Le Comte de Moret – Tome II

XII

LE ROI RÈGNE.

Élevé au milieu des folles dépenses de la régence, où tout l’argent de la France s’en allait en fêtes et en carrousels donnés en l’honneur du beau cavalier-servant de la reine, parvenu au pouvoir, quand la France, appauvrie par le pillage du trésor de Henri IV, à si grand’peine amassé par Sully, avait vu tout son or passer aux mains des d’Épernon, des Guise, des Condé, de tous ces grands seigneurs enfin qu’il fallait acheter à quelque prix que ce fût, pour s’en faire un bouclier contre la haine populaire, qui accusait tout haut la reine de l’assassinat de son roi, Louis XIII avait toujours vécu pauvrement, jusqu’à l’heure où il avait nommé M. de Richelieu son premier ministre. Celui-ci, par une sage administration, étudiée sur celle de Sully, jointe à un désintéressement plus grand que celui de son prédécesseur, était parvenu à remettre de l’ordre dans les finances et à retrouver ce métal que l’on croyait être la propriété de la seule Espagne, – l’or.

Mais à quel prix ce dictateur du désespoir en était-il arrivé là ? Il n’y avait pas à songer à ce moyen employé en 1789, et qui n’empêcha pas la banqueroute de 1765, à taxer les nobles et le clergé. À la première proposition qu’il en eût faite, il eût été immédiatement renversé ; il lui fallut donc, et c’est là où son implacable fermeté le servit, il lui fallut l’aller chercher dans les entrailles mêmes de la France, dans le peuple, chez les pauvres. Dût le peuple aller toujours maigrissant, il lui fallait ruiner la France pour la sauver : à l’occident de l’Anglais, à l’orient et au nord de l’Autrichien, au midi de l’Espagnol.

En quatre ans, il augmenta la taille de dix-neuf millions ; en effet, il fallait créer la flotte, il fallait soutenir l’armée, il fallait fermer les yeux à la misère du peuple, ses oreilles aux cris des pauvres. Il fallait surtout, n’ayant ni philtre, ni breuvage, ni anneau enchanté, il fallait trouver un moyen de s’emparer du roi ; ce moyen, Richelieu le trouva : Louis XIII n’avait jamais eu d’argent, il lui en fit avoir.

De là venait l’éblouissement de Louis XIII et son admiration pour son ministre.

Comment ne pas admirer, en effet, un homme qui trouvait six millions sous sa propre responsabilité, quand le roi, non-seulement sur sa parole, mais encore sur sa signature, n’eût pas trouvé cinquante mille livres ?

Aussi avait-il peine à croire aux trois millions huit cent quatre-vingt mille livres de Richelieu.

Donc, la première-chose qu’il réclama de Charpentier, ce fut la clef du fameux trésor.

Charpentier, sans faire aucune observation, pria le roi de se lever, tira le bureau au milieu du cabinet, souleva le tapis sous lequel, la veille, le cardinal, aujourd’hui le roi, appuyait ses pieds, découvrit une trappe qu’il ouvrit au moyen d’un secret, et qui, en s’ouvrant, laissa voir un immense coffre de fer.

Ce coffre, moyennant une combinaison de lettres et de chiffres qu’il fit connaître au roi, s’ouvrit avec la même facilité, que la trappe, et montra aux yeux éblouis de Louis XIII, la somme qu’il était si pressé de voir.

Puis, saluant le roi, il se retira respectueusement selon l’ordre qu’il en avait préalablement reçu, laissant ces deux majestés, celle de l’or et celle du pouvoir, en face l’une de l’autre.

À cette époque, où il n’y avait point de banque, point de papier-monnaie, représentant les capitaux, le numéraire était rare en France. Les trois millions huit cent quatre-vingt mille livres du cardinal étaient donc représentées par un million à peu près d’or monnayé aux effigies de Charles IX, de Henri III et de Henri IV, par un million à peu près de doublons d’Espagne, par sept à huit cent mille livres en lingots du Mexique, et le reste par un petit sac de diamants dont chacun, entortillé comme un bonbon dans sa papillote, portait sa valeur sur une étiquette.

