Le Comte de Moret – Tome II

XIX

BUISSON CREUX.

Quoiqu’il sût bien que d’un moment à l’autre la guerre pouvait lui être déclarée par un ennemi qui lui avait appris qu’il n’était pas de ceux que l’on méprise, le duc, par un effet de son caractère fanfaron, donnait une grande fête au château de Rivoli, au moment même où son fils Victor-Amédée négociait avec Richelieu au village de Bussolino.

Les plus jolies femmes de Turin, les plus élégants gentilshommes de la Savoie et du Piémont étaient, dans cette soirée du 15 mars, réunis au château de Rivoli, dont les fenêtres splendidement illuminées, dégorgeaient sur ses quatre faces des flots de lumière.

Le duc de Savoie, leste, spirituel et coquet, malgré ses soixante-huit ans, riant lui-même de sa bosse avec l’esprit d’un bossu galant et empressé comme un jeune homme était le premier à faire la cour à sa belle fille en l’honneur de laquelle la fête était donnée. Seulement, de temps en temps, un nuage sombre mais rapide et imperceptible, passait sur son front. Il songeait que les Français n’étaient qu’à huit ou dix lieues de lui ces Français qui, en quelques heures, avaient forcé le pas de Suze, que l’on croyait inabordable, et à l’heure qu’il était ses destinées se débattaient entre le cardinal de Richelieu et Victor-Amédée son fils, circonstance que tout le monde ignorait. Sous un prétexte quelconque, Charles-Emmanuel avait motivé l’absence de son fils ; mais il avait annoncé son retour pour la soirée, et, véritablement, il l’attendait d’un moment à l’autre.

En effet, vers huit heures, le prince parut en riche toilette, le sourire sur les lèvres, et après avoir salué la princesse Christine d’abord, puis les dames, puis les quelques grands seigneurs savoyards ou piémontais qu’il honorait de son amitié, il alla au duc Charles-Emmanuel, lui baisa la main, et comme s’il lui donnait des nouvelles de sa santé, lui dit tout bas, mais sans laisser paraître la moindre émotion sur son visage :

– La guerre est déclarée par la France, les hostilités commencent demain, gardons-nous.

Le duc lui répondit du même ton.

– Sortez après le quadrille et donnez l’ordre que les troupes se concentrent sur Turin. Quant à moi, je vais envoyer à leurs postes les gouverneurs de Viellane, de Fenestrelle et de Pignerol.

Puis, il fit un signe de la main à la musique, qui s’était interrompue à l’apparition du prince Victor-Amédée, et donna de nouveau le signal de la danse.

Victor-Amédée alla prendre la main de la princesse Christine sa femme, et, sans lui dire un mot de la rupture de la Savoie et de la France, conduisit le quadrille d’honneur. Pendant ce temps, comme l’avait dit Charles-Emmanuel, il s’approchait des gouverneurs des trois principales places fortes du Piémont et leur ordonnait de partir d’urgence et à l’instant même pour leurs citadelles.

Les gouverneurs de Viellane et de Fenestrelle étaient venus sans leurs femmes, de sortes qu’ils n’avaient que leurs chevaux à faire seller et que leurs manteaux à prendre pour obéir à l’ordre du duc.

Mais il n’en était pas de même du comte Urbain d’Espalomba. Non-seulement il avait sa femme, mais sa femme dansait au quadril le du prince Victor-Amédée.

– Monseigneur, dit-il l’ordre que vous me donnez sera difficile à exécuter.

– Et pourquoi cela, monsieur ?

– Parce que nous sommes venus ici, la comtesse et moi, de Turin, en costume de bal, dans un carrosse de louage, qui ne nous conduira pas jusqu’à Pignerol.

– La garde robe de mon fils et de ma belle-fille vous fourniront des manteaux, et tout ce dont vous aurez besoin, et vous prendrez une voiture dans mes écuries.

