Le Comte de Moret – Tome II

II

GUILLAUME COUTET.

Arrivés à l’endroit indiqué, les deux jeunes gens, en s’appuyant l’un à l’autre, jetèrent avec terreur le regard dans le précipice.

Ils ne virent rien d’abord, leurs yeux se portaient trop loin.

Mais ils entendirent directement au-dessous d’eux ces paroles aussi nettement articulées que le permettait la profonde terreur de celui qui les prononçait.

– Si vous êtes chrétien, pour l’amour de Dieu, sauvez-moi !

Leurs yeux se portèrent dans la direction de la voix, et ils aperçurent à dix pieds au-dessous d’eux, surplombant un précipice de mille à douze cents pieds, un homme accroché à un sapin à moitié déraciné et pliant sous son poids.

Ses pieds s’appuyaient à une aspérité du rocher qui pouvait l’aider à se maintenir où il était, mais qui devenait inutile du moment où l’arbre achèverait de se rompre ; à ce moment, qui ne pouvait tarder, il était évident qu’il serait avec son soutien précipité dans l’abîme.

Le comte de Moret jugea le péril d’un coup d’œil.

– Coupe un bâton de dix-huit pouces de long cria-t-il, et assez fort pour soutenir un homme.

Galaor, montagnard comme Moret, comprit à l’instant même l’intention du comte.

Il tira de son fourreau une espèce de poignard à large lame aiguë et tranchante, se jeta sur un térébinthe brisé, et en quelques instants, en eût fait ce que désirait le comte, c’est-à-dire une espèce de traverse d’échelle.

Pendant ce temps, le comte avait déroulé la corde qui l’enveloppait et qui mesurait une longueur double de la distance du malheureux dont ils entreprenaient le sauvetage.

En quelques secondes la traverse fut solidement fixée à l’extrémité de la corde, et après les paroles d’encouragement jetées au malheureux suspendu entre la vie et la mort, il vit descendre à lui la corde et la traverse.

Il s’en empara, s’y attacha solidement au moment même où le sapin déraciné roulait dans le précipice.

Une inquiétude restait ; le rocher sur lequel devait glisser la corde était tranchant et pouvait, dans son mouvement d’ascension, couper cette corde.

Par bonheur, les deux femmes venaient de les joindre, et les mulets avec elles. On fit approcher l’un d’eux du bord, mais à une distance cependant qui permit à celui qu’on voulait sauver de poser ses pieds à terre. On passa la corde par-dessus la selle, et tandis qu’Isabelle priait, les yeux tournés contre le rocher, et que Mme Coëtman maintenait avec une force presque virile le mulet par la bride, les deux hommes s’attachèrent à la corde et, d’un commun effort, la tirèrent à eux.

La corde glissa comme sur une poulie, et au bout de quelques secondes on vit apparaître au niveau du précipice la tête pâle du malheureux qui venait si miraculeusement d’échapper à la mort.

Un cri de joie salua cette apparition, et à ce cri seulement Isabelle se retourna et joignit sa voix à celle de ses compagnons pour crier à son tour :

– Courage, courage, vous êtes sauvé.

En effet, l’homme mettait le pied sur le rocher, et, lâchant la corde, se cramponnait à la salle du mulet.

On fit faire au mulet un pas en arrière, et l’homme, au bout de ses forces, lâcha son nouvel appui, battit l’air de ses bras en faisant entendre une espèce de cri inarticulé, et tomba évanoui dans les bras du comte de Moret.

Le comte de Moret approcha de sa bouche une gourde pleine d’une de ces liqueurs vivifiantes qui ont précédé de cent ans l’alcool, et toujours été fabriquées dans les Alpes, et lui en fit boire quelques gouttes.

Il est évident que la force qui l’avait soutenu tant qu’il y avait danger, l’avait abandonné au moment où il avait compris qu’il était sauvé.

Le comte de Moret le coucha le dos appuyé au rocher et, tandis qu’Isabelle lui faisait respirer un flacon de sels alcalins, dénoua la traverse, qu’il jeta loin de lui avec ce dédain qu’a l’homme pour tout instrument ayant rendu le service qu’il devait rendre, et enroula de nouveau la corde autour de sa ceinture.

Galaor, de son côté, remettait avec l’insouciance de son âge son couteau de chasse au fourreau.

Au bout de quelques instants, à la suite de deux ou trois mouvements convulsifs, l’homme ouvrit les yeux.

