Le Comte de Moret – Tome II

XIII

LES AMBASSADEURS.

Le lendemain, à dix heures précises, le roi comme il l’avait dit, était dans le cabinet du cardinal.

L’étude qu’il était en train de faire, tout en l’humiliant, l’intéressait profondément.

Rentré au Louvre la veille, il n’avait vu personne, s’était enfermé avec son page Baradas, et, pour le récompenser du service qu’il lui avait rendu en le débarrassant du cardinal, il lui avait donné un bon de trois mille-pistoles.

Il était trop-juste qu’ayant fait plus que les autres, Baradas fût récompensé le premier. D’ailleurs, avant de donner à Monsieur ses cent cinquante mille livres, à la reine ses trente mille livres, à la reine mère ses soixante mille-livres, il n’était pas fâché de voir la réponse de Monsieur au duc de Lorraine, réponse promise par Rossignol pour le matin suivant, dix heures.

Or, comme nous l’avons dit, à dix heures précises, le roi et était entré dans le cabinet du cardinal, et avant même d’avoir jeté son manteau sur un fauteuil et posé son chapeau sur une table, il avait frappé les trois coups sur le timbre.

Rossignol parut avec sa ponctualité ordinaire.

– Eh bien ? lui demanda impatiemment le roi.

– Eh bien, Sire, dit Rossignol, en clignant des yeux à travers ses lunettes, nous le tenons ce fameux chiffre.

– Vite, dit le roi voyons cela ; la clef d’abord.

– La voilà, Sire.

Et, en tête de la version, en même temps que la version, il lui présenta la clef. Le roi lut :

JR, le roi.

ASTRE SE, la reine.

BE, la reine mère.

L’AMR, Monsieur.

L. M., le cardinal.

T, la mort.

PlF PAF, la guerre.

ZANE, duc de Lorraine.

GlER, Mme de Chevreuse.

OEL, Mme de Fargis.

O, enceinte.

– Et maintenant ? dit le roi.

– Appliquez le chiffre, Sire.

– Non, dit le roi ; vous qui êtes plus familier, ma tête se briserait à ce travail.

Rossignol prit le papier et lut :

« La reine, la reine-mère et le duc d’Orléans dans la joie ; le cardinal mort ; le roi veut être roi. La guerre avec le roi-marmotte décidée ; mais le duc d’Orléans en est chef. Le duc d’Orléans, amoureux de la fille du duc de Lorraine, ne veut dans aucun cas épouser la reine, plus vieille que lui de sept ans. Sa seule crainte est que, par les bons soins de Mme de Fargis ou de Mme de Chevreuse, elle soit enceinte à la mort du roi.

« GASTON D’ORLÉANS. »

Le roi avait écouté la lecture sans interrompre, seulement il s’était essuyé le front à plusieurs reprises, tout en rayant le parquet de la molette de son éperon.

– Enceinte ! murmura-t-il, enceinte ! Dans tous les cas, si elle est enceinte ce ne sera pas de moi.

Puis, se retournant vers Rossignol :

Sont-ce les premières lettres de ce genre que vous déchiffrez, monsieur ?

– Oh ! non, Sire, j’en ai déchiffré déjà dix ou douze du même genre.

– Comment M. le cardinal ne me les montrait-il pas ?

– Pourquoi tourmenter Votre Majesté quand il veillait à ce qu’il ne nous arrivât point malheur.

– Mais, accusé, chassé par tous ces gens-là, comment ne s’est-il pas servi des armes qu’il avait contre eux ?

– Il a craint qu’elles ne fissent plus de mal au roi qu’à ses ennemis.

Le roi fit quelques pas en long et en large dans le cabinet, allant et revenant, la tête basse et le chapeau sur les yeux.

Puis, revenant à Rossignol :

– Faites-moi une copie de chacune de ces lettres avec le chiffre, dit-il, mais avec la clef en haut.

– Oui, Sire.

– Croyez-vous qu’il nous en viendra d’autres encore ?

– Bien certainement, Sire.

– Quelles sont les personnes que j’aurai à recevoir aujourd’hui ?

– Cela ne me regarde pas, Sire ! je ne m’occupe que de mes chiffres ; cela regarde M. Charpentier.

Avant même que Rossignol fût sorti, le roi, d’une main fiévreuse et agitée, avait frappé deux coups sur le timbre.

