Le Comte de Moret – Tome II

XII

OÙ IL EST PROUVÉ QU’UN HOMME N’EST JAMAIS SUR D’ÊTRE PENDU, EÛT IL DÉJÀ LA CORDE AU COU.

Les approches étaient au pouvoir des Français ; mais restait le dernier retranchement, entouré de soldats, hérissé de canons, défendu par le fort de Montabor, bâti au sommet d’un rocher inaccessible : on n’abordait le fort que par un escalier sans rampe, dont on ne pouvait gravir les marches qu’une à une.

On avait depuis longtemps laissé en arrière les canons, que l’on ne pouvait traîner ni dans le fond de la vallée ni dans le sommet de la montagne.

Il fallait donc aborder la demi-lune sans autre auxiliaire que cette furia francese, déjà bien connue des Italiens à cette époque.

D’une petite éminence à portée de canon ennemi, le roi avec le cardinal regardait, marchant à la tête des soldats, les chefs et la fleur de la noblesse, fière de mourir sous les yeux de son roi et portant le chapeau au bout de l’épée.

Les soldats suivaient tête basse, ne demandant pas si on les menait à la boucherie ; les chefs marchaient en avant, cela suffisait.

De l’éminence où se tenaient à cheval le roi et le cardinal, ils voyaient les vides se faire dans les rangs ; le roi battait des mains en applaudissant le courage, mais en même temps ses instincts de cruauté s’éveillaient comme ceux du tigre à la vue du sang.

Lorsqu’il fit tuer le maréchal d’Ancre, trop petit pour regarder par la fenêtre du Louvre, il se fit soulever dans les bras de ses gens, pour voir à son aise le cadavre sanglant.

On aborda la muraille ; quelques-uns avaient apporté des échelles ; l’escalade commença.

Montmorency prit un drapeau et monta le premier à la muraille ; trop lourd et un peu trop vieux pour les suivre, il alla se poster à demi-portée de fusil des remparts, exhortant les soldats à bien faire.

Quelques échelles se rompirent sous le poids des assaillants, tant chacun tenait à mettre le premier le pied sur le rempart ; d’autres résistèrent et, par ce combat presque aérien, donnèrent le temps à leurs compagnons de se relever, de dresser d’autres échelles et de monter à l’assaut.

Les assiégés s’étaient fait arme de tout : les uns tiraient presque à bout portant sur les assiégeants, les autres dardaient des coups de pique dans toute cette ferraille, et, de temps en temps, voyaient le sang jaillir jusqu’à eux, un homme ouvrir les bras et tombera la renverse, d’autres lançaient des pavés ou laissaient rouler des poutres qui nettoyaient deux ou trois échelles.

Tout à coup on vit un certain trouble se manifester parmi les assiégés, puis on entendit au loin, derrière eux, une fusillade et de grands cris.

– Courage, amis, cria Montmorency, en montant pour la troisième fois à l’assaut, c’est le comte de Moret qui nous arrive ; Montmorency ! à la rescousse !

Et il s’élança de nouveau, tout meurtri et tout sanglant qu’il était, entraînant, dans un effort suprême, tout ce qui pouvait le voir et l’entendre.

Le duc ne s’était pas trompé, et c’était bien Moret qui opérait sa diversion.

Le comte était parti à trois heures du matin, comme nous l’avons vu, ayant Latil pour capitaine et Galaor pour aide de camp, ils étaient arrivés au bord du torrent où avait failli se noyer Guillaume Coutet ; mais cette fois on put le franchir en sautant de rocher en rocher.

Arrivés de l’autre côté du torrent, le comte de Moret et ses hommes franchirent rapidement l’espace qui les séparait de la montagne. Il retrouva le sentier, s’y élança le premier ; ses hommes le suivirent.

La nuit était obscure, mais la neige si haute et si nouvellement tombée qu’elle éclairait le chemin.

Le comte, qui en connaissait la difficulté, s’était muni de longues cordes, tenues chacune par vingt-quatre hommes. Ces vingt-quatre hommes étaient ceux qui marchaient près de la déclivité. Si l’un d’eux glissait, il était retenu par les vingt-trois autres, il ne s’agissait pour celui qui avait glissé que de ne pas lâcher la corde.

Vingt-quatre autres marchaient parallèlement ; les premiers leur servaient en quelque sorte de parapet.

