Poil de carotte

Chapitre 19Agathe

C’est Agathe, une petite fille d’Honorine, qui la remplace.

Curieusement, Poil de Carotte observe la nouvelle venue, qui,pendant quelques jours, détournera de lui sur elle, l’attention desLepic.

-Agathe, dit madame Lepic, frappez avant d’entrer, ce qui nesignifie pas que vous deviez défoncer les portes à coups de poingde cheval.

-Ça commence, se dit Poil de Carotte, mais je l’attends audéjeuner.

On mange dans la grande cuisine. Agathe, une serviette sur lebras, se tient prête à courir du fourneau vers le placard, duplacard vers la table, car elle ne sait guère marcher posément;elle préfère haleter, le sang aux joues.

Et elle parle trop vite, rie trop haut, a trop envie de bienfaire.

M. Lepic s’installe le premier, dénoue sa serviette, pousse sonassiette vers le plat qu’il voit devant lui, prend de la viande, dela sauce et ramène l’assiette. Il se sert à boire, et le doscourbé, les yeux baissés, il se nourrit sobrement aujourd’hui commechaque jour, avec indifférence.

Quand on change le plat, il se penche sur sa chaise et remue lacuisse.

Madame Lepic sert elle-même les enfants, d’abord grand frèreFélix parce que son estomac crie la faim, puis soeur Ernestine poursa qualité d’aînée, enfin Poil de Carotte qui se trouve au bout dela table.

Il n’en redemande jamais, comme si c’était formellement défendu.Une portion doit suffire. Si on lui fait des offres, il accepte, etsans boire, se gonfle de riz qu’il n’aime pas, pour flatter madameLepic, qui, seule de la famille, l’aime beaucoup.

Plus indépendants, grand frère Félix et soeur Ernestineveulent-ils une seconde portion; ils poussent, selon la méthode deM. Lepic, leur assiette du côté du plat.

Mais personne ne parle.

-Qu’est-ce qu’ils ont donc? se dit Agathe.

Ils n’ont rien. Ils sont ainsi, voilà tout. Elle ne peuts’empêcher de bâiller, les bras écartés, devant l’un et devantl’autre.

M. Lepic mange avec lenteur, comme s’il mâchait du verrepilé.

Madame Lepic, pourtant plus bavarde, entre ses repas, qu’uneagace, commande à table par gestes et signes de tête.

Soeur Ernestine lève les yeux au plafond.

Grand frère Félix sculpte sa mie de pain, et Poil de Carotte,qui n’a plus de timbale, ne se préoccupe que de ne pas nettoyer sonassiette, trop tôt, par gourmandise, ou trop tard, par lambinerie.Dans ce but, il se livre à des calculs compliqués.

Soudain M. Lepic va remplir une carafe d’eau.

-J’y serais bien allée, moi, dit Agathe.

Ou plutôt, elle ne dit pas, elle le pense seulement. Déjàatteinte du mal de tous, la langue lourde, elle n’ose parler, maisse croyant en faute, elle redouble d’attention.

M. Lepic n’a presque plus de pain. Agathe cette fois ne selaissera pas devancer. Elle le surveille au point d’oublier lesautres et que madame Lepic d’un sec

-Agathe, est-ce qu’il vous pousse une branche?

la rappelle à l’ordre.

-Voilà, madame, répond Agathe.

Et elle se multiplie sans quitter de l’oeil M. Lepic. Elle veutle conquérir par ses prévenances et tâchera de se signaler.

Il est temps.

Comme M. Lepic mord sa dernière bouchée de pain, elle seprécipite au placard et rapporte une couronne de cinq livres, nonentamée, qu’elle lui offre de bon coeur, tout heureuse d’avoirdeviné les désirs du maître.

Or, M. Lepic noue sa serviette, se lève de table, met sonchapeau et va dans le jardin fumer une cigarette.

Quand il a fini de déjeuner, il ne recommence pas.

Clouée, stupide, Agathe tenant sur son ventre la couronne quipèse cinq livres, semble la réclame en cire d’une fabriqued’appareils de sauvetage.

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