Ces coups rapides et violents indiquaient la situation mentale du roi.

Charpentier entra vivement, mais s’arrêta sur le seuil.

Le roi était resté pensif, les yeux fixés en terre, le poing appuyé sur le bureau du cardinal, murmurant :

– Enceinte ! la reine enceinte ! un étranger sur le trône de France ? un Anglais peut-être !

Puis à voix plus basse, comme s’il eût eu peur lui-même d’entendre ce qu’il disait :

– Il n’y a rien d’impossible, l’exemple en a été donné, assure-t-on, et dans la famille.

Absorbé dans sa pensée, le roi n’avait pas vu Charpentier.

Croyant que le secrétaire n’avait point répondu à l’appel, il releva impatiemment la tête et s’apprêtait à frapper sur le timbre une seconde fois, lorsque celui-ci, au geste devinant l’intention s’empressa de s’avancer en disant :

– Me voilà, Sire !

– C’est bien, dit le roi en regardant et en essayant de reprendre sa puissance sur lui-même, que faisons-nous aujourd’hui ?

– Sire, le comte de Beautru est arrivé d’Espagne, et le comte de La Saladie de Venise.

– Qu’ont-ils été y faire ?

– Je l’ignore, Sire ; hier j’ai eu l’honneur de vous dire que c’était M. le cardinal qui les y avait envoyés ; j’ai ajouté que M. de Charnassé arriverait de Suède, à son tour, ce soir ou demain au plus tard.

– Vous leur avez dit que le cardinal n’était plus ministre et que c’était moi qui les recevrais.

– Je leur ai transmis les ordres de Son Éminence, de rendre compte à sa Majesté de leur mission, comme ils eussent fait à elle-même.

– Quel est le premier arrivé ?

– M. de Beautru.

– Aussitôt qu’il sera là vous le ferez entrer.

– Il y est, Sire.

– Qu’il entre alors.

Charpentier se retourna, prononça quelques paroles à voix basse et s’effaça pour laisser entrer Beautru.

L’ambassadeur était en costume de voyage et s’excusa de se présenter ainsi devant le roi ; mais il avait cru avoir affaire au cardinal de Richelieu, et, une fois dans l’antichambre, n’avait pas voulu faire attendre Sa Majesté.

– M. de Beautru, lui dit le roi, je sais que M. le cardinal fait grand cas de vous, et vous tient pour un homme sincère, disant qu’il aime mieux la simple conscience d’un Beautru que deux cardinaux de Bérulle.

– Sire, je crois être digne de la confiance dont m’honorait M. le cardinal.

– Et vous allez vous montrer digne de la mienne, n’est-ce pas, monsieur ? en me disant à moi tout ce que vous lui diriez à lui.

– Tout, Sire ? demanda Beautru en regardant fixement le roi.

– Tout ! Je suis à la recherche de la vérité, et je la veux entière.

– Eh bien, Sire, commencez par changer votre ambassadeur de Fargis, qui, au lieu de suivre les instructions du cardinal, toutes à la gloire et à la grandeur de Votre Majesté, suit celles de la reine-mère, toutes à l’abaissement de la France.

– On me l’avait déjà dit. C’est bien, j’aviserai. Vous avez vu le comte-duc d’Olivarès ?

– Oui, Sire.

– De quelle mission étiez vous chargé près de lui ?

– Déterminer, s’il était possible, à l’amiable, l’affaire de Mantoue.

– Eh bien ?

– Mais lorsque j’ai voulu lui parler d’affaires, il m’a répondu en me conduisant au poulailler de S. M. le roi Philippe IV, où sont réunies les plus curieuses espèces du monde, et m’a offert d’en envoyer des échantillons à Votre Majesté.

– Mais il se moquait de vous, ce me semble !

– Et surtout, Sire, de celui que je représentais.

– Monsieur !

– Vous m’avez demandé la vérité, Sire, je vous la dis ; voulez-vous que je mente, je suis assez homme d’esprit pour inventer des mensonges agréables au lieu de vérités dures.

– Non, dites la vérité, quelle qu’elle soit. Que pense-t-on de notre expédition d’Italie ?

– On en rit, Sire.

– On en rit ! Ne sait-on pas que j’en prends la conduite ?

– Si fait, Sire ; mais on dit que les reines vous feront changer d’avis, ou que Monsieur commandera sans vous ; et comme alors on n’obéira qu’aux reines, et à Monsieur, il en sera de cette expédition comme de celle du duc de Nevers.

