Le Comte de Moret – Tome II

XVII

LE CARDINAL À CHAILLOT.

Arrivé à Chaillot, le cardinal s’était trouvé à peu près dans la même situation qu’Atlas, après que celui ci, fatigué de porter le monde, l’avait déposé pour quelques instants sur les épaules de son ami Hercule.

Il respira.

– Ah ! murmura-t-il, je vais donc faire des vers tout à loisir.

Et, en effet, Chaillot était la retraite où le cardinal se reposait de la politique, nous ne dirons pas en faisant de la prose, mais en faisant des vers.

Un cabinet situé au rez-de-chaussée, et dont la porte s’ouvrait dans un magnifique jardin, sur une allée de tilleuls sombre et fraîche, même dans les jours les plus ardents de l’été, était le sanctuaire où il se réfugiait un jour ou deux par mois.

Cette fois, il venait lui demander le repos et l’oubli : pour combien de temps ? il n’en savait rien.

Sa première idée, en mettant le pied dans cette oasis poétique, avait été d’envoyer chercher ses collaborateurs ordinaires à qui, pareil à un général d’armée, il distribuait le travail dans ce grand combat de la pensée qui était en pleine activité en Espagne, qui s’en allait mourant en Italie, qui venait de s’éteindre avec Shakespeare en Angleterre, et qui allait commencer en France avec Rotrou et Corneille.

Mais il avait réfléchi qu’il n’était plus, dans sa maison de Chaillot, le ministre puissant qui distribuait les récompenses, mais un simple particulier ayant par-dessus les autres le désavantage d’être très compromettant pour ses amis. Il avait donc résolu d’attendre que ses anciens amis vinssent à lui, mais y vinssent sans être appelés.

Il avait donc tiré des cartons le plan d’une nouvelle tragédie, Mirame, qui n’était rien autre qu’une vengeance contre la reine régnante, et les scènes qu’il en avait déjà esquissées.

Le cardinal de Richelieu, déjà assez mauvais catholique, ne restait pas assez bon chrétien pour pratiquer l’oubli des injures ; blessé profondément par cette intrigue mystérieuse et invisible qui venait de le renverser, et dont il regardait la reine Anne comme un des agents les plus actifs, il se consolait à l’idée de lui rendre le mal qu’elle lui avait fait.

Nous sommes on ne peut plus fâché de révéler les faiblesses secrètes du grand ministre ; mais nous nous sommes fait son historien, et non son panégyriste.

La première marque de sympathie lui vint d’un côté où il était loin de l’attendre. Guillemot, son valet de chambre, lui annonça qu’une chaise s’était arrêtée à la porte ; qu’un homme, qui paraissait encore mal remis d’une grande maladie ou d’une grave blessure, en était descendu, en s’appuyant aux murailles et s’était arrêté dans l’anti-chambre et assis sur un banc en disant :

– Ma place est là.

Les porteurs payés étaient repartis du même pas qu’ils étaient venus.

Cet homme, coiffé d’un feutre tant soit peu bossué, était enveloppé d’un manteau couleur tabac d’Espagne, il portait une ceinture qui se rapprochait plus du militaire que du civil, et portait en diagonale une épée qui n’avait sa pareille que dans les dessins de Callot, qui commençaient à être à la mode.

On lui avait demandé qui l’on devait annoncer à M. le cardinal ; ce à quoi il avait répondu :

– Je ne suis rien, – n’annoncez donc personne.

On lui avait demandé ce qu’il venait faire, et il avait dit simplement :

– M. le cardinal n’a plus de gardes, – je viens veiller à sa sûreté.

La chose avait paru assez bizarre à Guillemot pour qu’il crût devoir avertir Mme de Combalet et prévenir M. le cardinal.

Il avait prévenu Mme de Combalet et avertissait M. le cardinal.

Le cardinal donna ordre qu’on lui amenât ce mystérieux défenseur.

Cinq minutes après la porte s’ouvrit, et Étienne Latil apparaissait sur le seuil, pâle, ayant besoin, pour se soutenir, de s’appuyer au chambranle, le chapeau à la main droite, la main gauche au pommeau de son épée.

Avec son habitude des physionomies, avec son admirable mémoire des visages, Richelieu n’eut qu’à jeter un regard sur lui pour le reconnaître.

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous mon cher Latil.

– Moi-même, Votre Éminence.

– Cela va mieux à ce qu’il paraît.

