Le Comte de Moret – Tome II

X

OÙ MONSIEUR LE CARDINAL TROUVE LE GUIDE DONT IL AVAIT BESOIN.

Un des grands mérites du cardinal fut, non pas de donner au roi Louis XIII des vertus qu’il n’avait pas, mais de lui faire croire qu’il les avait perdues.

Paresseux et languissant, il lui fit croire qu’il était actif ; timide et défiant, il lui fit croire qu’il était brave ; cruel et sanguinaire, il lui fit croire qu’il était juste.

Tout en disant que sa présence n’était point urgente à cette heure de nuit, Richelieu donna de grands éloges à ce soin de sa gloire et de celle de France qui l’avait fait, par un pareil temps, par de semblables chemins et au milieu de profondes ténèbres, venir à son premier appel ; mais il exigea que le roi se couchât à l’instant même, la journée dans laquelle on entrait et celle du lendemain restant tout entières.

Dès le point du jour au reste, les ordres avaient été donnés tout le long de la route pour que les troupes échelonnées à Saint-Laurent, à Exilles et à Sehault s’acheminassent sur Chaumont.

Ces troupes étaient sous les ordres du comte de Soissons, des ducs de  Longueville, de La Trémouille, d’Halliun et de La Valette des comtes d’Harcourt, de Sault, des marquis de Canaples, de Mortemar, de Tavanne, de Valence et de Thoyras.

Les quatre commandements supérieurs étaient exercés par les maréchaux de Créqui, de Bassompierre, de Schomberg et le duc de Montmorency.

Le génie du cardinal planait sur le tout ; il pensait, le roi ordonnait.

Comme le fait que nous allons raconter est avec le siége de la Rochelle, que nous avons raconté déjà dans notre livre des Trois Mousquetaires, le point culminant et glorieux du règne de Louis XIII, on nous permettra d’entrer dans quelques détails sur le forcement de ce fameux pas de Suze dont les historiens officiels ont fait si grand bruit.

En quittant Richelieu, Victor-Amédée, pour se ménager une sortie, comme on dit au théâtre, avait annoncé qu’il partait pour Rivoli où l’attendait le duc son père, et que dans les vingt-quatre heures il rapporterait l’ultimatum de Charles-Emmanuel ; mais lorsqu’il arriva à Rivoli, le duc de Savoie, qui ne cherchait qu’à traîner les choses en longueur, était parti pour Turin.

Aussi, vers cinq heures du soir, au lieu de Victor-Amédée, ce fut le premier ministre du prince, le comte de Verrue, qui se fit annoncer chez le cardinal.

À cette annonce, le cardinal se tourna vers le roi.

– Sa Majesté, demanda-t-il, fera-t-elle à M. le comte de Verrue l’honneur de le recevoir, ou m’abandonnera-t-elle ce soin ?

– Si c’eût été le prince Victor-Amédée qui fût revenu, selon sa promesse, je l’eusse reçu ; mais puisque le duc de Savoie juge à propos de m’envoyer son premier ministre, il est juste que ce soit mon premier ministre qui lui réponde.

– Alors le roi me donne carte blanche, fit le cardinal ?

– Entièrement.

– D’ailleurs, reprit Richelieu, en laissant cette porte ouverte, Votre Majesté entendra tout notre discours, et si quelque chose lui déplaît dans mes paroles, elle sera libre de paraître et de me démentir.

Louis XIII fit de la tête un signe d’assentiment. Richelieu, en laissant la porte ouverte, passa dans la chambre où l’attendait le comte de Verrue.

Le comte de Verrue, qu’il ne faut pas confondre avec son petit-fils, mari de la célèbre Jeanne d’Albret de Luynes, maîtresse de Victor-Amédée II, et qui fut connue sous le nom de la Dame de volupté, ce comte de Verrue, dont l’histoire fait à peine mention, était un homme de quarante ans, d’un sens droit, d’un esprit remarquable, d’un courage à toute épreuve ; chargé d’une mission difficile, il y apportait toute la franchise que pouvait mettre dans ses tortueuses négociations un émissaire de Charles-Emmanuel.

En voyant la figure grave du cardinal, cet œil profond qui fouillait les cœurs, en se trouvant en face de ce génie qui à lui seul tenait en équilibre tous les autres souverains de l’Europe, il s’inclina profondément et respectueusement.

