Le Comte de Moret – Tome II

XVII

DEUX ANCIENS AMANTS.

Le duc de Montmorency, sans lui faire part du vrai but de son voyage, avait offert à son ami le comte de Moret de l’accompagner à Turin, et celui ci avait accepté avec empressement, comme un moyen de distraction.

L’importance des événements que nous racontons et qui sont de grands faits historiques nous empêche parfois de suivre jusqu’au fond des cœurs de nos personnages le retentissement joyeux ou triste qu’apporte l’accomplissement de ces événements. C’est ainsi que nous avons raconté l’investissement de la ville de Mantoue par les Impériaux, sans avoir le temps de nous préoccuper du trouble que cet investissement jetait dans le cœur du fils de Henri IV.

Et, en effet, Isabelle près de son père allait subir toutes les conséquences funestes : misère, famine, dangers, qui s’attachent aux différentes périodes d’un siége fait par des bandits, tels que ceux qui formaient les hordes impériales.

Surtout, lorsqu’il avait su que M. de Pontis y avait été envoyé par M. de Richelieu comme ingénieur, il avait demandé à y aller, lui, comme volontaire, ne fût-ce que pour combattre, non point près d’Isabelle, mais près de M. de Lautrec, l’influence de l’homme qu’il savait être son rival.

Mais le cardinal n’avait point autour de lui assez d’esprits fermes et de cœurs loyaux dont il fût sûr pour se priver d’un homme qui, par son rang d’abord, devait rester là où était le roi et le cardinal ; mais qui, par son courage et son adresse, lui ayant déjà rendu de grands services, pouvait dans les circonstance difficiles où l’on allait se trouver lui en rendre encore pour rassurer d’ailleurs son jeune protégé, il lui assura, ce qui était vrai, qu’il avait écrit à M. de Lautrec pour l’inviter à rester dans la mesure de la promesse qu’il avait faite aux deux jeunes gens ; et lui défendre, tant que le comte vivrait, de forcer l’inclination de sa fille.

Nous ne voulons pas faire notre héros meilleur qu’il n’était, et nous avons, sous le rapport non pas de son infidélité, mais de son inconstance, fait la part qui revenait au sang de Henri IV. Nous aurions donc tort de dire que, tout en gardant religieusement à Isabelle son serment de n’avoir pas d’autre femme qu’elle, il avait, au fur et à mesure qu’il s’était rapproché de Paris avec le cardinal et son frère, vu reparaître, à travers un nuage qui allait toujours s’éclaircissant, certaine tête brune lui avait donné, à l’hôtel de la Barbe peinte, deux si braves baisers, que lorsqu’il y pensait, les lèvres lui brûlaient encore. Ce n’était pas tout : on se rappelle aussi qu’un soir, en sortant de chez la princesse Marie de Gonzague, cette provocante personne, qui s’était improvisée sa cousine, avait échangé avec lui certaines promesses de rendez-vous que les circonstances avaient empêché d’avoir lieu, mais qu’il avait l’intention bien positive de rappeler à la personne qui l’avait faite, avec sommation de la tenir. Or, cette fois encore, le hasard avait remis à d’autres temps l’exécution de ce charmant projet. À l’arrivée du comte de Moret à Paris, Mme de Fargis, nous présumons que nos lecteurs ont deviné que c’est d’elle qu’il était question à l’arrivée du comte à Paris, Mme de Fargis l’avait quitté, expédiée par la reine Anne en mission secrète près de son mari, et peut-être même près d’un plus haut personnage, et comme au moment du départ du comte la belle ambassadrice n’était pas de retour dans la capitale, Jaquelino, à son grand regret, n’avait pas pu renouveler connaissance avec sa belle cousine Marina.

Mais à la cour élégante du duc de Savoie, où il était resté un mois quand nous l’avons vu revenir d’Italie, chargé d’un triple message pour les deux reines et pour Monsieur, il avait laissé quelques galants souvenirs qu’il se promettait bien de réchauffer au cas où l’occasion ne se présenterait point de cultiver et de cueillir de nouvelles amours.