Louis XIII, au lieu du sentiment joyeux qu’il croyait éprouver à la vue de l’or, fut atteint, au contraire, d’une indicible tristesse ; après avoir examiné ces pièces, reconnu leurs différentes effigies, plongé son bras dans cette mer aux vagues fauves, pour en connaître la profondeur, après avoir pesé dans sa main les lingots d’or, miré au jour la limpidité des diamants et remis chaque chose à sa place, il se redressa, et, debout, regarda ces millions qui avaient coûté tant de peines à celui qui les avait réunis et qui étaient le fruit du dévouement le plus pur.

Il songeait avec quelle facilité il avait déjà de cette somme distrait trois cent mille livres pour récompenser des dévouements qui lui étaient ennemis, ainsi que les haines portées à l’homme de qui il la tenait, et il se demandait, quelque résistance qu’il opposât à ces demandes, si, dans ses mains, cet or aurait une destination aussi profitable à la France et à lui-même que s’il fût resté dans les mains de son ministre.

Puis, sans en tirer un carolus, il frappa deux coups sur le timbre pour appeler Charpentier, lui ordonna de refermer le coffre, puis la trappe ; puis, le coffre et la trappe refermés, il lui en rendit la clef.

– Vous ne donnerez rien de la somme renfermée dans ce coffre, dit-il, que sur un mot écrit par moi.

Charpentier s’inclina.

– Avec qui aurai-je à travailler, lui demanda le roi ?

– Monseigneur le cardinal, répondit le secrétaire, travaillait toujours seul.

– Seul ? et à quoi travaillait-il seul ?

– Aux affaires de l’État, Sire.

– Mais on ne travaille pas seul aux affaires de l’État ?

– Il avait des agents qui lui faisaient des rapports.

– Quels étaient ces principaux agents ?

– Le P. Joseph, l’Espagnol Lopez, M. de Souscarrières, puis d’autres encore que j’aurai l’honneur de nommer à Votre Majesté au fur et à mesure qu’ils se présenteront, ou que je lui présenterai leurs rapports. Au reste, tous sont prévenus que c’est à Votre Majesté désormais qu’ils auront affaire.

– C’est bien.

– En outre, Sire, continua Charpentier, il y a les agents envoyés par M. le cardinal aux différentes puissances de l’Europe ; M. de Beautru à l’Espagne, M. de La Saladie en Italie et M. de Charnassé en Allemagne. Des courriers en ont annoncé le retour pour aujourd’hui ou demain au plus tard.

– Aussitôt leur retour, après leur avoir transmis les ordres de M. le cardinal, vous les introduirez près de moi ; y a-t-il en ce moment quelqu’un qui attende ?

– M. Cavois, capitaine des gardes de M. le cardinal, désirerait avoir l’honneur d’être reçu par Votre Majesté.

– J’ai entendu dire que M. Cavois était un honnête homme et un brave soldat ; je serai bien aise de le voir.

Charpentier alla à la porte d’entrée.

– Monsieur Cavois ? dit-il.

Cavois parut.

– Entrez, monsieur Cavois, entrez, lui dit le roi ; vous avez désiré me parler ?

– Oui, Sire, j’ai une grâce à demander à Votre Majesté.

– Sire, on vous tient pour un bon serviteur, j’aurai plaisir à vous l’accorder.

– Sire, je désire que Votre Majesté veuille bien m’accorder mon congé.

– Votre congé ! et pourquoi ? monsieur Cavois.

– Parce que j’étais à M. le cardinal-ministre parce qu’il était ministre ; mais du moment où M. le cardinal n’est plus ministre, je ne suis plus à personne.

– Je vous demande pardon, monsieur, vous êtes à moi.

– Je sais que, si Votre Majesté l’exige, je ferai forcé de rester à son service ; mais je la préviens que je ferai un mauvais serviteur.

– Et pourquoi feriez-vous un mauvais serviteur à mon service, et en faisiez-vous un bon à celui de M. le cardinal ?

– Parce que le cœur y était, Sire.

– Et qu’il n’y est pas avec moi.

– Avec Votre Majesté, Sire, je dois avouer qu’il n’y a que le devoir.