L’expression de son visage indiquait qu’il ne se souvenait de rien de ce qui lui était arrivé ; mais peu à peu la mémoire lui revint, il comprit les obligations qu’il avait à ceux dont il était entouré, et ses premières paroles furent des actions de grâces.

Puis, à son tour, le comte de Moret, qu’il prenait pour un simple montagnard, lui expliqua ce qui s’était passé.

– Je me nomme Guillaume Coutet, lui répondit l’homme. J’ai une femme qui vous doit de n’être pas veuve, trois enfants qui vous doivent de ne pas être orphelins ; mais dans quelque circonstance que ce soit, si vous avez besoin de ma vie, demandez-la.

Alors, s’appuyant sur le comte, en proie à cette terreur rétrospective plus terrible que la terreur qui précède ou accompagne l’accident, il s’approcha du précipice, considéra en frémissant le sapin brisé, puis jeta un coup d’œil sur ce chaos informe de neige, de quartiers de glace, d’arbres déracinés, de rocs amoncelés qui gisaient au fond de la vallée, faisant écumer la Dora contre l’obstacle imprévu qu’ils venaient de mettre à son cours.

Il poussa un soupir en pensant au mulet et à son chargement, seule fortune qu’il possédât, selon toute probabilité, et qui était perdue.

Mais, par un retour sur lui-même, il murmura :

– La vie est le plus grand bien qui vienne de vous, mon Dieu, et du moment où elle est sauve, merci à vous, mon Dieu, et à ceux qui me l’ont conservée.

Mais au moment de se mettre en route, il s’aperçut que, soit faiblesse morale, soit commotion de la chute, il lui était impossible de faire un pas.

– Vous avez déjà trop fait pour moi, dit-il au comte de Moret et à Isabelle ; puisque je ne puis rien faire pour vous en échange de la vie que je vous dois, que je ne vous retarde pas dans votre voyage. Seulement ayez la bonté de prévenir l’hôte du Genévrier d’or qu’un accident est arrivé à son parent Guillaume Coutet, lequel est resté sur la route, et le prie de lui envoyer des secours.

Le comte de Moret dit quelques mots tout bas à Isabelle, qui répondit par un signe d’affirmation.

Puis s’adressant au pauvre diable :

– Mon cher ami, lui dit-il, nous ne vous abandonnerons pas, du moment où Dieu a permis que nous eussions le bonheur de vous sauver la vie. Nous ne sommes plus qu’à une demi-heure de la ville. – Vous allez monter sur mon mulet, et comme je faisais tout à l’heure quand l’accident est arrivé, je conduirai celui de madame par la bride.

Guillaume Coutet voulut faire quelques observations, mais le comte de Moret lui ferma la bouche en lui disant :

– J’ai besoin de vous, mon maître, et peut-être pouvez-vous, dans les vingt-quatre heures, vous acquitter du service que je vous ai rendu, en m’en rendant un plus grand encore.

– Bien vrai ? demanda Guillaume Coutet.

– Foi de gentilhomme ! répondit le comte de Moret, oubliant qu’il se dénonçait par ces paroles.

– Excusez-moi, dit le marchand forain en s’inclinant, mais je dois, je le vois bien, vous obéir a double titre : d’abord parce que vous m’avez sauvé la vie, et ensuite parce que vous avez droit par votre rang de commander à un pauvre paysan comme moi.

Alors, avec l’aide du comte et de Galaor, Guillaume Coutet monta sur le mulet du comte, tandis que celui-ci reprenait sa place à la tête du mulet d’Isabelle – heureuse que l’homme qu’elle aimait eût eu l’occasion de donner devant elle une preuve de son adresse, de son courage et de son humanité.

Un quart d’heure après, la petite caravane entrait dans le bourg de Chaumont et s’arrêtait à la porte du Genévrier d’or.

Au premier mot que dit Guillaume Coutet à l’hôte du Genévrier d’or, non pas du rang de l’homme qui lui avait sauvé la vie, mais du service qu’il lui avait rendu, maître Germain mit l’hôtel tout entier à sa disposition.

Le comte de Moret n’avait pas besoin de tout l’hôtel ; il avait besoin d’une grande chambre à deux lits, pour Isabelle et la dame de Coëtman, et d’une autre chambre pour lui et Galaor.