Et, en effet, il y avait peu de cours aussi galantes et aussi adonnées aux plaisirs que celle du duc de Savoie. Extrêmement dissolu, Charles-Emmanuel, à force d’élégance, savait donner à la débauche ce laisser-passer charmant qui la fait pardonner. Si après ce que nous avons dit de lui, nous en étions encore à essayer de peindre son caractère, nous ajouterions qu’il était courageux, entêté, ambitieux et prodigue. Mais tout cela avait chez lui un tel air de grandeur et se masquait sous une si ardente hypocrisie, que sa profusion passait pour de la libéralité, son ambition pour un désir de gloire, son entêtement pour de la constance. Infidèle à ses alliances avide du bien d’autrui, prodigue du sien, toujours pauvre et ne manquant jamais de rien, il eut successivement des démêlés avec l’Autriche, l’Espagne et la France, toujours l’allié de celui qui offrait davantage, et faisant la guerre à la puissance qui lui avait offert le moins avec l’argent de celle qui lui avait donné le plus. Tourmenté de la passion de s’agrandir, il faisait la guerre à ses voisins dès que l’occasion s’en présentait : forcé presque toujours de faire la paix, il avait besoin d’insérer dans ses traites quelques clauses équivoques qui lui servaient à les rompre. Temporisateur artificieux, c’était le Fabius de la diplomatie : il avait épousé Catherine, fille du roi Philippe, et avait fait épouser à son fils Christine, fille du roi Henri IV ; mais ces deux alliances furent insuffisantes à le protéger à cause de son éternelle versatilité. Cette fois il avait rencontré son plus redoutable adversaire, Richelieu, et il devait se briser contre lui.

Le duc de Savoie reçut admirablement ses deux visiteurs : Montmorency, précédé par son immense réputation de courage d’élégance et de libéralité ; le comte de Moret, suivi, des souvenirs de galanterie qu’il avait laissés dix-huit mois auparavant : Mme Christine surtout fit un grand-accueil au jeune prince qui, reconnu par Henri IV jouissait près d’elle des privilèges d’un frère.

Connaissant les tendances galantes de Montmorency, Charles-Emmanuel, dans l’espérance de le détacher des intérêts de la France pour le mettre dans les biens, réunit à sa cour toutes les jolies femmes de Turin et des environs. Mais, au milieu de toutes ces jolies femmes, Antoine de Bourbon chercha vainement celle pour laquelle il était venu, la comtesse Urbain d’Espalomba.

C’était toute une histoire que celle de cette jolie comtesse, et comme cette histoire s’était passée avant que s’ouvrit la première page de notre livre, et qu’elle n’intéressait son action que comme détails de la vie de notre prince, nous n’avons pas jugé à propos d’en entretenir nos lecteurs.

Tout à coup Charles-Emmanuel avait vu paraître à la cour de Turin une étoile inconnue et brillante, devenue le satellite d’un astre pâle comme tout astre qui n’a pas sa lumière en lui-même. Quoique appartenant à la première noblesse du royaume, le comte Urbain d’Espalomba venait d’épouser Mathilde de Cisterna ; une des plus belles fleurs de la vallée d’Aoste, comme dirait Shakspeare.

Nous l’avons dit, Charles-Emmanuel, quoique âgé de soixante-sept ans, avait, conservé les habitudes de galanterie qui, durant son long règne, lui avaient fait considérer sa cour comme un harem dans lequel il n’avait qu’à jeter son mouchoir ducal. Ébloui de la beauté de la duchesse d’Espalomba, il lui fit comprendre qu’elle n’avait qu’un mot à dire pour être la véritable duchesse de Savoie ; mais ce mot la belle comtesse ne le dit point. Ses yeux et son cœur étaient tournés non point vers le phare vulgaire de l’ambition, mais vers le soleil ardent de l’amour.

Elle avait vu le comte de Moret, ses dix-huit ans avaient été attirés par les vingt-deux ans du jeune prince, avril et mai avaient volé l’un à l’autre, et les deux printemps s’étaient confondus dans un seul baiser.

Le comte d’Espalomba n’avait de soupçons que contre le duc ; l’œil constamment fixé sur Charles-Emmanuel, il ne vit rien, ne se douta de rien, et, à l’ombre de cette jalousie du vieil époux, les deux amants furent heureux.

Mais le regard du souverain fut plus perçant que celui du mari. Il devina, non point ce qui était, mais craignit ce qui pouvait être, et comme le comte Urbain, peu riche et avare, était venu à la Cour pour solliciter les faveurs du duc, il nomma le comte gouverneur de la citadelle de Pignerolles, avec ordre de s’y rendre à l’instant même.

Là il tenait la comtesse, comme un riche bijou dans un écrin de pierres dont il avait la clef, et où il était toujours sûr de la retrouver.

Les doux amants avaient beaucoup pleuré en se quittant et s’étaient promis fidélité à toute épreuve ; nous avons vu comment le comte de Moret avait tenu son serment.

