Poil de carotte

Chapitre 45La tempête de feuilles

Il y a longtemps que Poil de Carotte, rêveur, observe la plushaute feuille du grand peuplier.

Il songe creux et attend qu’elle remue. Elle semble détachée del’arbre, vivre à part, seule, sans queue, libre.

Chaque jour, elle se dore au premier et au dernier rayon dusoleil.

Depuis midi, elle garde une immobilité de morte, plutôt tacheque feuille, et Poil de Carotte perd patience, mal à son aise,lorsque enfin, elle fait un signe.

Au-dessous d’elle, une feuille proche fait le même signe.D’autres feuilles le répètent, le communiquent aux feuillesvoisines qui le passent rapidement.

Et c’est un signe d’alarme, car, à l’horizon, paraît l’ourletd’une calotte brune. Le peuplier déjà frissonne! Il tente de semouvoir, de déplacer les pesantes couches d’air qui le gênent.

Son inquiétude gagne le hêtre, un chêne, des marronniers, ettous les arbres du jardin s’avertissent, par gestes, qu’au ciel lacalotte s’élargit, pousse en avant sa bordure nette et sombre.

D’abord, ils excitent leurs branches minces et font faire lesoiseaux, le merle qui lançait une note au hasard, comme un poiscru, la tourterelle que Poil de Carotte voyait tout à l’heureverser, par saccades, les roucoulements de sa gorge peinte, et lapie insupportable avec sa queue de pie.

Puis ils mettent leurs grosses tentacules en branle poureffrayer l’ennemi.

La calotte livide continue son invasion lente.

Elle voûte peu à peu le ciel. Elle refoule l’azur, bouche lestrous qui laisseraient pénétrer l’air, prépare l’étouffement dePoil de Carotte. Parfois, on dirait qu’elle faiblit sous son proprepoids et va tomber sur le village; mais elle s’arrête à la pointedu clocher, dans la crainte de s’y déchirer.

La voilà si près que, sans autre provocation, la paniquecommence, les clameurs s’élèvent.

Les arbres mêlent leurs masses confuses et courroucées au fonddesquelles Poil de Carotte imagine des nids pleins d’yeux ronds etde becs blancs. Les cimes plongent et se redressent comme des têtesbrusquement réveillées. Les feuilles s’envolent par bandes,reviennent aussitôt, peureuses, apprivoisées, et tâchent de seraccrocher. Celles de l’acacia, fines, soupirent; celles du bouleauécorché des plaignent; celles du marronnier sifflent, et lesaristoloches grimpantes clapotent en se poursuivant sur le mur.

Plus bas, les pommiers trapus secouent leurs pommes, frappant lesol de coups sourds.

Plus bas, les groseilliers saignent des gouttes rouges, et lescassis des gouttes d’encre.

Et plus bas, les choux ivres agitent leurs oreilles d’âne et lesoignons montés se cognent entre eux, cassent leurs boules gonfléesde graines.

Pourquoi? Qu’ont-ils donc? Et qu’est-ce que cela veut dire? Ilne tonne pas. Il ne grêle pas. Ni un éclair, ni une goutte depluie. Mais c’est le noir orageux d’en haut, cette nuit silencieuseau milieu du jour qui les affole, qui épouvante Poil deCarotte.

Maintenant, la calotte s’est toute déployée sous le soleilmasqué.

Elle bouge, Poil de Carotte le sait; elle glisse et, faite denuages mobiles, elle fuira; il reverra le soleil. Pourtant, bienqu’elle plafonne le ciel entier, elle lui serre la tête, au front.Il ferme les yeux et elle lui bande douloureusement lespaupières.

Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles. Mais la tempêteentre chez lui, du dehors, avec ses cris, son tourbillon. Elleramasse son coeur comme un papier de rue.

Elle le froisse, le chiffonne, le roule, le réduit.

Et Poil de Carotte n’a bientôt plus qu’une boulette decoeur.

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