– Et qui vous attachait donc si fort à M. le cardinal ?

– Le bien qu’il m’avait fait.

– Et si je veux vous faire du bien autant et plus que lui ?

Cavois secoua la tête.

– Ce n’est plus la même chose.

– Ce n’est plus la même chose, répéta le roi.

– Non, le bien se ressent selon le besoin qu’on a qu’il vous soit fait. Quand M. le cardinal m’a fait du bien, j’entrais en ménage. M. le cardinal m’a aidé à élever mes enfants, et dernièrement encore, il m’a accordé, ou plutôt il a accorde à ma femme un privilège sur lequel nous gagnerons douze à quinze mille livres par an.

– Ah ! ah ! M. le cardinal accorde aux femmes de ses serviteurs des charges de l’État qui rapportent de douze à quinze mille livres par an, c’est bon à savoir.

– Je n’ai pas dit une charge, Sire, j’ai dit un privilège.

– Et quel est ce privilège qu’il a accorde à Mme Cavois ?

– Le droit de louer, de compte à demi avec M. Michel, des chaises à porteurs dans les rues de Paris.

Le roi réfléchit un instant, regardant en dessous Cavois, debout, immobile, tenant son chapeau de la main droite ; et collant le petit doigt de sa main gauche à la couture de ses chausses.

– Et si je vous donnais dans mes gardes, M. Cavois, le même grade que vous avez dans les gardes de M. le cardinal ?

– Vous avez déjà M. de Jussac, Sire, qui est un officier irréprochable et auquel Votre Majesté ne voudrait pas faire de la peine.

– Je ferai Jussac maréchal-de-camp.

– Si M. de Jussac, et je n’en doute pas, aime Votre Majesté comme j’aime M. le cardinal, il préférera rester capitaine près du roi, que de devenir maréchal-de-camp loin de lui.

– Mais si vous quittiez le service, monsieur Cavois.

– C’est mon désir, Sire.

– Vous accepterez bien, en récompense du temps que vous avec passé près de M. le cardinal, une gratification de quinze cents ou deux mille pistoles.

– Sire, répondit Cavois en s’inclinant, du temps que j’ai passé chez M. le cardinal, j’ai été récompensé selon mes mérites et au-delà. On va faire la guerre, Sire, et pour la guerre il faut de l’argent, beaucoup d’argent, gardez les gratifications pour ceux qui se battront et non pour ceux qui, comme moi, ayant voué leur fortune à un homme, tombent avec cet homme.

– Tous les serviteurs de M. le cardinal sont-ils comme vous, monsieur Cavois ?

– Je le crois, Sire, et me tiens même pour un des moins dignes.

– Ainsi vous n’ambitionnez, vous ne désirez rien ?

– Rien, Sire, que l’honneur de suivre M. le cardinal partout où il ira, et de continuer à faire partie de sa maison, fût-ce comme le plus humble de ses serviteurs.

– C’est bien, monsieur Cavois, dit le roi piqué de cette persévérance du capitaine à tout refuser, vous êtes libre.

Cavois salua, sortit à reculons et heurta Charpentier qui entrait.

– Et vous, monsieur Charpentier, lui cria le roi, refuserez-vous aussi, comme M. Cavois, de me servir ?

– Non, Sire ; car j’ai reçu l’ordre de M. le cardinal de demeurer près de Votre Majesté jusqu’à ce qu’un autre ministre fût installé en son lieu et place, ou que Sa Majesté soit au courant du travail.

– Et quand je serai au courant du travail ou qu’un autre ministre sera installé, que ferez-vous ?

– Je demanderai la permission à Votre Majesté d’aller rejoindre M. le cardinal, qui est habitué à mon service.

– Mais, dit le roi, si je demandais à M. le cardinal de vous laisser près de moi ? J’ai besoin, du moment où j’aurais un ministre, qui, ne faisant pas tout comme M. le cardinal, me laissera quelque chose à faire, d’un homme honnête et intelligent, et je sais que vous réunissez ces deux qualités.