– Je doute que la comtesse puisse supporter le voyage sans risque de sa santé.

– En ce cas, laissez la ici et partez seul.

Le comte regarda Charles-Emmanuel d’une étrange façon.

– Oui, dit-il, je comprends que cet arrangement conviendrait à Votre Altesse.

– Tous les arrangements me conviendront, comte, pourvu que vous ne perdiez pas une minute pour sortir.

– Est-ce une disgrâce, monseigneur ? demanda le comte.

– Où voyez-vous une disgrâce, mon cher comte, répondit le duc, dans l’ordre donné à un gouverneur de rejoindre son gouvernement ? tout au contraire, c’est une preuve de confiance.

– Qui ne va pas jusqu’à médire la cause de ce départ précipité.

– Un souverain n’a pas de comptes à rendre à ses sujets, dit Charles-Emmanuel, surtout lorsque ses sujets sont à son service : il n’a que des ordres à leur donner. Or, je vous donne l’ordre de vous rendre à l’instant même, à Pignerol, et de défendre la ville et la citadelle, en supposant qu’elles soient attaquées, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus pierre sur pierre. Vous et madame pouvez demander tout ce dont vous aurez besoin et tout ce que vous demanderez vous sera remis à l’instant même.

– Dois-je aller prendre la comtesse au milieu du quadrille, ou attendre qu’il soit-fini ?

– Vous pouvez attendre qu’il soit fini.

– Soit, monseigneur, le quadrille fini, nous partirons.

– Bonne route, et surtout, à l’occasion, comte, belle défense.

Et le duc de Savoie s’éloigna sans écouter les quelques paroles de mauvaise humeur que murmura le comte Urbain.

Le quadrille fini, le comte, au grand étonnement de la comtesse, lui communiqua l’ordre qu’il venait de recevoir.

Puis il sortit avec elle par une porte, tandis que Victor-Amédée sortait par l’autre.

Les gouverneurs de Villane et de Fenestrelle, qui ne faisaient partie d’aucun quadrille, étaient déjà partis.

Le duc dit quelques mots tout bas à sa belle-fille qui suivit le comte et la comtesse.

Au sortir du salon, elle mit la comtesse, entre les mains d’une de ses femmes de chambre et rentra pour organiser un nouveau quadrille dont ne faisait point partie le prince Victor-Amédée.

Dix minutes après il remontait dans la salle de bal et le sourire toujours sur les lèvres, mais évidemment plus pâle qu’il n’en était sorti.

Il alla au duc Charles, passa son bras sous le sien et l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre.

Là, il lui présenta un billet.

– Lisez, mon père, dit-il.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le duc.

– Un billet que vient de me remettre un page couvert de poussière, monté sur un cheval couvert d’écume. J’ai voulu lui donner une bourse pleine d’or, et vous verrez que ce n’était pas trop pour l’avis qu’il apporte ; mais il repoussa la bourse et répondit :

– Je suis au service d’un maître qui ne permet pas qu’un autre que lui paye ses serviteurs.

Et à ces mots, sans donner à son cheval plus de temps pour souffler qu’il n’en avait mis à me dire ces paroles, il repartit au galop.

Pendant ce temps, le duc Charles lisait ce billet court mais net.

« Un hôte, admirablement reçu par S. A. le duc de Savoie, trouve l’occasion de payer l’hospitalité qu’il a reçue de lui en le prévenant qu’il doit être enlevé cette nuit du château de Rivoli avec le prince Victor-Amédée. Il n’y a pas un instant à perdre. À cheval et à Turin.

– Pas de signature ? demanda le duc.

– Non mais il est évident que l’avis vient du duc de Montmorency ou du comte de Moret.

– Quelle livrée portait le page ?

– Aucune. Mais j’ai cru le reconnaître pour celui que le duc avait conduit avec lui et qu’il nommait Galaor.

– Ce doit être cela. Eh bien ?

– Votre avis, monsieur ?

