Poil de carotte

Chapitre 30Le chat

I

Poil de Carotte l’a entendu dire: rien ne vaut la viande de chatpour pêcher les écrevisses, ni les tripes d’un poulet, ni lesdéchets d’une boucherie.

Or il connaît un chat, méprisé parce qu’il est vieux, malade, etçà et là, pelé. Poil de Carotte l’invite à venir prendre une tassede lait chez lui, dans son toiton. Ils seront seuls. Il se peutqu’un rat s’aventure hors du mur, mais Poil de Carotte ne prometque la tasse de lait. Il l’a posée dans un coin. Il y pousse lechat et dit:

-Régale-toi.

Il lui flatte l’échine, lui donne des noms tendres, observe sesvifs coups de langue, puis s’attendrit.

-Pauvre vieux, jouis de ton reste.

Le chat vide la tasse, nettoie le fond, essuie le bord, et il nelèche plus que ses lèvres sucrées.

-As-tu fini, bien fini? demande Poil de Carotte, qui le caressetoujours. Sans doute, tu boirais volontiers une autre tasse; maisje n’ai pu voler que celle-là. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peuplus tard!…

A ces mots, il lui applique au front le canon de sa carabine etfait feu.

La détonation étourdit Poil de Carotte. Il croit que le toitonmême a sauté, et quand le nuage se dissipe, il voit, à ses pieds,le chat qui le regarde d’un oeil.

Une moitié de la tête est emportée, et le sang coule dans latasse de lait.

-Il n’a pas l’air mort, dit Poil de Carotte. Mâtin, j’aipourtant visé juste.

Il n’ose bouger, tant l’oeil unique, d’un jaune éclat,l’inquiète.

Le chat, par le tremblement de son corps, indique qu’il vit,mais ne tente aucun effort pour se déplacer. Il semble saignerexprès dans la tasse, avec le soin que toutes les gouttes ytombent.

Poil de Carotte n’est pas un débutant. Il a tué des oiseauxsauvages, des animaux domestiques, un chien, pour son propreplaisir ou pour le compte d’autrui.

Il sait comment on procède, et que si la bête a la vie dure, ilfaut se dépêcher, s’exciter, rager, risquer, au besoin, une luttecorps à corps. Sinon, des accès de fausse sensibilité noussurprennent. On devient lâche. On perd du temps; on n’en finitjamais.

D’abord, il essaie quelques agaceries prudentes. Puis ilempoigne le chat par la queue et lui assène sur la nuque des coupsde carabine si violents, que chacun d’eux paraît le dernier, lecoup de grâce.

Les pattes folles, le chat moribond griffe l’air, serecroqueville en boule, ou se détend et ne crie pas.

-Qui donc m’affirmait que les chats pleurent, quand ils meurent?dit Poil de Carotte.

Il s’impatiente. C’est trop long. Il jette sa carabine, cerclele chat de ses bras, et s’exaltant à la pénétration des griffes,les dents jointes, les veines orageuses, il l’étouffe.

Mais il s’étouffe aussi, chancelle, épuisé, et tombe par terre,assis, sa figure collée contre la figure, ses deux yeux dans l’oeildu chat.

 

II

Poil de Carotte est maintenant couché sur son lit de fer. Sesparents et les amis de ses parents, mandés en hâte, visitent,courbés sous le plafond bas du toiton, les lieux où s’accomplit ledrame.

-Ah! dit sa mère, j’ai dû centupler mes forces pour lui arracherle chat broyé sur son coeur. Je vous certifie qu’il ne me serre pasainsi, moi.

Et tandis qu’elle explique les traces d’une férocité qui plustard aux veillées de famille, apparaîtra légendaire, Poil deCarotte dort et rêve:

Il se promène le long d’un ruisseau, où les rayons d’une luneinévitable remuent, se croisent comme les aiguilles d’unetricoteuse.

Sur les pêchettes, les morceaux du chat flambaient à traversl’eau transparente.

Des brumes blanches glissent au ras du pré, cachent peut-être delégers fantômes.

Poil de Carotte, ses mains derrière son dos, leur prouve qu’ilsn’ont rien à craindre.

Un boeuf approche, s’arrête et souffle, détale ensuite, répandjusqu’au ciel le bruit de ses quatre sabots et s’évanouit. Quelcalme, si le ruisseau bavard ne caquetait pas, ne chuchotait pas,n’agaçait pas autant, à luis seul, qu’une assemblée de vieillesfemmes.

Poil de Carotte, comme s’il voulait le frapper pour le fairetaire, lève doucement un bâton de pêchette et voici que du milieudes roseaux montent des écrevisses géantes.

Elles croissent encore et sortent de l’eau, droites, luisantes.Poil de Carotte, alourdi par l’angoisse, ne sait pas fuir.

Et les écrevisses l’entournent. Elles se haussent vers sa gorge.Elles crépitent. Déjà elles ouvrent leurs pinces toutesgrandes.

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