– Je ne doute pas, Sire, que M. le cardinal n’accordât à l’instant même sa demande à Votre Majesté, étant trop peu de chose pour qu’il me dispute à son maître et à son roi. Mais alors ce serait moi qui me jetterais à vos pieds, Sire ; et qui vous dirais : « J’ai un père de soixante-dix ans et une mère de soixante. Je puis les abandonner pour M. le cardinal qui les a secourus et qui les secourt encore dans leur misère ; mais le jour où je ne suis plus près de M. le cardinal, ma place est près d’eux, Sire, permettez à un fils d’aller fermer les yeux de ses vieux parents, et j’en suis certain, Sire ? non-seulement Votre Majesté m’accorderait ma prière, mais elle y applaudirait.

– Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement,

répondit Louis XIII de plus en plus piqué. Le jour où un nouveau ministre sera installé à la place de M. le cardinal, vous serez libre, monsieur Charpentier.

– Dois-je rendre à Votre Majesté la clef qu’elle m’a confiée ?

– Non, gardez-la, car si M. le cardinal, qui est si bien servi, que le roi a à lui envier ses serviteurs, vous l’a remise, c’est qu’elle ne pouvait être aux mains d’un plus honnête homme. Seulement, vous connaissez mon écriture et mon seing, faites-y honneur.

Charpentier s’inclina.

– N’avez-vous pas ici, demanda le roi, un certain Rossignol, dont j’ai entendu parler, déchiffreur habile, dit-on, de toute lettre secrète ?

– Oui, Sire.

– Je désire le voir.

– En frappant trois coups sur ce timbre, il viendra ; Sa Majesté désire-t-elle que je l’appelle ou veut-elle l’appeler elle-même ?

– Frappez, dit le roi.

Charpentier frappa et la porte de Rossignol s’ouvrit.

Rossignol tenait un papier à la main.

– Dois-je sortir ou demeurer, Sire ? demanda Charpentier.

– Laissez-nous, dit le roi. Charpentier sortit.

– C’est vous qu’on appelle Rossignol ? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit le petit homme, tout en continuant de fouiller des yeux, le papier.

– On vous dit habile déchiffreur ?

– Il est vrai que, sous ce rapport, Sire, je ne crois pas avoir mon pareil.

– Vous pouvez reconnaître tous les chiffres ?

– Il n’y en a qu’un que je n’ai pas reconnu jusqu’à présent ; mais, avec l’aide de Dieu, je le reconnaîtrai comme les autres.

– Quel est le dernier chiffre que vous avez reconnu ?

– Une lettre du duc de Lorraine à Monsieur.

– Mon frère !

– Oui, Sire, à Son Altesse royale.

– Et que disait M. de Lorraine à mon frère ?

– Votre Majesté désire-t-elle le savoir ?

– Sans doute.

– Je vais le lui aller chercher.

Il commença par l’original et lut :

JUPITER…

– MONSIEUR, dit Rossignol interrompant le roi.

« … est chassé de l’OLYMPE…, continua Louis XIII.

– Du LOUVRE, fit Rossignol.

– Et pourquoi Monsieur sera-t-il chassé de la cour ? demanda le roi.

– Parce qu’il conspire, répondit tranquillement Rossignol.

– Monsieur conspire ? et contre qui ?

– Contre Votre Majesté et contre l’État.

– Savez-vous ce que vous me dites-là, monsieur…

– Je dis à Votre Majesté ce qu’elle va lire, si elle continue.

– « … il peut, reprit Louis XIII, il peut se réfugier en CRÈTE…

– En LORRAINE.

– « … MINOS…

– Le duc CHARLES IV.

– « lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir ; mais la santé de CÉPHALE…

– La santé de VOTRE MAJESTÉ.

– C’est moi qu’on appelle Céphale ?

– Oui, Sire.

– Je sais ce qu’était Minos, mais j’ai oublié ce que c’était que Céphale. Qu’était ce que Céphale ?

– Un prince thessalien, Sire, époux d’une princesse athénienne très-belle, qu’il chassa de sa présence parce qu’elle lui avait été infidèle, mais avec laquelle il se raccommoda ensuite.

Louis XIII fronça le sourcil.

