Le Comte de Moret – Tome II

XX

OÙ LE COMTE DE MORET SE CHARGE DE FAIRE ENTRER UN MULET ET UN MILLION DANS LE FORT DE PIGNEROL.

Richelieu, en apprenant le résultat de l’expédition de Latil, fut furieux. Comme Latil, il ne fit aucun doute que le duc de Savoie n’eût été prévenu.

Mais par qui pouvait-il avoir été prévenu ?

Le cardinal ne s’était ouvert qu’à une personne, le duc de Montmorency !

Était-ce lui qui avait prévenu Charles-Emmanuel ? C’était bien là une des exagérations de son caractère chevaleresque ! Mais cependant cette chevalerie, à l’endroit d’un ennemi, était presque une trahison à l’égard de son roi.

Richelieu, sans rien dire de ses soupçons contre Montmorency, car il savait Latil attaché au comte de Moret et au duc de Montmorency, fit au capitaine une longue série de questions sur ce cavalier entrevu dans l’obscurité.

Latil dit tout ce qu’il avait vu, déclara avoir aperçu un tout jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, coiffé d’un large feutre avec une plume de couleur, et enveloppé d’un manteau bleu ou noir. Le cheval était aussi noir que la nuit, avec laquelle il se confondait.

Resté seul, le cardinal fit demander quelles étaient les sentinelles de garde de huit à dix heures du soir ; on ne pouvait sortir de Suze ni y entrer sans le mot d’ordre, qui était, cette nuit-là, Suze et Savoie. Or le mot d’ordre n’était connu que des chefs : du maréchal de Schomberg, du maréchal de Créqui, du maréchal de La Force, du comte de Moret, du duc de Montmorency, etc., etc.

Il fit appeler les sentinelles devant lui et les interrogea.

L’une d’elles, sur la description que le cardinal lui en fit, déclara avoir vu passer un jeune homme tel qu’il le dépeignait ; seulement, au lieu de sortir par la porte d’Italie, il était sorti par la porte de France. Il avait répondu correctement au mot d’ordre.

Mais cela ne faisait rien qu’il fût sorti par la porte de France, il pouvait parfaitement, une fois hors la porte, tourner la ville et aller rejoindre la route d’Italie. C’était ce que l’on verrait au jour.

En effet, l’on retrouva les traces d’un cheval.

Il avait suivi la route indiquée, c’est-à-dire, qu’il était sorti par la porte de France, avait contourné la ville et avait rejoint à un quart de lieue au-delà de Suze, la route d’Italie.

Rien n’arrêtait plus le cardinal à Suze ; la veille, il avait annoncé à Victor-Amédée que la guerre était déclarée ; en conséquence, vers dix heures du matin, lorsque toutes les investigations furent faites, les tambours et les trompettes donnèrent le signal du départ.

Le cardinal fit défiler devant lui les quatre corps d’armée commandés par M. de Schomberg, M. de La Force, M. de Créquy et le duc de Montmorency. Au nombre des officiers se tenant près de lui se trouvait Latil.

M. de Montmorency, comme toujours, menait grande suite de gentilshommes et de pages. Au nombre de ces pages était Galaor, coiffé d’un feutre à plumes rouges et monté sur un cheval noir.

En voyant passer le jeune homme, Richelieu toucha l’épaule de Latil.

– C’est possible, dit celui-ci, mais sans vouloir affirmer.

Richelieu fronça le sourcil, son œil lança un éclair dans la direction du duc, et, mettant, son cheval au galop, il alla prendre la tête de la colonne, précédé seulement des éclaireurs, qu’à cette époque ou appelait des enfants perdus.

Il était vêtu de son costume de guerre habituel, portait sous sa cuirasse un pourpoint feuille morte enrichi d’une petite broderie d’or ; une plume flottait sur son feutre ; mais comme d’un moment à l’autre on pouvait rencontrer l’ennemi, deux pages marchaient devant lui, l’un portant ses gantelets, l’autre son casque ; à ses côtés, deux autres pages tenaient par la bride un coureur de grand prix. Cavois et Latil, c’est-à-dire son capitaine et son lieutenant des gardes, marchaient derrière lui.

