Poil de carotte

Chapitre 14La mèche

Le dimanche, madame Lepic exige que ses fils aillent à la messe.On les fait beaux et soeur Ernestine préside elle-même à leurtoilette, au risque d’être en retard pour la sienne. Elle choisitles cravates, lime les ongles, distribue les paroissiens et donnele plus gros à Poil de Carotte. Mais surtout elle pommade sesfrères.

C’est une rage qu’elle a. Si Poil de Carotte, comme un JeanFillou, se laisse faire, grand frère Félix prévient sa soeur qu’ilfinira par se fâcher aussi elle triche:

-Cette fois, dit-elle, je me suis oubliée, je ne l’ai pas faitexprès, et je te jure qu’à partir de dimanche prochain, tu n’enaura plus.

Et toujours elle réussit à lui en mettre un doigt.

-Il arrivera malheur, dit grand frère Félix.

Ce matin, roulé dans sa serviette, la tête basse, comme soeurErnestine ruse encore, il ne s’aperçoit de rien.

-Là, dit-elle, je t’obéis, tu ne bougonneras point, regarde lepot fermé sur la cheminée. Suis-je gentille? D’ailleurs je n’aiaucun mérite. Il faudrait du ciment pour Poil de Carotte, mais avectoi, la pommade est inutile. Tes cheveux frisent et bouffent toutseuls. Ta tête ressemble à un chou-fleur et cette raie durerajusqu’à la nuit.

-Je te remercie, dit grand frère Félix.

Il se lève sans défiance. Il néglige de vérifier commed’ordinaire, en passant sa main sur ses cheveux.

Soeur Ernestine achève de l’habiller, le pomponne et lui met degants de filoselle blanche.

-Ça y est? dit grand frère Félix.

-Tu brilles comme un prince, dit soeur Ernestine, il ne temanque que ta casquette. Va la chercher dans l’armoire.

Mais grand frère Félix se trompe. Il passe devant l’armoire. Ilcourt au buffet, l’ouvre, empoigne une carafe pleine d’eau et lavide sur sa tête, avec tranquillité.

-Je t’avais prévenue, ma soeur, dit-il. Je n’aime pas qu’on semoque de moi. Tu es encore trop petite pour rouler un vieux de lavieille. Si jamais tu recommences, j’irai noyer ta pommade dans larivière.

Ses cheveux aplatis, son costume du dimanche ruisselant, et touttrempé, il attend qu’on le change ou que le soleil le sèche, auchoix: ça luit est égal.

-Quel type! se dit Poil de Carotte, immobile d’admiration. Il necraint personne, et si j’essayais de l’imiter, on rirait bien.Mieux vaut laisser croire que je ne déteste pas la pommade.

Mais tandis que Poil de Carotte se résigne d’un coeur habitué,ses cheveux le vengent à son insu.

Couché de force, quelque temps, sous la pommade, ils font lesmorts; puis ils se dégourdissent, et par une invisible pousséebossellent leur léger moule luisant, le fendillent, le crèvent.

On dirait un chaume qui dégèle. Et bientôt la première mèche sedresse en l’air, droite, libre.

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