– Ah ! dit-il, et ce Céphale, mari d’une femme infidèle avec laquelle il s’est raccommodé, malgré son infidélité, c’est moi !

– Oui, Sire, c’est vous, répondit », tranquillement Rossignol.

– Vous en êtes sûr ?

– Pardieu ! D’ailleurs Votre Majesté va bien voir.

– Où en étions-nous ?

– « Si Monsieur est chassé du Louvre, il peut se réfugier en Lorraine, le duc Charles IV lui offrira l’hospitalité avec grand plaisir. Mais la santé de Céphale, c’est-à-dire du roi… – Vous en êtes là, Sire.

Le roi continua :

– « … ne peut durer… – Comment ne peut durer !

– C’est-à-dire que Votre Majesté est malade et très malade, de l’avis du duc de Lorraine, du moins.

– Oh ! fit le roi, pâlissant, je suis malade et très malade !

Il alla jusqu’à une glace et se regarda, fouilla dans ses poches pour chercher des sels ; mais n’en trouvant point, il secoua la tête, fit un effort sur lui-même, et d’une voix agitée continua de lire.

« … Pourquoi, en cas de mort, ne ferait-on pas épouser PROCRIS… – Procris ?

– Oui, LA REINE, fit Rossignol, Procris était la femme infidèle de Céphale.

– « … ne ferait-on pas épouser la reine à JUPITER. – à Monsieur ! s’écria le roi.

– Oui, Sire, à Monsieur.

– À Monsieur !

Le roi essuya de son mouchoir la sueur qui lui coulait du front et continua :

– « … Le bruit court que L’ORACLE…

M. LE CARDINAL

« … Veut se débarrasser de Procris pour faire épouser VÉNUS.

Le roi regarda Rossignol, qui continuait, tout en répondant au roi, de tourmenter le papier qu’il tenait à la main.

– VÉNUS ? répéta vivement le roi impatient.

– MADAME DE COMBALET, MADAME DE COMBALET, dit vivement Rossignol,

« … À CÉPHALE, continua le roi, me faire épouser madame de Combalet à moi ! où ont-ils pris cette visée ?

« … En attendant que JUPITER, c’est-à-dire Monsieur, continue de faire sa cour à HÉBÉ…

– À la PRINCESSE MARIE.

– « … Il est important que tout fin qu’il est ou plutôt qu’il se croit, l’ORACLE, ou le cardinal, se trompe en croyant JUPITER amoureux d’HÉBÉ.

« Signé MINOS. »

– CHARLES IV.

– Ah ! murmura le roi ; voilà donc le secret de ce grand amour que l’on sacrifia à la place de lieutenant général ; ah ! ma santé ne peut durer ; ah ! quand je serai mort on fera épouser ma veuve à mon frère. Mais, Dieu merci, quoique malade, et très malade, comme ils le disent, je ne suis pas mort encore. Ah !, mon frère conspire ! ah ! si sa conspiration est découverte, il se peut retirer en Lorraine et sera le bienvenu de la part du duc ; est-ce que d’une bouchée la France ne pourrait pas avaler la Lorraine et son duc ; ce n’était donc pas assez qu’elle nous eût donné les Guise ?

Puis, se retournant vivement vers Rossignol.

– Et comment, demanda le roi, cette lettre est-elle entre les mains de M. le cardinal ?

– Elle était confiée à M. Sénelle.

– Un de mes médecins, fit Louis XIII ; je suis véritablement bien entouré.

– Mais le valet de chambre de M. Sénelle, dans la prévision de quelque cabale entre la cour de Lorraine et celle de France, avait été d’avance acheté par le P. Joseph.

– Un habile homme que ce père Joseph, à ce qu’il paraît, dit le roi.

Rossignol cligna de l’œil.

– L’ombre de M. le cardinal, dit-il.

– Et alors, le valet, de chambre de Sénelle…

– Lui a volé la lettre et nous l’a envoyée.

– Qu’a fait Sénelle, alors ?

– Il n’était pas encore bien loin de Nancy, il y est revenu et a dit au duc qu’il avait par mégarde brûlé sa lettre avec d’autres papiers, le duc ne s’est douté de rien et lui en a donné une seconde ; c’est celle-là qu’a reçue S. A. R. Monsieur.