Au bout d’une heure de marche, on arriva à une petite rivière que le cardinal avait eu besoin de faire sonder la veille ; aussi, sans s’inquiéter, poussa-t-il le premier son cheval à l’eau, et le premier arriva-t-il sans accident aucun à l’autre bord.

Pendant que l’armée traversait ce cours d’eau, une pluie torrentielle commença à tomber ; mais sans s’inquiéter de la pluie, le cardinal continua sa marche. Il est vrai qu’il eût été difficile de mettre, à l’abri toute une armée dans les petites maisons isolées qu’on rencontrait sur la route. Mais le soldat qui ne s’inquiète pas des impossibilités, commença de murmurer et de donner le cardinal à tous les diables. Ces plaintes étaient prononcées à voix assez haute pour que le cardinal n’en perdît pas une syllabe.

– Eh ! fit le cardinal, se retournant vers Latil, entends-tu, Étienne ?

– Quoi ? Monseigneur.

– Tout ce que ces drôles disent de moi.

– Bon, Monseigneur, reprit en riant Latil, c’est la coutume du soldat quand il souffre de donner son chef au diable ; mais le diable n’a pas de prise sur un prince de l’Église.

– Quand j’ai ma robe rouge peut-être ; mais pas quand je porte la livrée de Sa Majesté ; passez dans les rangs, Latil, et recommandez-leur d’être plus sages.

Latil passa dans les rangs et revint prendre sa place près du cardinal.

– Eh bien ! demanda le cardinal.

– Eh bien, Monseigneur, ils vont prendre patience.

– Tu leur as dit que j’étais mécontent d’eux ?

– Je m’en suis bien gardé, Monseigneur !

– Que leur as-tu dit, alors ?

– Que Votre Éminence leur était reconnaissante de la façon dont ils supportaient les fatigues de la route, et qu’en arrivant à Rivoli ils auraient double distribution de vin.

Le cardinal mordit un instant sa moustache.

– Peut-être as-tu bien fait, dit-il.

Et, en effet, les murmures s’étaient apaisés. Il est vrai que le temps s’éclaircissait, et sous un rayon de soleil on voyait briller au loin les toits en terrasse du château de Rivoli et du village groupé autour du château.

On fit la marche tout d’une traite, et l’on arriva à Rivoli vers trois heures.

– Votre Éminence me charge-t-elle de la distribution de vin ? demanda Latil.

– Puisque tu as promis à ces drôles une double ration, il faut bien la leur donner ; mais que tout soit payé comptant.

– Je ne demande pas mieux, Monseigneur ; mais pour payer…

– Oui, il faut de l’argent, n’est-ce pas ? Le cardinal s’arrêta, et, sur l’arçon de sa selle, écrivit en déchirant une feuille de ses tablettes :

« Le trésorier payera à M. Latil la somme de mille livres dont celui-ci me rendra compte. »

Et il signa.

Latil partit devant.

Quand l’armée entra, dans Rivoli, trois quarts d’heure après, les soldats virent, avec une satisfaction muette d’abord, mais bientôt bruyamment exprimée, un tonneau de vin défoncé de dix portes en dix portes, et une armée de verres rangée autour de chaque tonneau.

Alors les murmures causés par l’eau se changèrent eu acclamations à la vue du vin, et les cris de ; « Vive le cardinal ! » s’élancèrent de tous les rangs.

Au milieu de ces cris, Latil vint rejoindre le cardinal.

– Eh bien, monseigneur ? lui dit-il.

– Eh bien, Latil, je crois que tu connais le soldat mieux que moi.

– Eh pardieu, à chacun son état ! Je connais mieux le soldat, ayant vécu avec les soldats. Votre Éminence connaît mieux les hommes d’église, ayant vécu avec les hommes d’église.