– Oui, monseigneur, et je profite de ma convalescence pour venir offrir mes services à Votre Éminence.

– Merci, merci, dit en riant le cardinal, je n’ai personne dont je veuille me défaire.

– C’est possible, fit Latil ; mais n’y a-t-il pas des gens qui voudraient se défaire de vous ?

– Ah ! cela, dit le cardinal, c’est plus que probable.

En ce moment, Mme de Combalet entra par une porte latérale, et son regard inquiet se porta rapidement de son oncle à l’aventurier inconnu qui se tenait près de la porte.

– Tenez, Marie, lui dit le cardinal, soyez reconnaissante, comme moi, à ce brave garçon, le premier qui vienne m’offrir ses services dans ma disgrâce.

– Oh ! je ne serai pas le dernier, dit Latil ; seulement, je ne suis point fâaché d’avoir pris rang avant les autres.

– Mon oncle, dit Mme de Combalet avec un regard rapide et compatissant qui n’appartient qu’à la femme, monsieur est bien pâle et me paraît bien faible.

– C’est d’autant plus méritant à lui que je sais, par mon médecin, qui le visite de temps en temps, que depuis huit jours seulement il est hors de danger, et qu’il n’y a que trois jours qu’il se lève. C’est d’autant plus méritant à lui, disais-je donc, de s’être dérangé pour moi.

– Ah ! dit Mme de Combalet, n’est-ce pas monsieur qui a manqué succomber dans une rixe au cabaret de la Barbe peinte ?

– Vous êtes bien bonne, ma belle dame. C’était bel et bien dans un guet-apens, mais je viens de le rejoindre, le maudit bossu, et je l’ai renvoyé chez lui avec un joli coup d’épée à travers le bras.

– Le marquis de Pisani ! s’écria Mme de Combalet ; le malheureux n’a pas de chance, il y a huit jours qu’il était encore au lit de la blessure qu’il avait reçue le soir même du jour où vous avez failli être assassiné.

– Le marquis Pisani, le marquis Pisani, dit Latil ; je ne suis point fâché de savoir son nom. C’est donc pour cela qu’il a dit à ses porteurs : Hôtel Rambouillet, tandis que je disais aux miens : À Chaillot ! – Hôtel Rambouillet, je me souviendrai de l’adresse.

– Mais comment vous êtes-vous battu, tous deux vous soutenant à peine ? demanda le cardinal.

– Nous nous sommes battus dans nos chaises, monseigneur ; c’est très-commode quand on est malade.

– Et vous venez me dire cela à moi, après les édits que j’ai rendus contre le duel ; il est vrai, ajouta le cardinal, que je ne suis plus ministre, et que, ne l’étant plus, il en sera de cette amélioration comme de toutes les autres que j’ai tentées : dans un an, disparues !…

Et le cardinal poussa un soupir qui prouva qu’il n’était point encore aussi détaché qu’il eût voulu le faire croire, des choses de ce monde.

– Mais vous dites, mon cher oncle, demanda Mme de Combalet, que M. Latil, car c’est M. Latil, je crois, que s’appelle monsieur, venait vous offrir ses services ; de quel genre étaient les services que monsieur venait vous offrir ?

Latil montrant son épée.

– Services à la fois offensifs et défensifs, dit-il. M. le cardinal n’a plus de capitaine des gardes, plus de gardes ; c’est à moi de lui servir de tout ceci.

– Comment, plus de capitaine des gardes ! dit une voix de femme derrière Latil ; il me semble qu’il a toujours son Cavois, qui est aussi mon Cavois à moi.

– Ah ! dit le cardinal, je connais cette voix-là, il me semble ; venez ici, chère madame Cavois, venez.

Une femme leste et pimpante, quoique atteignant la trentaine et que les formes primitives commençassent à disparaître sous un certain embonpoint, glissa rapidement entre Latil et le chambranle de la porte opposé à celui auquel il s’appuyait, et se trouva en face du cardinal et de Mme de Combalet.

– Ah ! dit-elle en se frottant les mains, vous voilà donc débarrassé de votre affreux ministère et de tout le tracas qu’il nous donnait.

– Comment, qu’il nous donnait ? dit le cardinal ; mon ministère vous donnait donc du tracas à vous aussi, chère madame ?

