Le Comte de Moret – Tome II

III

MARIE COUTET.

Marie Coutet était un jeune homme de vingt-six ans, comme l’avait indiqué son frère en lui donnant trois ou quatre ans de plus que le comte de Moret ; il avait la beauté mâle et la force virile des montagnards ; sa figure franche indiquait un cœur loyal ; sa taille bien prise, ses épaules larges, les proportions vigoureuses de ses jambes et de ses bras indiquaient un corps nerveux.

Il avait été mis pendant la route au courant de la situation. Il savait que son frère, emporté par une avalanche, avait eu le bonheur de s’accrocher, en tombant, à un sapin et avait été sauvé par un voyageur qui passait.

Maintenant, pourquoi son frère, qui était hors de danger, l’envoyait-il chercher ? c’est ce qu’il ignorait.

Il n’en accourait pas moins avec une rapidité qui témoignait de son dévouement aux désirs de son frère.

À peine arrivé, il monta à la chambre de Guillaume Coutet, causa dix minutes avec lui ; après quoi, appelant maître Germain, il le pria de faire monter le Gentilhomme.

Le comte de Moret se rendit à l’invitation.

– Excellence, lui dit Guillaume, voici mon frère Marie, qui sait que je vous dois la vie et qui, comme moi, se met à votre entière disposition.

Le comte de Moret jeta un regard rapide sur le jeune montagnard et, du premier coup d’œil, crut reconnaître en lui le courage allié à la franchise.

– Votre nom, lui dit-il est français.

– En effet, Excellence, répondit Marie Coutet, mon frère et moi sommes d’origine française. Mon père et ma mère étaient de Phenieux ; ils vinrent s’établir à Gravière, et nous y naquîmes tous deux.

Il montra son frère.

– Alors vous êtes restés Français.

– De cœur comme de nom.

– Cependant vous travaillez aux fortifications de Suze.

– On me donne douze sous pour remuer la terre toute la journée ; toute la journée je remue la terre, sans m’inquiéter ni pourquoi je la remue, ni à qui elle appartient.

– Mais alors vous servez contre votre pays.

Le jeune homme haussa les épaules.

– Pourquoi mon pays ne me fait-il pas servir pour lui ? dit-il.

– Si je vous demande des détails sur tous les travaux que vous faites, me les donnerez-vous ?

– On ne m’a pas demandé le secret, par conséquent je ne suis pas obligé de le garder.

– Connaissez-vous quelque chose aux termes de fortification ?

– J’entends parler, par nos ingénieurs, de redoutes, de demi lunes, de contrescarpes ; mais j’ignore complétement ce que cela veut dire.

– Vous ne pourriez pas me dessiner la forme des travaux qui sont en avant de Suze, et particulièrement de ceux des Crêts de Nontabond et des Crêts de Montmorond.

– Je ne sais ni lire, ni écrire. Je n’ai jamais tenu un crayon.

– Laisse-t-on approcher les étrangers des travaux ?

– Non. Une ligne de sentinelles est placée à un quart de lieue en avant.

– Pouvez-vous m’emmener avec vous comme travailleur ? On m’a dit que l’on cherchait des travailleurs partout.

– Pour combien de jours ?

– Pour un jour seulement.

– Le lendemain, en ne vous voyant pas revenir, on prendra méfiance.

– Pouvez-vous faire le malade pendant vingt-quatre heures ?

– Oui.

– Et puis-je me présenter à votre place ?

– Sans doute ; mon frère vous donnera un billet pour le chef des travailleurs, Jean Miroux. – Le lendemain, je vais mieux, je reprends mon service, il n’y a rien à dire.

– Vous entendez, Guillaume ?

– Oui, excellence.

– À quelle heure commencent les travaux ?

– À sept heures du matin.

– Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Faites écrire le billet par votre frère, retournez à Gravière, et à sept heures du matin je serai aux travaux.

– Et des habits ?

– N’en avez-vous pas à me prêter ?

– Ma garde-robe n’est pas bien fournie.

– N’en trouverai-je point ici de tout faits chez un tailleur ?

– Ils sembleront bien neufs.

– On les souillera.

– Si l’on voit Votre Excellence faire des emplettes, on se doutera de quelque chose… le duc de Savoie a des espions partout.

– Vous êtes à peu près de ma taille, vous les ferez pour moi ; voici de l’argent.

Le comte tendit une bourse à Marie Coutet.

– Mais il y a beaucoup trop.

– Vous me rendrez ce que vous n’aurez pas dépensé.

Les choses arrêtées ainsi, Marie Coutet sortit pour faire ses emplettes ; Guillaume Coutet fit demander une plume et de l’encre pour écrire le billet, et le comte de Moret descendit pour prévenir Isabelle de son absence, à laquelle il donna pour cause la nécessité de reconnaître le chemin que l’on aurait à parcourir dans la journée du surlendemain.

Les rapprochements du voyage, la singularité de la situation, le double aveu de leur amour, avaient mis les deux jeunes gens dans une position pour ainsi dire exceptionnelle.