– Latil, dit le cardinal, en posant la main sur l’épaule de l’aventurier, il y a une chose que tu apprendras quand tu les auras autant fréquentés que les soldats, c’est que plus on vit avec les hommes d’église, moins on les connaît.

Puis, comme on arrivait au château de Rivoli, réunissant autour de lui les principaux chefs.

– Messieurs, dit-il, je crois que le château de Rivoli est assez grand pour que chacun de vous y trouve sa place ; d’ailleurs, voici M. de Montmorency et M. de Moret qui y sont venus lorsqu’il était habité par le duc de Savoie, et qui voudront bien être nos maréchaux de logis.

Puis il ajouta :

– Dans une heure, il y aura conseil chez moi ; arrangez-vous de manière à vous y trouver, il s’agit de délibérations importantes.

Les maréchaux et les officiers supérieurs, mouillés jusqu’aux os, et aussi pressés de se réchauffer que les soldats, saluèrent le cardinal et promirent d’être exacts au rendez-vous.

Une heure après, les sept chefs admis au conseil étaient assis dans le cabinet que le duc de Savoie avait quitté la veille, et où le cardinal de Richelieu les avait convoqués.

Ces sept chefs étaient : le duc de Montmorency, le maréchal de Schomberg, le maréchal de La Force, le maréchal de Créqui, le marquis de Thoyras, le comte de Moret et M. d’Auriac.

Le cardinal se leva, d’un geste réclama le silence et, les deux mains appuyées sur la table :

– Messieurs, dit-il, nous avons un passage ouvert sur le Piémont ; ce passage, c’est le pas de Suze, que quelques-uns de vous ont conquis au prix de leur sang ; mais avec un homme de si mauvaise foi que Charles-Emmanuel, un passage n’est point assez : il nous en faut deux. Voici donc mon plan de campagne ; avant de pousser plus avant notre agression en Italie, je désirerais assurer, en cas de besoin, soit pour notre retraite, soit au contraire pour nous faire passer de nouvelles troupes, une communication du Piémont en Dauphiné, en nous emparant du fort de Pignerol. Vous le savez, messieurs, le faible Henri III l’aliéna en faveur du duc de Savoie. Gonzagues, duc de Nevers, père de ce même Charles, duc de Mantoue, pour la cause duquel nous traversons les Alpes, gouverneur de Pignerol et général des armées de France en Italie, employa inutilement son esprit et son éloquence à détourner Henri III d’une résolution si préjudiciable à la couronne. Ne dirait-on pas que le prudent et brave duc de Mantoue, se trouverait en danger d’être dépouillé de ses États faute d’un passage ouvert aux troupes de France. Voyant que le roi Henri III persistait dans sa résolution, Gonzague demanda d’être déchargé du gouvernement de Pignerol avant son aliénation, car il ne voulait pas que la postérité pût le soupçonner d’avoir consenti ou pris part à une chose si contraire au bien de l’État. Eh bien, messieurs, c’est à nous qu’il est réservé l’honneur de rendre la forteresse de Pignerol à la couronne de France seulement, est-ce par la force, est-ce par la ruse que nous reprendrons Pignerol ? Par la force il nous faut sacrifier beaucoup de temps et beaucoup d’hommes. Voilà pourquoi je préférerais la ruse. Philippe de Macédoine disait qu’il n’y avait pas de place imprenable dès qu’il y pouvait entrer un mulet chargé d’or. J’ai le mulet et l’or, seulement l’homme ou plutôt le moyen me manque pour les faire entrer.

– Aidez-moi, je donnerai un million en échange des clefs de la forteresse.

Comme toujours, la parole fut accordée pour répondre, selon leur rang d’âge, à chacun des assistants.

Tous demandèrent vingt-quatre heures pour réfléchir.

C’était le comte de Moret le plus jeune, par conséquent c’était à lui de parler le dernier. Mais, il faut le dire, personne ne comptait guère sur lui, lorsqu’au grand étonnement de tous il se leva et dit en saluant le cardinal :

– Que Votre Éminence tienne le mulet et le million prêts, d’ici à trois jours je me charge de les faire entrer.

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