– Ah ! l’on croit cela à Madrid !

– Oui, Sire, on en est même si sûr que l’on a écrit – je sais cela d’un des secrétaires du comte duc que j’ai acheté – que l’on a écrit à don Gonzalve de Cordoue : « Si c’est le roi et Monsieur qui commandent l’armée, ne vous inquiétez de rien, l’armée ne franchira point le pas de Suze ; mais si c’est le cardinal, au contraire, qui, sous le roi ou sans le roi, a la conduite de la guerre, ne négligez rien et détachez ce que vous pourrez de vos forces pour soutenir le due de Savoie. »

– Vous êtes sûr de ce que vous me dites ?

– Parfaitement sûr, Sire.

Le roi se remit à marcher dans le cabinet, la tête basse, le chapeau enfoncé sur les yeux, ainsi que c’était son habitude lorsqu’il était vivement préoccupé.

Puis, s’arrêtant tout à coup, et regardant fixement Beautru.

– Et de la reine, demanda-t-il, en avez-vous entendu dire quelque chose ?

– Des propos de cour, voilà tout.

– Mais ces propos de cour, que disaient-ils ?

– Rien qui puisse être rapporté à Votre Majesté.

– N’importe, je veux savoir.

– Des calomnies, Sire ; ne salissez pas votre esprit de toute cette fange !

– Je vous dis, monsieur, fit Louis XIII impatient et frappant du pied, que calomnie ou vérité, je veux savoir ce qui se dit de la reine.

Beautru s’inclina.

– À l’ordre de Votre Majesté, tout fidèle sujet doit obéir.

– Obéissez donc alors.

– On disait que la santé de Votre Majesté étant chancelante…

– Chanchelante, chanchelante, ma santé ! c’est leur espérance à tous ; ma mort c’est leur ancre de salut. Continuez.

– On disait que votre santé étant chancelante, la reine prendrait ses précautions pour s’assurer…

Beautru hésita.

– S’assurer de quoi ? demanda le roi ; parlez, mais parlez donc.

– Pour s’assurer la régence.

– Mais il n’y a de régence que quand il y a un héritier de la couronne.

– Pour s’assurer la régence ! répéta Beautru.

Le roi frappa du pied.

– Ainsi, là-bas comme ici, en Espagne comme en Lorraine ! En Lorraine la crainte, en Espagne l’espoir ; et en effet, la reine régente c’est l’Espagne à Paris ; ainsi, Beautru, voilà ce qu’on dit là-bas ?

– Vous avez ordonné de parler, Sire ; j’ai obéi.

Et Beautru s’inclina devant le roi.

– Vous avez bien fait : je vous ai dit que j’étais à la recherche de la vérité ; j’ai trouvé la piste, et je suis, Dieu merci, assez bon chasseur pour la suivre jusqu’au bout.

– Qu’ordonne Votre Majesté ?

– Allez-vous reposer, monsieur, vous devez être fatigué.

– Votre Majesté ne me dit pas si j’ai eu le bonheur de lui plaire ou le malheur de la blesser.

– Je ne vous dis pas précisément que vous m’avez été agréable, M. Beautru ; mais vous m’avez rendu service, ce qui vaut mieux. Il y a une place de conseiller d’État vacante, faites-moi penser que j’ai quelqu’un à récompenser.

Et Louis XIII, ôtant son gant, donna sa main à baiser à l’ambassadeur extraordinaire près de Philippe IV.

Beautru, selon l’étiquette, sortit à reculons pour ne pas tourner le dos au roi.

– Ainsi, murmura le roi resté seul, ma mort est une espérance ; mon honneur un jeu, ma succession une loterie ; mon frère n’arrivera au trône que pour vendre et trahir la France. Ma mère, la veuve de Henri IV, la veuve de ce grand roi qu’on a tué parce qu’il grandissait toujours, et que son ombre couvrait les autres royaumes, ma mère l’y aidera. Heureusement – et le roi commença de rire d’un rire strident et nerveux – heureusement que quand je mourrai, la reine sera enceinte, ce qui sauvera tout ! Comme c’est heureux que je sois marié !

– Puis, l’œil plus sombre et la voix plus altérée :

– Cela ne m’étonne plus, dit-il, qu’ils en veuillent tant au cardinal.

