Poil de carotte

Chapitre 27Comme Brutus

Monsieur Lepic: Poil de Carotte, tu n’as pas travaillé l’annéedernière comme j’espérais. Tes bulletins disent que tu pourraisbeaucoup mieux faire. Tu rêvasses, tu lis des livres défendus. Douéd’une excellente mémoire, tu obtiens d’assez bonnes notes deleçons, et tu négliges tes devoirs. Poil de Carotte, il faut songerà devenir sérieux.

Poil de Carotte: Compte sur moi, papa. Je t’accorde que je mesuis un peu laissé aller l’année dernière. Cette fois, je me sensla bonne volonté de bûcher ferme. Je ne te promets pas d’être lepremier de ma classe en tout.

Monsieur Lepic: Essaie quand même.

Poil de Carotte: Non, papa, tu m’en demandes trop. Je neréussirai ni en géographie, ni en allemand, ni en physique etchimie, où les plus forts sont deux ou trois types nuls pour lereste et qui ne font que ça. Impossible de les dégoter; mais jeveux, -écoute, mon papa,- je veux, en composition française,bientôt tenir la corde et la garder, et si malgré mes efforts ellem’échappe, du moins je n’aurai rien à me reprocher et je pourraim’écrier fièrement comme Brutus: O vertu! tu n’es qu’un nom.

Monsieur Lepic: Ah! mon garçon, je crois que tu lesmanieras.

Grand frère Félix: Qu’est-ce qu’il dit, papa?

Soeur Ernestine: Moi, je n’ai pas entendu.

Madame Lepic: Moi non plus. Répète voir, Poil de Carotte?

Poil de Carotte: Oh! rien maman.

Madame Lepic: Comment? Tu ne disais rien, et tu pérorais sifort, rouge et le poing menaçant le ciel, que ta voix portaitjusqu’au bout du village! Répète cette phrase, afin que tout lemonde en profite.

Poil de Carotte: Ce n’est pas la peine, va, maman.

Madame Lepic: Si, si, tu parlais de quelqu’un; de quiparlais-tu?

Poil de Carotte: Tu ne le connais pas, maman.

Madame Lepic: Raison de plus. D’abord ménage ton esprit, s’il teplaît, et obéis.

Poil de Carotte: Eh bien! maman, nous causions avec mon papa quime donnait des conseils d’ami, et par hasard, je ne sais quelleidée m’est venue, pour le remercier, de prendre l’engagement, commece Romain qu’on appelait Brutus, d’invoquer la vertu…

Madame Lepic: Turlututu, tu barbotes. Je te prie de répéter,sans y changer un mot, et sur le même ton, ta phrase de tout àl’heure. Il me semble que je ne te demande pas le Pérou et que tuveux bien faire ça pour ta mère.

Grand frère Félix: Veux-tu que je te répète, moi, maman?

Madame Lepic: Non, lui le premier, toi ensuite, et nouscomparerons. Allez, Poil de Carotte, dépêchez.

Poil de Carotte: Il balbutie, d’une voie pleurardeVe-ertutu-u n’es qu’un-un nom.

Madame Lepic: Je désespère. On ne peut rien tirer de ce gamin.Il se laisserait rouer de coups, plutôt que d’être agréable à samère.

Grand frère Félix: Tiens, maman, voilà comme il a dit: Ilroule les yeux et lance des regards de défi. Si je ne suis paspremier en composition française. Il gonfle ses joues et frappedu pied. Je m’écrierai comme Brutus: Il lève les bras auplafond. O Vertu! Il les laisse tomber sur sescuisses, tu n’es qu’un nom! Voilà comme il a dit.

Madame Lepic: Bravo, superbe! Je te félicite, Poil de Carotte,et je déplore d’autant plus ton entêtement qu’une imitation ne vautjamais l’original.

Grand frère Félix: Mais, Poil de Carotte, est-ce bien Brutus quia dit ça? Ne serait-ce pas Caton?

Poil de Carotte: Je suis sûr de Brutus. « Puis il se jeta sur uneépée que lui tendit un de ses amis et mourut. »

Soeur Ernestine: Poil de Carotte a raison. Je me rappelle mêmeque Brutus simulait la folie avec de l’or dans une canne.

Poil de Carotte: Pardon, soeur, tu t’embrouilles. Tu confondsmon Brutus avec un autre.

Soeur Ernestine: Je croyais. Pourtant je te garantis quemademoiselle Sophie nous dicte un cours d’histoire qui vaut biencelui de ton professeur au lycée.

Madame Lepic: Peu importe. Ne vous disputez pas. L’essentiel estd’avoir un Brutus dans sa famille, et nous l’avons. Que grâce àPoil de Carotte, on nous envie! Nous ne connaissons point notrehonneur. Admirez le nouveau Brutus. Il parle latin comme un évêqueet refuse de dire deux fois la messe pour les sourds. Tournez-le:vu de face, il montre les taches d’une veste qu’il étrenneaujourd’hui, et vu de dos son pantalon déchiré. Seigneur, oùs’est-il encore fourré? Non,mais regardez-moi la touche de Poil deCarotte Brutus! Espèce de petite brute, va!

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