– Et qu’a répondu mon frère Jupiter au sage Minos ? demanda le roi en riant d’un rire fébrile dont ses moustaches restèrent un instant agitées, quoiqu’il eût cessé de parler.

– Je n’en sais encore rien, c’est sa réponse que je tiens.

– Comment, c’est sa réponse que vous tenez ?

– Oui, Sire.

– Donnez.

– Votre Majesté n’y comprendra rien, attendu que je n’y comprends rien moi-même.

– Comment cela ?

– Parce qu’à propos de la première lettre perdue, craignant quelque surprise, ils ont inventé un nouveau chiffre.

Le roi jeta les yeux sur la lettre et lut ces quelques mots parfaitement intelligibles.

– Astre so Be l’amb. dans la joie L. M. T. se veut être se.

– Et vous pouvez savoir ce que cela veut dire.

– Je le saurai demain, Sire.

– Ce n’est point l’écriture de mon frère.

– Non, certe, le valet de chambre n’a pas osé voler la lettre de peur qu’on le soupçonnât, il s’est contenté de la copier.

– Et quand cette lettre a-t-elle été écrite ?

– Aujourd’hui, vert, midi, Sire !

– Et vous en avez la copie !

– À deux heures, le P. Joseph me la remettait.

Le roi demeura un instant pensif, puis se retournant vers le petit homme, qui avait tiré le chiffre de ses mains et travaillait à le deviner :

– Vous restez avec moi, n’est-ce pas, monsieur Rossignol ? lui demanda-t-il.

– Oui, Sire, jusqu’à ce que cette lettre soit déchiffrée !

– Je vous croyais à M. le cardinal.

– Je suis à lui, en effet, mais tant qu’il est ministre seulement ; du moment où il n’est plus ministre, il n’a pas besoin de moi.

– Mais j’en ai besoin, moi, de vous !

– Sire, dit Rossignol en secouant la tête d’un mouvement si décidé que ses lunettes faillirent en tomber, demain, je quitte la France.

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’en servant M. le cardinal, c’est-à-dire Votre Majesté, en devinant les chiffres qu’ils inventaient pour leurs cabales, je me suis fait de terribles ennemis chez les grands seigneurs, des ennemis contre lesquels le cardinal seul peut me protéger.

– Et si je vous protège, moi !

– Sa Majesté en aura l’intention, mais…

– Mais ?…

– Mais elle n’aura point la puissance.

– Hein ! fit le roi en fronçant le sourcil.

– D’ailleurs, continua Rossignol, je dois tout à M. le cardinal ; j’étais pauvre garçon d’Alby. Le hasard fit que M. le cardinal connut mon talent de déchiffreur. Il me fit venir, me donna une place de mille écus, puis de deux mille, puis il ajouta vingt pistoles par lettre que je déchiffre, de sorte, que, depuis six ans que je traduis une ou deux lettres, au moins par semaine, je me suis fait un petit avoir bien modestement placé.

– Où cela ?

– En Angleterre.

– Vous allez en Angleterre pour entrer au service du roi Charles, probablement ?

– Le roi Charles m’a offert deux mille pistoles par an, et cinquante pistoles par lettre déchiffrée, pour quitter le service de M. le cardinal ; j’ai refusé.

– Et si je vous offrais autant que le roi Charles.

– Sire, la vie est ce que l’homme a de plus précieux, attendu qu’une fois sous terre on ne remonte pas dessus. Or, M. le cardinal en disgrâce, même avec la royale protection de Votre Majesté, et peut-être même à cause de cette protection, je n’aurais pas huit jours à vivre. Il a fallu toute l’autorité de M. le cardinal pour que ce matin je ne quittasse point Paris au moment où il quittait sa maison, et que je fusse prêt à lui sacrifier ma vie comme le reste, en demeurant vingt-quatre heures de plus que pour le service de Votre Majesté.

– De sorte qu’à moi, vous n’êtes pas prêt à me sacrifier votre vie ?