Il lui sembla entendre un léger bruit du côté de la porte, il se retourna : la porte, en effet, tournait sur ses gonds.

Votre Majesté désire-t-elle recevoir M. de La Saladie ? demanda Charpentier.

– Je le crois bien, dit le roi, tout ce que j’apprends est plein d’intérêt !

Puis, avec ce même rire presque convulsif :

– Que l’on dise encore que les rois ne savent pas ce qui se passe chez eux ; ils sont les derniers à le savoir, c’est vrai ; mais lorsqu’ils le veulent, ils le savent enfin.

Puis, comme M. de La Saladie se tenait à la porte.

– Venez, venez, dit-il, je vous attends, monsieur de La Saladie, on vous a dit que je faisais l’intérim de monsieur le cardinal, n’est-ce pas ? parlez, et n’ayez pas plus de secrets pour moi que vous n’en auriez pour lui.

– Mais, Sire, dit la Saladie, dans la situation où je trouve les choses, je ne sais pas si je dois vous répéter…

– Me répéter quoi ?

– Les éloges que l’on fait en Italie d’un homme dont il paraît que vous avez eu à vous plaindre.

– Ah ! ah ! on fait l’éloge du cardinal en Italie ! Et que dit-on du cardinal de l’autre côté des monts ?

– Sire, ils ignorent là-bas que M. le cardinal n’est plus ministre, ils félicitent Votre Majesté d’avoir à son service le premier génie politique et militaire du siècle. La prise de la Rochelle, que j’avais été chargé par M. le cardinal d’annoncer au duc de Mantoue, à Sa Seigneurie de Venise et à S. S. Urbain VIII, a été reçue avec joie à Mantoue, avec enthousiasme à Venise, avec reconnaissance à Rome, de même que l’expédition que vous projetez, en Italie, en épouvantant Charles-Emmanuel, a rassuré tous les autres princes. Voici les lettres du duc de Mantoue, du sénat de Venise et de Sa Sainteté, qui disent la grande confiance que l’on a dans le génie du cardinal, et chacune des trois puissances intéressées à vos succès en Italie, Sire, pour y contribuer autant qu’il est en leur pouvoir, m’ont chargé de remettre en traites sur leurs banquiers respectifs des valeurs pour un million et demi.

– Et au nom de qui sont ces traites ?

– Au nom de M. le cardinal, Sire. Il n’a qu’à les endosser et à toucher l’argent, elles sont payables à vue.

Le roi les prit, les tourna et les retourna.

– Un million et demi, dit-il, et six millions qu’il a empruntés. C’est avec cela que nous allons faire la guerre. Tout l’argent vient de cet homme, comme de cet homme vient la grandeur et la gloire de la France.

Puis, une idée soudaine lui traversant le cerveau, Louis XIII alla au timbre et appela. Charpentier parut.

– Savez-vous, lui demanda-t-il, à qui M. le cardinal a emprunté les six millions avec lesquels il a fait face aux premières dépenses de la guerre ?

– Oui, Sire, à M. de Bullion.

– S’est-il fait beaucoup tirer l’oreille pour les lui prêter ?

– Au contraire, Sire, il les lui a offerts.

– Comment cela ?

– M. le cardinal se plaignait de ce que l’armée du marquis d’Uxelle s’était dispersée faute de l’argent que la reine-mère s’était approprié, et faute des vivres que le maréchal de Créqui ne lui avait pas fait passer. C’est une armée perdue, disait Son Éminence.

– Eh bien, a dit M. de Bullion, il faut en lever un autre, voilà tout.

– Et avec quoi ? demanda le cardinal.

– Avec quoi ? Je vous donnerai de quoi lever une armée de cinquante mille hommes et un million d’or en croupe.

– Ce n’est pas un million, c’est six millions qu’il me faut.

– Quand ?

– Le plus tôt possible !

– Ce soir, sera-ce trop tard ?

Le cardinal se mit à rire.

– Vous les avez donc dans votre poche ? demanda-t-il.

– Non, mais je les ai chez Fieubet, trésorier de l’épargne. Je vous fais donner un bon sur lui, vous les enverrez prendre.

– Et quelle garantie exigez-vous, monsieur Bullion.

M. de Bullion se leva et salua Son Éminence.

– Votre parole, monseigneur, dit-il.