– Monseigneur, dit-il, je viens au lieu et place du prince Victor-Amédée, forcé de rester près du duc son père, atteint d’une si grave indisposition que lorsque son fils après avoir quitté Votre Éminence, est arrivé hier soir à Rivoli, il s’était fait transporter à Turin.

– Alors, dit Richelieu, vous venez chargé des pleins pouvoirs du duc de Savoie, monsieur le comte.

– Je viens vous annoncer sa prochaine arrivée, monseigneur ; tout malade qu’il est, M. le duc veut plaider près de Sa Majesté sa cause en personne ; il se fait apporter en chaise.

– Et quand croyez-vous qu’il soit ici, monsieur le comte ?

– L’état de faiblesse dans lequel se trouve Son Altesse, la lenteur de ce moyen de locomotion m’autorisent à vous dire que, dans mon appréciation, il ne peut être ici qu’après-demain au plus tôt.

– Et vers quelle heure ?

– Je n’oserais pas promettre avant midi.

– Je suis au désespoir, monsieur le comte ; mais j’ai dit au prince Victor-Amédée qu’au point du jour on attaquerait les retranchements de Suze ; au point du jour on les attaquera.

– J’espère que Votre Éminence se départira de cette rigueur, dit le comte de Verrue, lorsqu’elle saura que le duc de Savoie ne refuse pas le passage.

– Eh bien alors, dit Richelieu, si nous sommes d’accord, il n’y a plus besoin d’entrevue.

– Il est vrai, dit le comte de Verrue, assez embarrassé, que Son Altesse y met une condition.

– Ah ! ah ! fit le cardinal en souriant, et laquelle ?

– Ou plutôt conserve une espérance, ajouta le comte.

– Dites.

– Eh bien, Son Altesse le duc espère qu’en conséquence de cette déférence et du grand sacrifice qu’il fait, Sa Majesté très-chrétienne lui fera céder par le duc de Mantoue la même partie du Montserrat que le roi d’Espagne lui laissait dans le partage, ou s’il ne veut point les lui donner à lui, qu’il en fera cadeau à Mme sa sœur, et à cette condition les passages seront ouverts demain.

Le cardinal regarda un instant le comte, qui ne put soutenir ce regard et baissa les yeux ; alors, et comme s’il n’eût attendu que cela :

– Monsieur le comte, dit le cardinal, toute l’Europe a si bonne opinion de la justice du roi, mon maître, que je ne sais comment M. le duc de Savoie a pu s’imaginer que Sa Majesté consentirait à une pareille proposition ; pour moi, je suis assuré qu’elle ne l’acceptera jamais. Le roi d’Espagne a bien pu accorder une partie de ce qui ne lui appartient, pas, afin d’engager M. le duc à favoriser une injuste usurpation ; mais à Dieu ne plaise que le roi mon maître, qui traverse les monts pour venir au secours d’un prince opprimé, dispose ainsi du bien de son allié ; si M. le duc ne veut pas se souvenir de ce que peut un roi de France, après demain on le lui remettra en mémoire.

– Mais puis-je espérer au moins que ces dernières propositions seront transmises par Votre Éminence à Sa Majesté ?

– Inutile, monsieur le comte, dit une voix derrière le cardinal ; le roi a tout entendu et s’étonne qu’un homme qui doit le connaître lui fasse une proposition où son honneur est taché et celui de la France compromis. Je renouvelle donc l’engagement pris, ou plutôt la menace faite par M. le cardinal. Si demain les passages ne sont point ouverts sans condition, après-demain, au point du jour, ils seront attaqués.

Puis, se redressant et portant le pied en avant avec cette dignité qu’il savait prendre parfois :

– J’y serai en personne, ajouta-t-il, et l’on pourra me reconnaître à ces plumes blanches, comme au même signe on reconnut mon auguste père à Ivry. J’espère que M. le duc voudra bien prendre un signe pareil afin que le fort de la bataille se porte où nous serons tous les deux ; portez-lui mes propres paroles, monsieur, ce sont les seules que je puisse et doive répondre.

Et il salua de la main le comte, qui lui répondit par un salut profond et se retira.

Toute la soirée et toute la nuit l’armée continua de se réunir autour de Chaumont ; le lendemain soir, le roi commandait à vingt-trois mille hommes de pied et à quatre mille chevaux.