– On ne doit le dévouement qu’à des parents ou à un bienfaiteur. Cherchez le dévouement, Sire, parmi vos parents ou parmi ceux à qui vous avez fait du bien, je ne doute pas que Votre Majesté ne l’y trouve.

– Vous n’en doutez pas ! eh bien, j’en doute, moi.

– Et maintenant que j’ai dit à Votre Majesté dans quel but j’étais resté, c’est-à-dire dans celui de son service ; maintenant qu’elle sait les risques que j’ai à courir en restant en France, et la hâte que j’ai de la quitter, je supplierai Votre Majesté de ne point s’opposer à mon départ pour lequel tout est préparé.

– Je ne m’y opposerai point, mais à la condition expresse que vous n’entrerez au service d’aucun prince étranger qui puisse employer votre talent contre la France.

– J’en donne ma parole à Votre Majesté.

– Allez ! M. le cardinal est bien heureux d’avoir de tels serviteurs que vous et vos compagnons !

Le roi regarda sa montre.

– Quatre heures ! dit-il. Demain à dix heures du matin je serai ici ; veillez à ce que la traduction de ce nouveau chiffre soit faite.

– Elle le sera, Sire.

Puis, comme le roi prenait son chapeau pour se retirer :

– Sa Majesté ne veut pas entretenir le P. Joseph ? demanda Rossignol.

– Si fait, si fait, dit le roi, et dès qu’il viendra, dites à Charpentier de le faire entrer.

– Il est là, Sire !

– Alors qu’il entre ! je lui parlerai à l’instant même.

– Le voilà, Sire, dit Rossignol en s’effaçant pour faire place à l’éminence grise.

Le moine apparut en effet et s’arrêta humblement sur le seuil de la porte du cabinet !

– Venez, venez, mon père, dit le roi.

Le moine s’approcha, la tête basse, les mains croisées sur la poitrine, et avec toutes les apparences de l’humilité.

– Le voici, Sire, dit le capitaine s’arrêtant à quelques pas du roi.

– Vous étiez là, mon père, dit le roi, regardant le moine avec curiosité, car un monde complétement nouveaux pour lui défilait devant ses yeux.

– Oui, Sire.

– Depuis longtemps ?

– Depuis une heure, à peu près.

– Et vous avez attendu une heure sans me faire dire que vous étiez là ?

– Un simple moine comme moi n’a qu’une chose à faire, Sire, c’est d’attendre les ordres de son roi.

– Vous êtes un homme d’une grande habileté, à ce que l’on assure, mon père.

– Ce sont mes ennemis qui disent cela, Sire, répondit le moine, les yeux saintement baissés.

– Vous aidiez le cardinal à porter le fardeau de son ministère ?

– Comme Simon de Syrène aida Notre-Seigneur à porter sa croix.

– Vous êtes un grand champion du christianisme, mon père, et au onzième siècle, vous eussiez, comme un autre Pierre l’Hermite, prêché la croisade.

– Je l’ai prêchée au dix-septième, Sire, mais sans réussir.

– Comment cela ?

– J’ai fait un poëme latin intitulé la Turciade, pour animer les princes chrétiens contre les musulmans ; mais les temps étaient passés.

– Vous rendiez de grands services à M. le cardinal ?

– Son Éminence ne pouvait pas tout faire, je l’aidais selon mes faibles moyens.

– Combien M. le cardinal vous donnait-il par an ?

– Rien, Sire ; il est défendu à notre ordre de recevoir autre chose que des aumônes ; Son Éminence payait mon carrosse seulement.

– Vous avez un carrosse ?

– Oui Sire, non point par esprit d’orgueil ; j’avais un âne d’abord.

– L’humble monture de Notre Seigneur, dit le roi.

– Mais monseigneur trouva que je n’allais pas assez vite.

– Et il vous donna un carrosse.

– Non Sire, un cheval d’abord ; par humilité, je refusai le carrosse. Par malheur, ce cheval était une jument ; de sorte qu’un jour mon secrétaire, le P. Ange Sabini, montant un cheval entier…

– Oui, je comprends, dit le roi, et c’est alors que vous acceptâtes le carrosse que vous avait offert le cardinal.