Le cardinal l’embrassa ; M. de Bullion écrivit quelques lignes sur un petit bout de papier, le cardinal lui fit sa reconnaissance et tout fut dit.

– C’est bien ; vous savez où demeure M. de Bullion ?

– À la trésorerie, je présume.

– Attendez.

Le roi se mit au bureau du cardinal et écrivit :

– Monsieur de Bullion, j’ai besoin pour mon service particulier d’une somme de cinquante mille francs, que je ne veux point prendre sur l’argent que vous avez eu l’obligeance de prêter à M. le cardinal, veuillez me les donner si la chose est possible, – je vous engage ma parole de vous les rendre d’ici à un mois.

Votre affectionné,

LOUYS.

Puis, se retournant vers Charpentier :

– Beringhen est-il là ? demanda-t-il.

– Oui, sire.

– Remettez-lui ce papier, dites-lui de prendre une chaise et d’aller chez M. de Bullion. Il y a réponse.

Charpentier prit le papier et sortit ; mais presque aussitôt il rentra.

– Eh bien ? fit le roi.

– M. de Beringhen est parti ; mais je voulais dire à Votre Majesté que M. de Charmasse était là arrivant de la Prusse occidentale et rapportant à M. le cardinal une lettre du roi Gustave-Adolphe.

Louis fit un signe de tête.

– Monsieur de La Saladie, dit-il, vous n’avez plus rien à nous dire.

– Si fait, Sire, j’ai à vous assurer de mon respect ; tout en vous priant de me permettre d’y joindre mes regrets à l’endroit du départ de M. Richelieu ; c’était lui que l’on attendait en Italie, c’était lui sur qui l’on comptait, et mon devoir de fidèle sujet m’oblige à dire à Votre Majesté que je serais le plus heureux des hommes si elle me permettait de saluer M. le cardinal, tout en disgrâce qu’il soit.

– Je vais faire mieux, monsieur de La Saladie, fit le roi, je vais vous fournir moi-même l’occasion de le voir.

La Saladie s’inclina.

– Voici les traites de Mantoue, de Venise et de Rome. Allez présenter à Chaillot vos hommages à M. le cardinal ; remettez-lui les lettres qui lui sont destinées ; priez-le d’endosser les traites, et passez chez M. de Bullion au nom de Son Éminence, pour qu’il vous en donne l’argent. Je vous autorise, pour faire plus grande diligence, à prendre mon carrosse, qui est à la porte ; plus vite vous reviendrez, plus je vous serai reconnaissant de votre zèle.

La Saladie s’inclina, et, sans perdre une seconde en compliments ou en hommages, sortit pour exécuter les ordres du roi.

Charpentier était resté à la porte.

– J’attends M. de Charnassé, dit le roi.

Jamais le roi n’avait été obéi au Louvre comme il était chez le cardinal. À peine avait-il manifesté son désir de voir M. de Charnassé que celui-ci était devant ses yeux.

– Eh bien, baron, lui dit le roi, vous avez fait un bon voyage, à ce qu’il paraît.

– Oui, Sire.

– Veuillez, m’en rendre compte sans perdre une seconde ; depuis hier seulement j’apprends à connaître le prix du temps.

– Votre Majesté sait dans quel but j’ai été envoyé en Allemagne ?

– M. le cardinal ayant toute ma confiance et chargé de prendre l’initiative en tout point, s’est contenté de m’annoncer votre départ et de me faire prévenir de votre retour. Je ne sais rien de plus.

– Votre Majesté désire-telle que je lui répète d’une façon précise quelles étaient mes instructions ?

– Dites.

– Les voici, mot pour mot, les ayant apprises par cœur pour le cas où les instructions écrites s’égareraient.

« Les fréquentes entreprises de la maison d’Autriche au préjudice des alliés du roi l’obligent à prendre des mesures efficaces pour leur conservation. Aussi, la Rochelle réduite, Sa Majesté a-telle immédiatement décidé d’envoyer ses meilleures troupes et de marcher elle-même au secours de l’Italie. En conséquence, le roi dépêche M. de Charnassé vers ceux d’Allemagne ; il leur offrira tout ce qu’il dépend de Sa Majesté et les assurera du désir sincère qu’elle a de les assister, pourvu qu’ils veuillent agir de concert avec le roi et travailler de leur côté à leur mutuelle défense ; le sieur de Charnassé aura soin d’exposer les moyens que Sa Majesté juge les plus propres et les plus convenables au dessein qu’elle se propose en faveur de ses alliés. »

– Ce sont vos instructions générales, dit le roi, mais vous en aviez sans doute de particulières.