Vers dix heures du soir, l’artillerie et tout le matériel de l’armée se rangeaient en dehors de Chaumont, les canons la gueule tournée du côté du territoire ennemi. Le roi ordonna de passer la visite des caissons et de lui faire un rapport sur le nombre de coups que l’on avait à tirer. À cette époque où la baïonnette n’était point encore inventée, c’étaient le canon et le mousquet qui décidaient tout. Aujourd’hui le fusil a repris le rang secondaire qu’il doit occuper dans les manœuvres d’un peuple essentiellement guerrier.

Il est devenu, comme l’avait prédit le maréchal de Saxe, le manche de la baïonnette.

À minuit, on entra au conseil.

Il se composait du roi, du cardinal, du duc de Montmorency et des trois maréchaux Bassompierre, Schomberg et Créquy.

Bassompierre, qui était le doyen, eut la parole ; il jeta les yeux sur la carte, étudia les positions de l’ennemi, que l’on connaissait parfaitement, grâce aux renseignements donnés par le comte de Moret.

– Sauf meilleur avis, dit-il, voici ma proposition, Sire.

Et, saluant le roi, et M. le cardinal, pour bien indiquer que c’était à eux deux qu’il s’adressait :

– Je propose que les régiments des gardes françaises et suisses prennent la tête ; le régiment de Navarre, le régiment d’Estillac, la gauche. Les deux ailes feront monter chacune deux cents mousquetaires qui gagneront le sommet des deux crêtes de Montmoron et de Montabon : une fois au sommet des deux montagnes, rien ne leur sera plus facile que de gagner l’éminence sur les gardes des barricades. Aux premiers coups de fusil que nous entendrons sur les hauteurs, nous donnerons ; et tandis que les mousquetaires attaqueront les barricades par derrière, nous les attaquerons de face avec les deux régiments des gardes. Approchez-vous de la carte, messieurs, voyez la position de l’ennemi, et si vous avez à proposer un meilleur plan que le mien, faites hardiment.

Le maréchal de Créquy et le maréchal de Schomberg étudièrent la carte à leur tour et se rallièrent à l’avis de Bassompierre.

Restait le duc de Montmorency.

Le duc de Montmorency était plus connu pour ce bouillant courage qu’il poussait jusqu’à la témérité que comme stratégiste et homme de prudence et de prévision sur le champ de bataille ; d’ailleurs il parlait, avec une certaine difficulté, ayant au commencement de ses discours un certain bégayement qui l’abandonnait à mesure qu’il parlait.

Cependant il prit bravement la parole, que lui offrait le roi.

– Sire, dit-il, je suis de l’avis de M. le maréchal de Bassompierre et de MM. de Créquy et de Schomberg, qui connaissent le grand cas que je fais de leur courage et de leur expérience ; mais les barricades et les redoutes prises, et je ne doute point que nous ne les prenions, restera la partie la plus difficile à forcer ; c’est-à-dire la demi-lune qui barre entièrement le chemin. N’y aurait-il pas moyen de faire pour cette partie des retranchements ce que M. de Bassompierre, avec tant de justesse, a proposé de faire pour les redoutes ? Ne pourrait-on pas enfin, par quelque sentier de la montagne, si ardu, si extravagant qu’il soit, tourner la position, redescendre entre la demi-lune de Suze, puis attaquer par derrière dans cette dernière position, l’ennemi que nous attaquerions par devant ; il ne s’agirait pour cela que de trouver un guide fidèle et un officier intrépide, deux choses qui ne me paraissent point impossibles à rencontrer.

– Vous entendez les propositions de M. de Montmorency, dit le roi ; les approuvez-vous ?

– Excellentes ! répondirent les maréchaux, mais il n’y a pas de temps à perdre pour se procurer ce guide et cet officier.

En ce moment Étienne Latil disait quelques mots tout bas à l’oreille du cardinal dont le visage rayonna.

– Messieurs, dit-il, je crois que la Providence nous envoie guide fidèle et officier intrépide en une seule et même personne.

Et se retournant vers Latil qui attendait les ordres :

– Capitaine Latil, dit-il, faites entrer M. le comte de Moret.

Latil s’inclina et sortit.

Cinq minutes après, le comte de Moret entrait, et, sous l’humble habit de montagnard qui le cachait, chacun put reconnaître, à cette ressemblance avec son auguste père, ressemblance qui faisait tant envie au roi Louis XIII, l’illustre fils de Henri IV arrivant à l’instant même de Mantoue, envoyé par la Providence comme le disait le cardinal de Richelieu.

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