– Mon avis, mon cher Victor, est de suivre celui qui nous est donné ; attendu qu’il ne peut nous arriver malheur en le suivant, tandis qu’il peut nous arriver grand malheur en ne le suivant pas.

– Alors, en route, monseigneur.

Le duc s’avança, toujours souriant, au milieu de la salle.

– Mesdames et messieurs, dit-il, je reçois une lettre à laquelle, vu son importance, je dois répondre à l’instant même, aidé des conseils de mon fils. – Ne vous occupez pas de nous ; dansez, amusez-vous, ce palais est le vôtre ; en notre absence momentanée, notre chère belle-fille, la princesse Christine, voudra bien vous en faire les honneurs.

« L’invitation était un ordre. Dames et cavaliers saluèrent en se rangeant sur deux haies pour laisser passer les deux princes, qui sortirent en souriant et en saluant de la main.

Mais une fois hors de la salle, toute feinte cessa : le père et le fils appelèrent un valet de chambre et se firent jeter un manteau sur les épaules, et tels qu’ils étaient, descendirent les escaliers, traversèrent la cour, se rendirent droit aux écuries, firent seller leurs deux meilleurs coureurs, glissèrent des pistolets dans les fontes, enfourchèrent leurs montures et se lancèrent au grand galop sur la route de Turin, dont ils n’étaient éloignés que d’une lieue.

Pendant ce temps, Latil et ses cinquante hommes suivaient, aussi rapidement qu’il leur était possible la route de Suze à Turin, au moment où la route bifurque et où l’une de ses bifurcations prend à travers terres pour se rendre, par une allée bordée de peupliers, au château de Rivoli. Latil, qui marchait en tête de sa petite troupe, crut voir une ombre qui s’avançait rapidement.

De son côté, le cavalier – car cette ombre, était celle d’un cavalier et même d’un cheval – de son côté le cavalier s’arrêta, et parut examiner la petite troupe avec non moins de curiosité et d’inquiétude que la petite troupe ne l’examinait lui-même.

Latil avait été sur le point de crier : Qui vive ! mais il craignait que ce cri en français ou mal accentué en italien ne le trahît. Il résolut donc d’aller seul à la découverte, et poussa son cheval au galop dans la direction du cavalier arrêté comme une statue équestre au milieu de la route.

Mais à peine le cavalier eut-il reconnu que c’était à lui qu’on en voulait, qu’il rassembla les rênes de son cheval, lui mit les éperons dans le ventre, et le lança par-dessus le fossé de la route de Rivoli, coupant, diagonalement à travers terre pour rejoindre la route de Suze.

Latil se mit à sa poursuite en lui criant d’arrêter ; mais cette injonction ne fit que redoubler la vitesse du cavalier, monté sur un excellent cheval. Un instant, dans la ligne convergente que chacun d’eux suivait, Latil tint le cavalier inconnu à la portée de son pistolet ; mais il réfléchit à deux choses : d’abord, que le cavalier inconnu n’était peut-être pas un ennemi ; et ensuite, que le bruit de l’arme à feu pouvait donner l’éveil.

Tous deux atteignirent la route ; mais le cavalier inconnu avait trois longueurs de cheval d’avance sur Latil, et sa monture était supérieure : non-seulement il devait maintenir cette distance, mais il devait l’augmenter.

Au bout de cinq minutes, Latil avait perdu l’espoir de le rejoindre, et abandonnant une poursuite inutile, il revenait vers son détachement tandis que le cavalier inconnu se perdait dans l’obscurité et que tout, même le bruit des pas de son cheval, venait se perdre dans ce silence nocturne, véritable roi des ténèbres.

Latil reprit sa place à la tête de son détachement en secouant la tête. L’événement, si peu important qu’il fût en tout autre circonstance, prenait pour Latil une suprême gravité.

Son premier mot avait été :

– Je réponds de tout si le prince n’a pas été prévenu.