En approchant de l’auberge des contrebandiers, le comte recommanda le silence. Sans savoir de quoi il s’agissait, chacun se tut.

Le comte réunit alors une douzaine d’hommes autour de lui, leur expliqua de quels hommes l’auberge qu’ils voyaient devant eux était le rendez-vous, et leur ordonna d’avertir tout bas leurs compagnons de cerner l’auberge. Un seul homme échappé de ce nid de pillards pouvait donner l’alarme, et le succès de l’expédition était compromis.

Galaor, qui connaissait les localités, prit une vingtaine d’hommes pour cerner la cour ; avec une vingtaine d’autres, Latil garda la porte, et avec pareil nombre le comte de Moret alla garder la seule fenêtre qui donnait jour dans la maison, et par laquelle ils pussent échapper. La fenêtre flamboyait, ce qui indiquait que les hôtes n’y manquaient point.

Le reste de la troupe devait s’échelonner sur la route, afin de ne laisser à aucun des bandits la chance de s’échapper.

La porte de la cour était fermée ; Galaor, avec l’adresse et l’agilité d’un singe, passa par-dessus, descendit dans la cour et l’ouvrit.

En un instant la cour fut pleine de soldats qui attendaient le mousquet au pied.

Latil rangea ses hommes sur deux rangs, en face de la porte, et leur ordonna de faire feu sur quiconque essayerait de fuir.

Le comte s’était approché lentement et sans bruit de la fenêtre afin de voir ce qui se passait, au dedans ; mais la chaleur de la chambre avait formé sur les carreaux une buée qui empêchait de voir à l’intérieur.

Un des carreaux brisé dans quelque rixe, avait été remplacé par une feuille de papier collée sur le cadre. Le comte de Moret monta sur l’appui de la fenêtre, troua le papier avec la pointe de son poignard et put enfin se rendre compte de l’étrange scène qui se passait.

Le contrebandier qui était venu avertir Guillaume Coutet que les bandits espagnols venaient de se mettre à sa poursuite était lié et garrotté sur une table, et, réunis en tribunal, les bandits qu’il avait trompés le jugeaient, ou plutôt venaient de le juger, et, comme le jugement était sans appel, il n’était plus question que de savoir s’il serait pendu ou fusillé.

Les avis étaient à peu près partagés ; mais, comme on le sait, les Espagnols sont gens économes. L’un d’eux fit valoir qu’on ne pouvait pas fusiller un homme à moins de huit ou dix coups de mousquet ; que c’étaient huit on dix charges de poudre et de plomb perdues. Tandis que pour pendre un homme, non seulement il ne fallait qu’une corde ; mais encore que cette corde, devenant par l’exécution même une corde de pendu, doublait, quadruplait, décuplait de valeur.

Cet avis si sage, si avantageux l’emporta. Le pauvre diable de contrebandier comprenait si bien que son sort était décidé, qu’à ce choix de la corde et aux cris d’enthousiasme qui l’accompagnaient, il ne répondit que par cette prière des agonisants : Mon Dieu, je remets mon âme entre vos mains.

Une corde n’est jamais chose longue à trouver, surtout dans une hôtellerie consacrée aux muletiers.

Au bout de cinq minutes, un muletier officieux, qui n’est point fâché d’assister, sans se déranger, au spectacle d’une pendaison, passa la corde demandée.

Une lanterne était suspendue à une espèce de crochet et représentait, au milieu des sept ou huit chandelles placées sur les tables, l’astre faisant le centre d’un nouveau système planétaire.

On décrocha la lanterne ; on la posa sur la cheminée ; un des Espagnols, celui qui avait eu l’idée économique de la corde, la passa au crochet, y fit un nœud coulant et mit l’extrémité aux mains de ces quatre ou cinq camarades, fit descendre le condamné de la table, le conduisit au-dessous du crochet et, sans que le malheureux songeât à faire aucune résistance tant il se croyait complétement perdu, lui passa le nœud coulant autour du cou. Puis au milieu du silence solennel qui précède toujours ce grand acte d’une âme que l’on arrache violemment, du corps, il fit entendre cet ordre :

– Enlevez.

Mais à peine ce mot était-il prononcé, qu’un bruit pareil à celui d’un papier ou d’une étoffe que l’on déchire se fit entendre du côté de la fenêtre, qu’on vit s’allonger à l’intérieur de la chambre un bras armé d’un pistolet, le pistolet faire feu, et l’homme qui ajustait le nœud coulant au col du condamné tomber roide mort.