– Ah ! je crois bien, je n’en dormais ni jour ni nuit, je craignais toujours pour Votre Éminence quelque catastrophe dans laquelle mon pauvre Cavois serait mêlé. Le jour, j’y pensais, et je tressaillais au moindre bruit ; la nuit, j’en rêvais, et je m’éveillais en sursaut ; vous n’avez pas idée des mauvais rêves que fait une femme quand elle couche seule.

– Mais M. Cavois ? demanda en riant Mme de Combalet.

– Avec cela qu’il couche avec moi, n’est-ce pas ? pauvre Cavois ! Dieu merci, ce n’est pas la bonne volonté qui lui manque ! Nous avons eu dix enfants en neuf ans, ce qui prouve qu’il ne s’engourdit pas trop ; mais plus ça avançait, plus ça allait mal. M. le cardinal l’avait emmené au siége de la Rochelle, où il est resté huit mois ; heureusement que j’étais grosse quand il est parti, de sorte qu’il n’y a pas eu de temps perdu ; mais M. le cardinal allait l’emmener en Italie, chère madame, comprenez-vous cela ? et Dieu sait pour combien de temps ! Mais j’ai tant prié Dieu que je crois qu’il a fait un miracle en ma faveur, et que c’est grâce à mes prières que M. le cardinal a perdu sa place.

– Merci, madame Cavois, dit le cardinal en riant.

– Oui, merci, dit Mme de Combalet, et c’est une grande faveur, en effet, que Dieu nous accorde, chère madame Cavois, que de vous rendre, à vous votre mari et à moi mon oncle.

– Oh ! dit Mme Cavois, un mari et un oncle, ce n’est pas la même chose.

– Mais, dit le cardinal, si Cavois ne me suit pas, il suivra le roi.

– Oh ça ? où ça ? demanda Mme Cavois.

– En Italie donc.

– Avec cela qu’il ira en Italie ! Ah ! vous ne le connaissez pas encore, monsieur le cardinal… Lui me quitter ! lui se séparer de sa petite femme !… jamais !

– Mais il vous quittait bien, il se séparait bien de vous pour moi.

– Pour vous, oui, parce que je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais vous l’avez comme ensorcelé… ce n’est pas une forte tête, pauvre homme, et s’il ne m’avait pas eue pour conduire la maison et élever les enfants, je ne sais pas comment il s’en serait tiré… Mais, pour un autre que vous, se séparer de sa femme !… fâcher Dieu en couchant avec elle une fois par hasard !… jamais !

– Mais les devoirs de sa charge ?

– De quelle charge ?

– En quittant mon service, Cavois passe à celui du roi.

– Bon, prenez-y garde ; en quittant votre service, monseigneur, Cavois passe au mien. J’espère bien qu’à l’heure qu’il est, il a déjà donné sa démission à Sa Majesté.

– Vous a-t-il donc dit qu’il devait le faire ?

– Est-ce qu’il a besoin de me dire ce qu’il fera ? est-ce que je ne le sais pas d’avance ? est-ce que je ne vois pas tout au travers de lui comme à travers un cristal ? Quand je vous dis que c’est fait à cette heure-ci, c’est fait, quoi !

– Mais, ma chère madame Cavois, dit le cardinal, la place de capitaine des gardes valut six mille livres par an ; ces six mille livres vont manquer dans votre petit ménage, et comme simple particulier je ne puis pas décemment avoir un capitaine des gardes à six mille livres. Songez à vos huit enfants.

– Bon, est-ce que vous n’y avez pas pourvu ? Et le privilège des chaises, qui vaut douze mille livres par an, est-ce que cela n’est pas préférable à une place que le roi enlève et donne à son caprice ? Nos enfants. Dieu merci, sont gros et gras, et vous allez voir s’ils souffrent. Entrez, les petits, entrer, tous.

– Comment ! vos enfants sont là ?

– Excepté le dernier, qui est venu pendant le siége de la Rochelle et qui est en nourrice, n’ayant que cinq mois ; mais il a passé procuration à celui qui pousse.

– Comment, vous êtes déjà grosse, chère madame Cavois.

– Beau miracle, il y a près d’un mois que mon mari est revenu ; – entrez tous, entrez tous, M. le cardinal le permet.

– Oui, je le permets, mais, en même temps, je permets ou plutôt j’ordonne à Latil de s’assoir ; – prenez un fauteuil et asseyez-vous, Latil.

Latil ne répondit pas et obéit. S’il fût resté debout une minute de plus, il se fût trouvé mal.