– Oui, Sire, pour le duc Maximilien de Bavière, que Son Éminence savait fort irrité contre l’empereur. Il s’agissait de le pousser à faire une ligue catholique qui s’opposât aux entreprises de Ferdinand sur l’Allemagne et sur l’Italie, tandis que Gustave-Adolphe attaquerait l’empereur à la tête de ses protestants, et pour le roi Gustave-Adolphe.

– Et quelles étaient vos instructions pour le roi Gustave-Adolphe.

– J’étais chargé de promettre au roi Gustave, s’il voulait se faire chef de la ligue protestante, comme le duc de Bavière se ferait chef de la ligue catholique, un subside de 500,000 livres par an, puis de lui promettre que Votre Majesté attaquerait en même temps la Lorraine, province voisine de l’Allemagne et foyer de cabales contre la France.

– Oui, dit le roi en souriant, je comprends la Crète et le roi Minos ; mais qu’y gagnerait M. le cardinal, ou plutôt qu’y gagnerais-je, moi, à attaquer la Lorraine ?

– Que les princes de la maison d’Autriche, forcés de mettre une bonne partie de leurs troupes en Alsace et sur le haut du Rhin, détourneraient les yeux de l’Italie et seraient forcés de vous laisser tranquillement accomplir votre entreprise sur Mantoue.

Louis prit son front à deux mains, ces vastes combinaisons de son ministre lui échappaient par leur ampleur même, et trop à l’étroit dans son cerveau, semblaient prêtes à le faire éclater.

– Et, dit-il au bout d’un instant, le roi Gustave-Adolphe accepte ?

– Oui, Sire, mais à certaines conditions.

– Qui sont ?…

– Contenues dans cette lettre, Sire, dit Charnassé, tirant de sa poche un pli aux armes de Suède ; seulement, Votre Majesté tient-elle absolument à lire cette lettre, ou permet-elle, ce qui serait plus convenable peut-être, que je lui en explique le sens ?

– Je veux tout lire, monsieur, dit le roi, lui tirant la lettre des mains.

– N’oubliez-pas, Sire, que le roi Gustave-Adolphe est un joyeux compagnon, glorieux surtout, peu préoccupé des formes diplomatiques, et disant ce qu’il pense plutôt en homme qu’en roi.

– Si je l’ai oublié, je vais m’en souvenir, et si je ne sais pas, je vais l’apprendre.

Et décachetant la lettre, il lut, mais bien bas :

« De Stuhm, après la victoire qui rend à la Suède toutes les places fortes de la Livonie et de la Prusse polonaise.

« Ce 19 décembre 1628.

« Mon cher cardinal,

« Vous savez que je suis tant soit peu païen, ne vous étonnez donc pas de la familiarité avec laquelle j’écris à un prince de l’Église.

« Vous êtes un grand homme ; plus que cela, un homme de génie ; plus que cela, un honnête homme, et avec vous on peut parler et faire des affaires. Faisons donc, si vous le voulez, les affaires de la France et celles de la Suède, mais faisons-les ensemble ; je veux bien traiter avec vous, pas avec d’autres.

« Êtes-vous sûr de votre roi, croyez-vous qu’il ne tournera pas selon son habitude au premier vent venu, de sa mère, de sa femme, de son frère, de son favori, Luynes ou Chalais, ou de son confesseur, et que vous, qui avez plus de talent dans votre petit doigt que tous ces gens-là, roi, reines, princes, favoris, hommes d’Église, ne serez-vous pas un beau matin culbuté, par quelque méchante intrigue, désir de sérail, ni plus ni moins qu’un vizir ou un pacha ?

« Si vous en êtes sûr, faites-moi l’honneur de m’écrire : Ami Gustave, je suis certain pendant trois ans de dominer ces têtes vides ou éventées, qui me donnent tant de travail et d’ennui. Je suis certain de tenir personnellement vis à vis de vous les engagements que je prendrai au nom de mon roi, et j’entre immédiatement en campagne. Mais ne me dites pas : Le roi fera.