Force avait été à la belle Mathilde de tenir le sien ; les occasions d’aimer, surtout quand on avait aimé un jeune et beau fils du roi, étaient rares à Pignerolles. Mathilde avait appris le départ du comte aussitôt son départ à elle. Elle avait su gré à son amant de n’avoir pas voulu renter dans une cour où elle n’était plus, et depuis dix-huit mois elle rêvait son retour.

Aussi ce fut avec une joie infinie qu’elle apprit qu’à l’occasion des têtes que la cour de Turin comptait donner aux deux princes, son mari était invité à quitter Pignerolles et à venir passer quelques jours dans la capitale.

Les deux amants se revirent ; apportaient-ils dans la joie de cette réunion une égale part d’amour, c’est ce que nous n’oserions affirmer, mais ils apportèrent une égale part de jeunesse, la chose qui ressemble le plus à l’amour.

Mais cette fois encore, cette lueur de félicité ne devait être qu’éphémère. Les princes n’avaient que quelques jours à passer à Turin, mais comme la campagne pouvait durer des mois et même des années, et que des occasions de se revoir, soit publiquement, soit en secret, pouvaient se présenter, les deux jeunes gens prirent leurs précautions et le comte de Moret put tracer, grâce aux renseignements que lui donna sa belle amie, un plan détaillé des logements du gouverneur de Pignerol, et en traçant ce plan il reconnut avec une joie infinie que la comtesse Urbain, avait un appartement complétement séparé de celui de son époux et que leurs deux chambres à coucher particulièrement formaient le pôle arctique et le pôle antarctique du palais.

Les deux amants s’étaient en outre ménagé des intelligences dans la place. La jeune fille en quittant sa belle vallée d’Aoste, avait amené avec elle sa sœur de lait Jacinta, âgée de quelques mois seulement de plus qu’elle, précaution qu’à tout hasard devrait prendre toute jeune femme épousant un vieux mari, les sœurs de lait étant les ennemies naturelles des mariages de convenance et des unions disproportionnées. Il fut convenu que comme Jacinta avait laissé à Salimo un frère plus âgé qu’elle de deux à trois ans, l’occasion se présentant, le comte viendrait voir sa sœur sous le nom de Gaëtano.

Or, rien de plus naturel qu’un frère qui vient voir sa sœur reste dans la maison qu’habite sa sœur, surtout quand cette sœur est commensale d’un palais qui, habité par dix ou douze personnes seulement, pourrait en loger cinquante.

Une fois dans le même palais, les amants seraient bien maladroits s’ils ne trouvaient moyen de se voir au moins trois ou quatre fois le jour et de se dire qu’ils s’aimaient au moins une fois la nuit.

Tout cela s’était fait dès le premier jour où nos amoureux s’étaient rencontrés, tant ils étaient gens de précaution, et tant à cet âge, que l’on dit si insoucieux de l’avenir, ils y pensaient au contraire et sérieusement.

Ajoutons que ces petits arrangements avaient été pris, tandis que le comte Urbain, n’ayant de défiance que contre le duc de Savoie, ne perdait pas un des mouvements de celui-ci, qui, soit qu’il eût perdu l’espoir de se faire aimer d’elle, soit qu’il eût, avec son caractère inconstant, renoncé à ses désirs sur la comtesse, ne donna cette fois au comte d’autres sujets de déplaisir que de lui refuser un surcroît d’appointements, sous le simple prétexte que, ses finances étant horriblement obérées, le temps était venu pour lui d’en appeler au dévouement de ses sujets !…

De son côté, le duc de Montmorency était l’homme le plus heureux de la terre. Beau, jeune, riche, portant après les noms royaux, le plus beau nom de France ; bien venu des femmes, caressé par le souverain, d’une des cours les plus polies et les plus aristocratiques de l’Europe, sa vanité n’avait rien à désirer, surtout lorsque le duc lui eut dit tout haut en sortant de table et en entrant dans la salle de bal :

– Monsieur le duc, depuis que vous êtes ici, nos dames ne s’occupent qu’à vous paraître belles, ce dont vous pouvez vous assurer en voyant les maris si inquiets et si mélancoliques.

Les huit jours que passèrent les deux ambassadeurs, soit à Turin soit au château de Rivoli, s’écoulèrent en dîners, en bals, en cavalcades et en fêtes de toute espèce, dont le résultat fut que le cardinal et le prince Victor-Amédée se verraient au château de Rivoli, ou, si mieux aimait le cardinal, au village de Bussolino.

Le cardinal choisit le village de Bussolino ; comme il n’était qu’à une heure de Suze, c’était le prince de Piémont, qui venait à lui, et non lui qui allait au prince de Piémont.

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