– Je m’y résignerai, oui, Sire ; puis j’ai pensé, dit le moine, qu’il serait agréable à Dieu que ceux qui s’humiliaient fussent glorifiés.

– Malgré la retraite du cardinal, je désire vous garder près de moi, mon père, reprit le roi ; vous me direz quels sont les avantages que vous désirez que je vous fasse.

– Aucun, Sire, je n’ai peut être déjà été que trop avant pour mon salut dans la voie des honneurs.

– Mais vous avez bien un désir quelconque que je puisse satisfaire ?

– Celui de rentrer dans mon couvent d’où peut-être je n’eusse jamais dû sortir.

– Vous êtes trop utile aux affaires pour que je permette cela, dit le roi.

– Je n’y voyais que par les yeux de Son Éminence, Sire ; le flambeau éteint, je suis aveugle.

– Dans tous les états, mon père, même dans l’état religieux, il est permis d’avoir une ambition mesurée à son mérite. Dieu n’a pas donné le talent pour que celui à qui il l’a donné en fasse un champ stérile : M. le cardinal vous est un exemple de la hauteur que l’on peut atteindre.

– Et de laquelle, par conséquent, on peut tomber.

– Mais de quelque hauteur qu’on tombe, lorsqu’on tombe avec le chapeau rouge, la chute est supportable.

Un éclair de convoitise glissa entre les cils abaissés du capucin.

Cet éclair n’échappa point au roi.

– N’avez-vous jamais rêvé les hauts grades de l’Église ?

– Avec monsieur le cardinal, peut-être ai-je en de ces éblouissements ?

– Pourquoi avec monsieur le cardinal seulement ?

– Parce qu’il m’eût fallu tout son crédit sur Rome pour arriver à ce but.

– Vous croyez alors que mon crédit ne vaut pas le sien ?

– Votre Majesté a voulu faire donner le chapeau à l’archevêque de Tours, qui était archevêque ; à plus forte raison ne réussirait-elle pas à l’endroit d’un pauvre capucin.

Louis XIII regarda le P. Joseph de son œil le plus pénétrant ; mais il était impossible de rien lire sur cette face de marbre ni dans ces yeux baissés.

Les lèvres seules semblaient mobiles.

– Puis, continua le capucin, il y a un fait d’une gravité qui domine tous les autres dans cette tache que Dieu et le cardinal m’ont imposée ; il y a une foule d’occasions de commettre de ces péchés qui compromettent le salut de notre âme. Or, avec M. le cardinal, qui tient de Rome de grands pouvoirs pénitenciers et rémissionnels, je n’ai à m’inquiéter de rien. M. le cardinal m’absout, tout est dit, je dors tranquille. Mais si je servais un maître laïque, fût-ce un roi, ce roi ne pourrait point m’absoudre. Je ne pourrais plus pécher, et ne pouvant plus pécher, je ne ferais pas mon état en conscience.

Le roi continuait de regarder le moine, tandis qu’il parlait, et tandis qu’il parlait une certaine répugnance se peignait sur son visage.

– Et quand désirez-vous rentrer dans votre couvent ? demanda-t-il lorsque le P. Joseph eut fini.

– Aussitôt que j’en aurai la permission de Votre Majesté.

– Vous l’avez, mon père, dit sèchement le roi.

– Votre Majesté me comble, dit le capucin, croisant ses mains sur sa poitrine et s’inclinant jusqu’à terre.

Puis, du pas dont il était entré, pas rigide et glacé comme celui d’une statue, il sortit sans même se retourner pour saluer une seconde fois le roi du seuil de la porte.

– Hypocrite et ambitieux, je ne te regrette-pas, toi !

Puis, après un instant pendant lequel il le suivit des yeux dans la pénombre de l’antichambre :

– N’importe, dit-il, il y a une chose bien-certaine, c’est que si ce soir je donnais ma démission de roi, comme ce matin, M. le cardinal a donné celle de ministre, je ne trouverais pas, je ne dirai point quatre hommes pour me suivre en exil et partager ma disgrâce, mais, ni trois, ni deux, ni un peut-être.

Puis reprenant :

– Si fait, dit-il, il y a mon fou d’Angély. Il est vrai que c’est un fou !

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