Qu’était venu faire à Rivoli ce cavalier si bien monté et si désireux de rester inconnu ? Pourquoi, s’il ne venait pas de Suze, retournerait-il à Suze ? Mais qui disait qu’il vient de Suze ? La respiration de son cheval accusait une longue route déjà faite.

Mais cette défiance fut bien plus grande encore lorsqu’en approchant de Rivoli ce ne fut plus un cavalier, mais deux cavaliers dont Latil aperçut les silhouettes sur la route, et qui, faisant le même manège que le premier, s’arrêtèrent à la vue de la troupe qui venait à eux. Ces deux cavaliers, sans attendre, dès qu’ils l’eurent découverte, que cette troupe fit un pas de plus, s’élancèrent au grand galop dans la direction opposée à celle qu’avait suivie le premier cavalier, c’est-à-dire dans celle de Turin.

Latil ne tenta pas même de les poursuivre, les chevaux frais qu’ils montaient étaient de première vitesse et semblaient ne pas toucher à terre. Il n’y avait pas autre chose à faire que de précipiter la course du côté du château dont les fenêtres flamboyaient à l’horizon.

Au bout du compte ce pouvait être le hasard qui avait placé ces trois cavaliers sur la route de Latil.

En dix minutes on fut aux portes du château, rien n’y annonçait qu’une alerte quelconque y eût été donnée. Latil fit faire le tour de l’enceinte et garder toutes les portes ; puis, par chaque escalier, il fit monter-six hommes, et lui-même, à la tête d’un petit nombre, l’épée à la main, monta les degrés principaux et se présenta à la porte de la salle de bal, tandis que les groupes détachés par lui se présentaient aux trois autres portes.

À la vue de ces hommes armés portant l’uniforme français, les musiciens étonnés s’arrêtèrent d’eux mêmes, et les danseurs effrayés se tournèrent, selon la position qu’ils occupaient, vers les quatre points cardinaux de la salle, c’est-à-dire vers chaque porte où apparaissaient les soldats.

Latil, après avoir ordonné à ses hommes de garder les portes, s’avança, le chapeau d’une main, l’épée de l’autre, jusqu’au milieu de la salie. Mais la princesse Christine, lui épargnant la moitié du chemin, vint de son côté au devant de lui.

– Monsieur, lui dit-elle, c’est à mon beau-père Mgr le duc de Savoie et à mon mari le prince de Piémont que vous avez affaire, à ce que je présume ; mais j’ai le regret de vous annoncer que tous deux sont partis il y a un quart d’heure à peine pour Turin, où ils sont arrivés, je l’espère, sans accident ; si vous et vos hommes avez besoin de rafraîchissements, le château de Rivoli est connu par son hospitalité, et je serai heureuse d’en faire les honneurs à un officier, et à des soldats de mon frère Louis XIII.

– Madame, répondit Latil, rappelant tous ses souvenirs de la vieille cour pour répondre à celle qui venait de se faire connaître pour la sœur du roi, la femme du prince de Piémont et la belle-fille du duc de Savoie, notre visite n’avait justement d’autre but que de vous donner des nouvelles de Leurs Altesses, que nous venons de rencontrer, il y a dix minutes, se rendant, comme vous m’avez fait l’honneur de me le dire, à Turin où, à la manière dont ils pressaient leurs chevaux, ils avaient grande hâte d’arriver. Quant à l’hospitalité que vous nous avez fait l’honneur de nous offrir, il nous est malheureusement impossible de l’accepter, forcés que nous sommes d’aller reporter au cardinal les nouvelles que nous venons de prendre.

Et, saluant la princesse Christine avec une courtoisie que ceux qui ne le connaissaient pas pouvaient être étonnés de trouver dans un capitaine d’aventure :

– Allons, dit-il en rejoignant ses hommes, nous avons été prévenus, comme je m’en doutais, et nous avons fait buisson creux !

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