« Pour vous et sur votre parole, je réunis mon armée, je monte à cheval, je pille Prague, je brûle Vienne, je passe la charrue sur Pesth ; mais pour le roi de France et sur la parole du roi de France, je ne fais pas battre un tambour, charger un fusil, seller un cheval.

« Si cela vous arrange, mon éminentissime renvoyez-moi M. de Charnassé, qui me convient fort, quoiqu’il soit un peu mélancolique ; mais le diable y fût-il, s’il fait la campagne avec moi, je l’égayerai à force de vin de Hongrie.

« Comme j’écris à un homme d’esprit, je ne vous mettrai pas sous la garde de Dieu, mais sous celle de votre propre génie, et je me dirai avec joie et orgueil,

« Votre affectionné,

« GUSTAVE-ADOLPHE. »

Le roi lut cette lettre avec une impatience croissante, et, quand la lecture fut finie, il la froissa dans sa main.

Puis, se retournant vers le baron de Charnassé :

– Vous connaissez le contenu de cette lettre ? lui demanda-t-il.

– J’en connaissais l’esprit, non le texte, Sire.

– Barbare, ours du Nord ! murmura-t-il.

– Sire, fit observer Charnassé, ce barbare vient de battre les Russes, les Polonais ; il a appris la guerre sous un Français nommé Lagardie ; c’est le créateur de la guerre moderne, c’est le seul homme enfin qui soit capable d’arrêter l’ambition du roi Ferdinand et de battre Tilly et Waldstein.

– Oui, je sais bien que l’on prétend cela, répondit le roi ; je sais bien que c’est l’opinion du cardinal, du premier homme de guerre après le roi Gustave-Adolphe, ajouta-t-il avec un rire qu’il voulait rendre railleur et qui n’était que nerveux ; mais ce n’est peut-être pas la mienne.

– Je le regretterais sincèrement, Sire, dit Charnassé en s’inclinant.

– Ah ! fit Louis XIII, il paraît que vous avez envie de retourner vers le roi de Suède, baron.

– Ce serait un grand honneur pour moi, et, je le crois, un grand bonheur pour la France.

– Malheureusement c’est impossible, dit Louis XIII, puisque Sa Majesté suédoise ne veut traiter qu’avec M. le cardinal, et que le cardinal n’est plus aux affaires.

Puis se retournant vers la porte où l’on grattait :

– Eh bien, qu’y a-t-il, demanda le roi. Puis, reconnaissant à la manière de gratter à la porte que c’était M. le premier.

– C’est vous, Beringhen ? fit-il, entrez.

Beringhen entra.

– Sire, dit-il, en présentant au roi une grande lettre cachetée d’un large sceau, voici la réponse de M. de Bullion.

Le roi ouvrit et lut :

« Sire, je suis au désespoir, mais pour rendre service à M. de Richelieu, j’ai vidé ma caisse jusqu’au dernier écu, et je ne saurais dire à Votre Majesté, quelque désir que j’aie de lui être agréable, à quelle époque, je pourrais lui donner les cinquante mille livres qu’elle me demande.

« C’est avec un sincère regret et le respect le plus profond,

« Sire,

« Que j’ai l’honneur de me dire de Votre Majesté,

« Le très-humble, très fidèle et très obéissant sujet,

« DE BULLION. »

Louis mordit ses moustaches. La lettre de Gustave lui apprenait jusqu’où allait son crédit politique ; la lettre de Bullion lui apprenait jusqu’où allait son crédit financier.

En ce moment la Saladie rentrait suivi de quatre hommes pliant chacun sous le poids d’un sac qu’ils portaient.

– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.

– Sire, dit la Saladie, ce sont les quinze cent mille livres que M. de Bullion envoie à M. le cardinal.

– M. de Bullion, dit le roi, il a donc de l’argent ?

– Dame ! il y paraît, Sire, dit la Saladie.

– Et sur qui vous a-t-il donné une traite cette fois-ci, sur Fieubet ?

– Non, Sire ; c’était d’abord son idée, mais il a dit que pour une petite somme ce n’était point la peine, et il s’est contenté de donner un bon sur son premier commis, M. Lambert.

– L’impertinent, murmura, le roi, il n’a pas pour me prêter cinquante mille livres, et il trouve un million et demi pour escompter à M. de Richelieu les traites de Mantoue, de Venise et de Rome.