Pendant ce temps toute la progéniture des Cavois défilait par rang de taille, l’aîné en tête, beau garçon de neuf ans, puis une fille, jusqu’au dernier qui était un enfant de deux ans.

Rangés en face du cardinal, ils présentaient l’aspect des tuyaux d’une flûte de Pan.

– Là, maintenant, dit Mme Cavois, voilà l’homme à qui nous devons tout, vous, votre père et moi ; mettez-vous à genoux devant lui pour le remercier.

– Madame Cavois, madame Cavois, on ne se met à genoux que devant Dieu.

– Et devant ceux qui le représentent : d’ailleurs, c’est à moi à donner des ordres à mes enfants : à genoux marmaille.

Les enfants obéirent.

– Là, maintenant, dit Mme Cavois s’adressant à l’aîné, Armand, répète à M. le cardinal la prière que je t’ai apprise, et que tu dois dire soir et matin.

– Mon Dieu, seigneur, dit l’enfant, donnez la santé à mon père, à ma mère, à mes frères, à mes sœurs, et faites que S. Exc. le cardinal, à qui nous devons tout, et auquel nous vous supplions d’accorder toute sorte de biens, perde son ministère, afin que papa puisse rentrer tous les soirs à la maison.

– Amen, répondirent en chœur tous les autres enfants.

– Eh bien, dit le cardinal en riant, cela ne m’étonne point qu’une prière faite d’un si bon cœur et avec tant d’ensemble ait été exaucée.

– Là, fit Mme Cavois, maintenant que nous avons dit à monseigneur tout ce que nous avions à lui dire, levez-vous et partons.

Les enfants se levèrent avec le même ensemble qu’ils s’étaient agenouillés.

– Hein ! dit Mme Cavois, comme cela obéit !

– Madame Cavois, dit le cardinal, si jamais je rentre au ministère, je vous fais nommer capitaine instructeur des troupes de Sa Majesté.

– Dieu vous en carde ! monseigneur.

Mme de Combalet embrassa les enfants et la mère, qui les fit monter deux par deux dans trois chaises attendant à la porte, et monta dans la quatrième avec le plus petit de tous.

Le cardinal les suivit des yeux avec un certain attendrissement.

– Monseigneur, dit Latil en se soulevant sur son fauteuil, vous n’avez plus besoin de moi, comme homme d’épée, puisque vous avez M. Cavois qui vous suit dans votre disgrâce, mais vous n’avez pas que le fer à craindre : votre ennemie s’appelle Médicis.

– Oui, n’est-ce pas, c’est votre avis, à vous aussi ? dit Mme de Combalet en rentrant ; le poison…

– Il faut une personne dévouée qui goûte tout ce que boira et tout ce que mangera Votre Éminence. Je m’offre.

– Oh, pour cela, mon cher monsieur Latil, dit en souriant Mme de Combalet, vous arrivez trop tard. Il y a déjà quelqu’un qui s’est offert.

– Et qui a été accepté ?

– Je l’espère du moins, dit Mme de Combalet, regardant tendrement son oncle.

– Et qui cela ? demanda Latil.

– Moi, fit Mme de Combalet.

– Alors, dit Latil, je n’ai plus besoin ici Adieu, monseigneur.

– Que faites-vous ? dit le cardinal.

– Je m’en vais. Vous avez un capitaine des gardes, vous avez un dégustateur ; à quel titre resterai je chez Votre Éminence ?

– À titre d’ami, Étienne Latil, un cœur comme le vôtre est rare, et l’ayant trouvé, je ne veux pas le perdre.

Puis se tournant vers Mme de Combalet :

– Ma chère Marie, lui dit-il, c’est à vous que je confie, âme et corps, mon ami Latil. Si je ne trouve pas à cette heure une occasion de l’occuper selon ses mérites, peut-être cette occasion se présentera-t-elle plus tard. Allez, en supposant que mes amis littéraires me soient aussi fidèles, de leur côté que mon capitaine des gardes et mon lieutenant, il faut que je leur taille de la besogne pour demain.

– M. Jean Rotrou, dit la voix de Guillemot annonçant.

– Vous le voyez, dit le cardinal à Mme de Combalet et à Latil, en voilà déjà un qui ne s’est pas fait attendre.

– Mon Dieu, dit Étienne Latil, faut-il que mon père ne m’ait pas fait apprendre la poésie !

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