Au même instant, un vigoureux coup de pied brisa les attaches de la fenêtre, qui s’ouvrit à deux battants et livra passage au comte de Moret, qui sauta dans la chambre suivi de ses hommes, tandis qu’au coup de pistolet comme à un signal, la porte de la route et celle de la cour s’ouvraient ; laissant voir toutes les issues fermées par des armes et des soldats.

En une seconde le condamné fut délié et passa des angoisses de l’agonie à cette joie enivrante de l’homme qui a déjà descendu la première marche du tombeau et qui bondit hors de la fosse dont la terre va rouler sur lui.

Que personne n’essaye de sortir d’ici, dit le comte de Moret avec ce geste de suprême commandement qui était chez lui un héritage royal, celui qui tentera de fuir est mort.

Personne ne bougea.

– Maintenant, dit-il en s’adressant au contrebandier dont il venait de sauver la vie, je suis le voyageur que tu as si généreusement prévenu, il y a deux mois, du danger qu’il courait, et pour lequel tu allais mourir. Il est bien juste que les rôles changent, et que cette fois la tragédie soit poussée jusqu’au bout ; désigne-moi les misérables qui nous ont poursuivis, leur procès ne sera pas long.

Le contrebandier ne se le fit point redire deux fois ; il désigna huit Espagnols, le neuvième était mort.

Les huit bandits se voyant condamnés, et comprenant qu’ils l’étaient sans miséricorde, échangèrent un coup d’œil, et avec l’énergie du désespoir, le poignard à la main, fondirent sur les soldats qui gardaient la porte de la rue.

Mais ils avaient à faire à plus fort qu’eux. C’était, on se le rappelle, Latil qui avait été chargé du soin de garder cette porte, et lorsqu’il l’avait ouverte, c’était un pistolet dans chaque main qu’il s’était placé sur le seuil.

De ses deux coups il tua deux hommes ; les six autres se débattirent un instant entre les hommes du comte de Moret et les siens ; on entendit pendant quelques secondes le froissement du fer, des cris, des blasphèmes, deux autres coups de feu, la chute de deux ou trois corps sur le parquet… tout était dit.

Six étaient étendus morts dans leur sang et trois autres, vivant encore, étaient, pieds et poings liés, entre les mains des soldats.

– On a trouvé la corde que voilà pour pendre un honnête homme, dit le comte de Moret, qu’on en trouve deux autres pour pendre des coquins.

Les muletiers, qui commençaient à comprendre qu’ils n’étaient pour rien dans toute cette affaire, et qu’au lieu de voir pendre un homme, ils allaient en voir pendre trois, spectacle par conséquent trois fois plus récréatif, offrirent à l’instant même les cordes demandées.

– Latil, dit le comte de Moret, c’est vous que je charge de faire pendre ces trois messieurs ; je vous sais expéditif, ne les faites pas languir. Quant au reste de l’honorable société, vous laisserez dix hommes pour la garder ici. Demain, à midi seulement, les prisonniers, auxquels il ne sera fait aucun mal, seront libres.

– Et où vous rejoindrai-je ? demanda Latil.

– Ce brave homme, répondit le comte de Moret, en montrant le contrebandier si miraculeusement sauvé de la corde, ce brave homme vous conduira ; seulement, vous doublerez le pas pour nous rejoindre.

Puis, s’adressant au contrebandier lui-même :

– La même route que l’autre, vous vous rappelez, mon brave homme ; une fois arrivé à Suze, il y a vingt pistoles pour vous. Latil, vous avez dix minutes.

Latil s’inclina.

– En route, messieurs, continua de comte de Moret ; nous avons perdu là une demi-heure, mais nous avons fait de bonne besogne.

Dix minutes après, Latil, guidé par le contrebandier, le rejoignait ; la besogne, que le comte avait laissée aux trois quarts faite, était achevée.

C’était sur le pont même de Giavon que Latil et ses hommes avaient rejoint le comte de Moret. Le contrebandier, qui n’avait pas eu le temps de le remercier, se jeta à ses pieds et lui baisa les mains.

– C’est bien, mon ami, dit le comte de Moret ; maintenant il faut que, dans une heure, nous soyons à Suze.

Et là troupe se remit en marche.

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