Il eut donc la double satisfaction d’avoir ce qu’il désirait et de ne déranger personne. Quant à Guillaume Coutet, il eut la propre chambre et le lit de son cousin. Le médecin que l’on envoya chercher visita Guillaume Coutet des pieds à la tête et déclara qu’il n’avait aucun des deux cent quatre-vingt-deux os que la nature a cru nécessaires à la constitution de l’homme, brisés ; il fallait lui faire prendre un bain de plantes aromatiques, dans lequel on ferait fondre quelques poignées de sel, et ensuite lui frotter le corps avec du camphre.

Moyennant cela et quelques verres de vin chaud richement épicé qu’on lui ferait boire le docteur espérait que le lendemain ou le surlendemain, au plus tard, le malade serait en état de continuer son chemin.

Le comte de Moret, après s’être occupé de tout ce qui pouvait concourir au bien-être des deux voyageuses, veilla lui-même à ce que les prescriptions du médecin fussent exactement exécutées ; puis, lorsque les frictions eurent été faites et que le malade eut déclaré qu’il se sentait mieux, il vint s’asseoir au chevet de son lit.

Guillaume Coutet lui renouvela ses protestations de dévouement.

Le comte de Moret le laissa dire, puis quand il eut fini :

– C’est Dieu, prétendez-vous, mon ami, qui m’a conduit sur votre route, soit ; mais peut-être Dieu, en m’y conduisant, avait-il un double dessein : celui de vous sauver par moi, celui de m’aider par vous.

– Si cela était, dit le malade, je me tiendrais pour l’homme le plus heureux qui ait jamais existé.

– Je suis chargé par M. le cardinal de Richelieu – vous voyez que je ne veux pas avoir de secrets pour vous, et que je me confie entièrement à votre reconnaissance – je suis chargé, par M. le cardinal de Richelieu, de reconduire à son père, à Mantoue, la jeune dame que vous avez vue, et à laquelle il porte le plus grand intérêt.

– Dieu vous conduise et vous protège dans votre voyage.

– Oui, mais à Exilles nous avons appris que le Pas de Suze était coupé par des barricades et des fortifications sévèrement gardées ; si nous sommes reconnus, nous sommes arrêtés, attendu que le duc de Savoie voudra faire de nous des otages.

– Il faudrait éviter Suze.

– Le peut-on ?

– Oui, si vous vous fiez à moi.

– Vous êtes du pays ?

– Je suis de Gravière.

– Vous connaissez les chemins ?

– J’ai passé, pour éviter les gabelles, par tous les sentiers de la montagne.

– Vous vous chargez d’être notre guide.

– Le chemin est rude.

– Nous ne craignons ni le danger ni la fatigue.

– C’est bien, je réponds de tout.

Le comte de Moret fit un signe de tête indiquant que cette promesse lui suffisait.

– Maintenant, dit-il, ce n’est point le tout.

– Que désirez-vous encore ? demanda Guillaume Coutet.

– Je désire des renseignements sur les travaux que l’on exécute en avant de Suze.

– Rien de plus facile : mon frère y travaille comme terrassier.

– Et où demeure votre frère ?

– À Gravière, comme moi.

– Puis-je aller trouver votre frère avec un mot de vous ?

– Pourquoi ne viendrait-il pas, au contraire, vous trouver ici ?

– Est-ce possible ?

– Rien de plus facile : Gravière est à peine à une heure et demie d’ici ; mon cousin va l’aller chercher à cheval et le ramener en croupe.

– Quel âge a votre frère ?

– Deux ou trois ans de plus que Votre Excellence.

– Quelle taille a-t-il ?

– Celle de Votre Excellence.

– Y a-t-il beaucoup de personnes de Gravière employées aux travaux ?

– Il est seul.

– Croyez-vous que votre frère sera disposé à me rendre service ?

– Lorsqu’il saura ce que vous avez fait pour moi, il passera dans le feu pour vous.

– C’est bien, envoyez-le chercher ; inutile de dire qu’il y aura une bonne récompense pour lui.

– Inutile, comme dit Votre Excellence, mon frère étant déjà récompensé.

– Alors que notre hôte l’aille chercher.

– Ayez l’obligeance de l’appeler et de me laisser seul avec lui pour qu’il n’ait aucun doute que c’est moi qui le fais demander.

– Je vous l’envoie.

Le comte de Moret sortit, et un quart d’heure après, maître Germain enfourchait son cheval et prenait la route de Gravière.

Une heure plus tard, il rentrait à son hôtel du Genévrier d’or, ramenant en croupe Marie Coutet, frère de Guillaume Coutet.

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