Puis, tombant sur un fauteuil, écrasé sous le poids de la lutte morale qu’il soutenait depuis la veille, et qui commençait à reproduire à ses propres yeux son image dans le miroir inflexible de la vérité.

– Messieurs, dit-il à Charnassé et à la Saladie, je vous remercie, vous êtes de bons et fidèles serviteurs. Je vous ferai appeler dans quelques jours pour vous dire mes volontés.

Puis de la main il leur fit signe de se retirer.

Louis allongea languissant la main sur le timbre et frappa deux coups.

Charpentier parut.

– Monsieur Charpentier, dit le roi mettez ces quinze cent livres avec le reste, et payez ces hommes d’abord.

Charpentier donna à chacun des porteurs un louis d’argent.

Ils sortirent.

– Monsieur Charpentier, dit le roi, je ne sais pas si je viendrai demain : je me sens horriblement fatigué.

– Ce serait fâcheux que Votre Majesté ne vînt pas, fit alors Charpentier ; c’est demain le jour des rapports.

– De quels rapports ?

– Des rapports de la police de M. le cardinal.

– Quels sont ses principaux agents ?

– Le P. Joseph, que vous avez autorisé à rentrer dans son couvent et qui ne viendra point, évidemment, demain, M. Lopez, l’Espagnol ; M. de Souscarrières.

– Ces rapports sont-ils faits par écrit ou en personne ?

– Comme demain les agents de M. le cardinal savent qu’ils auront affaire au roi, ils tiendront probablement à présenter leurs rapports de vive voix.

– Je viendrai, dit le roi, se levant avec effort.

– De sorte que si les agents viennent en personne ?

– Je les recevrai.

– Mais je dois prévenir Votre majesté que la qualité d’un de ces agents, dont je ne vous ai point parlé encore.

– Un quatrième agent alors ?

– Agent plus secret que les autres.

– Et qu’est-ce que cet agent ?

– Une femme, Sire.

– Mme de Combalet ?

– Pardon, Sire, Mme de Combalet n’est point un agent de Son Éminence, c’est sa nièce.

– Le nom de cette femme ? Est-ce un nom connu ?

– Très-connu, Sire.

– Elle s’appelle ?

– Marion de Lorme.

– M. le cardinal reçoit cette courtisane ?

– Et il a beaucoup à s’en louer, c’est par elle qu’il a été prévenu avant-hier soir qu’il serait probablement disgracié hier matin.

– Par elle, dit le roi, au comble de l’étonnement.

– Lorsque M. le cardinal veut des nouvelles certaines de la cour, c’est en général à elle qu’il s’adresse ; peut-être sachant que c’est Votre Majesté qui est dans le cabinet à la place du cardinal aura-t-elle quelque chose d’important à dire à Votre Majesté.

– Mais elle ne vient pas ici publiquement, je présume.

– Non, Sire, sa maison touche à celle-ci, et le cardinal a fait percer la muraille pour pratiquer entre les deux logis une porte de communication.

– Vous êtes sûr, monsieur Charpentier, de ne pas déplaire à Son Éminence en me donnant de pareils détails ?

– C’est, au contraire, par son ordre que je les donne à Votre Majesté.

– Et où est cette porte ?

– Dans ce panneau, Sire. Si pendant son travail de demain le roi, au moment où il sera seul, entend frapper à cette porte à petits coups et qu’il veuille faire l’honneur à Mlle de Lorme de la recevoir, il poussera ce bouton, et la porte s’ouvrira ; s’il ne lui veut pas faire cet honneur, il répondra par trois coups poussés à distance égale. Dix minutes après, il entendra retentir une sonnette, l’entre-deux sera vide, et il trouvera à terre le rapport par écrit.

Louis XIII réfléchit un instant. Il était évident que la curiosité livrait en lui un violent combat à la répugnance qu’il avait pour toutes les femmes, et surtout pour les femmes de la condition de Marion de Lorme.

Enfin la curiosité l’emporta.

– Puisque M. le cardinal qui est d’Église, sacré et consacré, reçoit Mlle de Lorme, il me semble, dit-il, que je puis bien la recevoir. D’ailleurs, s’il y a péché, je me confesserai. À demain, M. Charpentier.

Et le roi sorti, plus pâle, plus fatigué, plus chancelant que la veille, mais aussi avec des idées plus arrêtées sur la difficulté d’être un grand ministre et la facilité d’être un roi médiocre.

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