La mission officielle qu’avait reçue le comte de Moret, de veiller sur sa fiancée, avait à sa passion d’amant ajouté quelque chose de doux et de fraternel ; aussi rien n’était plus charmant que les heures d’intimité où chacun, se penchant sur l’autre, regardait au fond de son cœur comme au fond des lacs qu’ils rencontraient sur leur route, et grâce à la rapidité de leurs pensées, lisaient au plus profond ces deux mots qui, comme les étoiles, semblaient une réflexion du ciel : Je t’aime.

Isabelle, sous la garde de la dame de Coëtman et de Galaor, restant, en outre de ce côté de la frontière française, n’avait rien à craindre ; mais il n’en était point ainsi du comte de Moret se hasardant sur une terre étrangère et perfide : aussi l’heure qu’il passa près de sa fiancée fut elle accompagnée de toutes ces douces terreurs, de toutes ces amoureuses recommandations qui précèdent, entre deux amants, une séparation, si courte qu’elle soit ou promette de l’être. C’est dans ces heures de charmantes angoisses, que l’amant devrait faire naître par calcul si, hélas ! elles ne venaient pas d’elles-mêmes, que, sans résistance comme sans volonté de les prendre, les faveurs chastes de l’amour sont accordées. Aussi le jeune homme était-il depuis une heure aux pieds de sa maîtresse et croyait-il y être à peine depuis dix minutes, lorsque maître Germain lui fit dire que Marie Coutet l’attendait avec les habits qu’il avait achetés.

Chose bien inutile, car, sans promesse même il n’y eût point manqué, Isabelle lui fit promettre de ne point partir sans lui dire adieu ; aussi, un quart d’heure après, se présentait-il devant elle habillé en paysan piémontais.

Quelques minutes furent employées par la jeune fille à examiner en détail le nouvel ajustement dont le comte était revêtu et à trouver que chaque pièce qui le composait lui allait à merveille. Il y a une période ascendante de l’amour où tout embellit, fût-ce un habit de bure, l’homme ou la femme qu’on aime ; par malheur, aussi, il y a la période opposée, où rien ne peut lui rendre le charme qu’il a perdu.

Il fallait se quitter : dix heures du soir sonnaient à Chaumont, il fallait deux heures pour aller à Gravière, où l’on ne serait par conséquent, qu’à minuit, et à sept heures du matin le comte devait être rendu aux travaux.

Avant de partir, il se munit de la lettre écrite par Guillaume Coutet, et qui était conçue en ces termes :

« Mon cher Jean Miroux,

« Celui qui vous remettra cette lettre vous annoncera à la fois et mon retour de Lyon, où j’étais allé acheter des marchandises de mon état et l’accident qui m’est arrivé entre Saint-Laurens et Chaumont. Ayant été entraîné par un éboulement de neige dans un précipice, au bord duquel j’ai, par la grâce du bon Dieu, trouvé un sapin auquel je me suis accroché, position pénible de laquelle m’ont tiré des voyageurs qui passaient, bonnes âmes de chrétiens que je prie Dieu de recevoir dans son paradis ; tant il y a que je suis tout meurtri de ma chute, et que mon frère marié est obligé de rester près de moi pour me frotter ; mais comme il ne veut pas que le travail souffre de son absence et de mon accident, il vous envoie son camarade Jaquelino pour le remplacer ; il espère demain reprendre son service, et moi le mien. Il n’y a que mon pauvre mulet Dur-au-Trot – vous vous rappelez que c’est comme cela que vous l’avez baptisé vous-même – qui a roulé jusqu’au fond et qui est perdu avec la marchandise, ayant plus de cinquante pieds de neige sur le corps. Mais, Dieu merci, pour un mulet et quelques ballots de cotonnade, la vie n’est point en danger et les affaires ne péricliteront pas.

« Votre cousin issu de germain,

« GUILLAUME COUTET »

Le comte de Moret lut la lettre et sourit plus d’une fois en la lisant ; elle était bien telle qu’il la désirait, quoiqu’il reconnût lui-même que s’il eût été chargé de sa rédaction, il eût eu grand’peine à la dicter ainsi.

Comme cette lettre était la seule chose qu’il attendît, et que le cheval de maître Germain était tout sellé à la porte, il baisa une dernière fois la main à Isabelle, qui se tenait à l’entrée du corridor, sauta en selle, invita Marie Coutet à monter en croupe derrière lui, répondit au souhait de bon voyage qu’une douce voix lui envoyait par la fenêtre, et partit sur un cheval qui, si la recherche de la paternité n’eût point été interdite, eût été, sans contestation, reconnu pour le père du pauvre mulet que Jean Miroux, par expérience probablement, avait surnommé Dur-au-Trot.

Une heure après, les deux jeunes gens étaient au village de Gravière, et le lendemain, à sept heures, le comte de Moret présentait à Jean Miroux la lettre de Guillaume Coutet et était admis, sans contestation aucune, au nombre des travailleurs, en remplacement de Marie Coutet.

Comme l’avait prévu Guillaume, Jean Miroux demanda quelques détails sur l’accident arrivé à son cousin, et que Jaquelino était parfaitement en état de lui donner.

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