah! c’est malheureux, mon garçon! Au moins,raconte-moi ce qu’elle t’a fait.

Poil de Carotte: Ce serait long. D’ailleurs, ne t’aperçois-tu derien?

Monsieur Lepic: Si. J’ai remarqué que tu boudais souvent.

Poil de Carotte: Ça m’exaspère qu’on me dise que je boude.Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sérieuse.Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin,calmé, déridé. Surtout n’ayez pas l’air de vous occuper de lui.C’est sans importance.

Je te demande pardon, mon papa, ce n’est sans importance quepour les pères et mère et les étrangers. Je boude quelquefois, j’enconviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t’assure, que jerage énergiquement de tout mon coeur, et je n’oublie plusl’offense.

Monsieur Lepic: Mais si, mais si, tu oublieras cestaquineries.

Poil de Carotte: Mais non, mais non. Tu ne sais pas tout, toi,tu restes si peu à la maison.

Monsieur Lepic: Je suis obligé de voyager.

Poil de Carotte, avec suffisance: Les affaires sont lesaffaires, mon papa. Tes soucis t’absorbent, tandis que maman, c’estle cas de te le dire, n’a pas d’autre chien que moi à fouetter. Jeme garde de m’en prendre à toi. Certainement je n’aurais qu’àmoucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l’exiges, jete mettrai au courant du passé. Tu verras si j’exagère et si j’aide la mémoire. Mais déjà, mon papa, je te prie de me conseiller. Jevoudrais me séparer de ma mère. Quel serait, à ton avis, le moyenle plus simple?

Monsieur Lepic: Tu ne la vois que deux mois par an, auxvacances.

Poil de Carotte: Tu devrais me permettre de les passer à lapension. J’y progresserais.

Monsieur Lepic: C’est une faveur réservée aux élèves pauvres. Lemonde croirait que je t’abandonne. D’ailleurs, ne pense pas qu’àtoi. En ce qui me concerne, ta société me manquerait.

Poil de Carotte: Tu viendras me voir, papa.

Monsieur Lepic: Les promenades pour le plaisir coûtent cher,Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Tu profiterais de tes voyages forcés. Tu feraisun petit détour.

Monsieur Lepic: Non. Je t’ai traité jusqu’ici comme ton frère etsoeur, avec le soin de ne privilégier personne. Je continuerai.

Poil de Carotte: Alors, laissons mes études. Retire-moi de lapension, sous prétexte que j’y vole ton argent, et je choisirai unmétier.

Monsieur Lepic: Lequel? Veux-tu que je te place comme apprentichez un cordonnier, par exemple?

Poil de Carotte: Là ou ailleurs. Je gagnerais a vie et je seraislibre.

Monsieur Lepic: Trop tard, mon pauvre Poil de Carotte. Mesuis-je imposé pour ton instruction de grands sacrifices, afin quetu cloues des semelles?

Poil de Carotte: Si pourtant je te disais, papa, que j’ai essayéde me tuer.

Monsieur Lepic: Tu charges! Poil de Carotte.

Poil de Carotte: Je te jure que pas plus tard qu’hier, jevoulais encore me prendre.

Monsieur Lepic: Et te voilà. Donc tu n’en avais guère l’envie.Mais au souvenir de ton suicide manqué, tu dresses fièrement latête. Tu t’imagines que la mort n’a tenté que toi. Poil de Carotte,l’égoïsme te perdra. Tu tires toute la couverture. Tu te crois seuldans l’univers.

Poil de Carotte: Papa, mon frère est heureux, ma soeur estheureuse, et si maman n’éprouve aucun plaisir à me taquiner, commetu dis, je donne ma langue au chat. Enfin, pour ta part, tu domineset on te redoute, même ma mère. Elle ne peut rien contre tonbonheur. Ce qui prouve qu’il y a des gens heureux parmi l’espècehumaine.

Monsieur Lepic: Petite espèce humaine à tête carrée, turaisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des coeurs? Comprends-tudéjà toutes les choses?

Poil de Carotte: Mes choses à moi, oui, papa; du moins jetâche.

Monsieur Lepic: Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce aubonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux quemaintenant, jamais, jamais.

Poil de Carotte: Ça promet.

Monsieur Lepic: Résigne-toi, blinde-toi, jusqu’à ce que majeuret ton maître, tu puisses t’affranchir, nous renier et changer defamille, sinon de caractère et d’humeur. D’ici là, essaie deprendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres,ceux mêmes qui vivent le plus près de toi; tu t’amuserais; je tegarantis des surprises consolantes.

Poil de Carotte: Sans doute, les autre ont leurs peines. Mais jeles plaindrai demain. Je réclame aujourd’hui la justice pour moncompte. Quel sort ne serait préférable au mien? J’ai une mère.Cette mère ne m’aime pas et je ne l’aime pas.

-Et moi, crois-tu donc que je l’aime? dit avec brusquerie M.Lepic impatienté.

A ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Ilregarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la boucheest rentrée comme honteuse d’avoir trop parlé, son front plissé,ses pattes d’oie et ses paupières baissées qui lui donnent l’air dedormir en marche.

Un instant Poil de Carotte s’empêche de parler. Il a peur que sajoie secrète et cette main qu’il saisit et qu’il garde presque deforce, tout ne s’envole.

Puis il ferme le poing, menace le village qui s’assoupit là-basdans les ténèbres et il lui crie avec emphase:

-Mauvaise femme! te voilà complète. Je te déteste.

-Tais-toi, dit M. Lepic, c’est ta mère après tout.

-Oh! répond Poil de Carotte, redevenu simple et prudent, je nedis pas ça parce que c’est ma mère.

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