Le Comte de Moret – Tome II

XVIII

MIRAME.

Rotrou n’était pas seul.

Le cardinal regarda avec curiosité ce compagnon inconnu qui le suivait le chapeau à la main, et dans cette pose inclinée qui indique l’admiration et, non la servilité.

– C’est vous, de Rotrou, dit le cardinal, en lui tendant la main ; je ne vous cache point que je comptais sur la fidélité de mes confrères les poètes, avant celle de tous les autres. Je suis heureux de voir que vous êtes le plus fidèle de mes fidèles.

– Si j’avais pu prévoir ce qui vous arrive, monseigneur, vous m’eussiez trouvé ici, et c’est moi qui eusse ouvert à l’illustre disgracié les portes de sa retraite ; ah ! continua de Rotrou, en se frottant les mains, nous allons donc travailler, c’est si bon de faire des vers !

– Est-ce l’avis de ce jeune homme, demanda Richelieu, en regardant le compagnon de Rotrou.

– C’est si bien son avis, monseigneur, que c’est lui qui est venu m’annoncer cette nouvelle, qu’il venait d’apprendre chez madame de Rambouillet, et qui, m’a supplié du moment où Votre Éminence n’était plus ministre, de ne pas perdre un instant pour le présenter à vous. Il espère que maintenant que les affaires d’État vous laissent du temps, vous aurez celui d’aller voir sa comédie que l’on va jouer à l’hôtel de Bourgogne.

– Et quelle est la pièce que vont nous donner messieurs les comédiens ? demanda le cardinal.

– Réponds toi-même, dit Rotrou.

– Mélite, monseigneur, répondit timidement le jeune homme vêtu de noir.

– Ah ! ah, dit Richelieu, si j’ai bonne mémoire, vous êtes ce monsieur Corneille que votre ami Rotrou prétend destiné à nous effacer tous, et même lui comme les autres.

– L’amitié est indulgente, monseigneur, et mon compatriote Rotrou est pour moi plus qu’un ami, c’est un frère.

– J’aime à voir en poésie ces unions que l’antiquité a parfois chantées parmi les guerriers, mais jamais parmi les poètes.

Puis se retournant vers Corneille :

– Et vous êtes ambitieux, jeune homme.

– Oui, monseigneur ; j’ai surtout une ambition qui, si elle se réalisait, me comblerait de joie.

– Laquelle ?

– Demandez à mon ami Rotrou.

– Oh ! oh ! un ambitieux timide, fit le cardinal.

– Mieux que cela, monseigneur, modeste.

– Et cette ambition, demanda le cardinal, puis-je la réaliser ?

– Oui, monseigneur, d’un mot, dit Corneille.

– Alors, dites-la, jamais je n’ai été plus disposé à réaliser les ambitions des autres que depuis que j’ai vu le néant des miennes.

– Monseigneur, mon ami Corneille ambitionne l’honneur d’être reçu au nombre de vos collaborateurs. Si Votre Éminence fût resté ministre, il eût attendu le succès de sa comédie pour vous être présenté ; mais, du moment où vous voilà redevenu un simple grand homme, ayant du temps devant lui, il a dit ; Jean, mon ami, M. le cardinal va se mettre à la besogne, pressons-nous, où je trouverai la place prise.

– La place n’est pas prise, monsieur Corneille, dit le cardinal, et elle est à vous, vous souderez avec moi, messieurs, et si d’ici là nos compagnons nous arrivent, je vous distribuerai ce soir même le plan d’une nouvelle tragédie dont j’ai déjà esquissé quelque chose.

Le cardinal ne se trompait pas dans ses suppositions et, le soir, la même table réunissait ceux que l’on a appelés depuis les cinq auteurs, c’est-à-dire Bois-Robert, Colletet, Rotrou et Corneille.

Richelieu leur fit les honneurs de sa table avec la cordialité d’un confrère. Puis, le souper fini, on passa au cabinet de travail, où Richelieu, brûlant d’impatience de faire partager à ses collaborateurs son enthousiasme pour le sujet qu’il allait, leur donner à traiter, se hâta de tirer de son bureau un petit cahier sur lequel, de son écriture en grosse lettre, était écrit le mot : Mirame.

– Messieurs, dit le cardinal, de tout ce que nous avons entrepris jusqu’ici, voici mon œuvre de préférence. Le nom que vous avez déjà lu tous, Mirame, ne vous en dira rien, car le nom comme la pièce est œuvre d’invention pure ; seulement, comme il n’est point donné à l’homme d’inventer, mais seulement de reproduire des idées générales et des faits accomplis, en variant selon le degré d’imagination du poète, la forme sous laquelle il les reproduit, vous reconnaîtrez très probablement sous les noms supposés, les noms véritables, et dans les localités imaginaires les lieux réels. Je ne vous empêche point de faire, même tout haut, les commentaires qui vous seront agréables.

Les auditeurs s’inclinèrent seul Corneille regarda Rotrou en homme qui veut dire :

– Je n’y comprends absolument rien, mais je m’en rapporte à toi pour m’expliquer ce que cela peut signifier. Rotrou, d’un geste lui répondit qu’il aurait toutes les explications qu’il pourrait désirer.

Richelieu laissa aux deux jeunes gens le temps de faire leur jeu muet et reprit :

– Je suppose un roi de Bithynie, peu importe lequel, en rivalité avec le roi de Colchos. Le roi de Bithynie a une fille, nommée Mirame, laquelle a une confidente nommée Almire et une suivante nommée Alcine.

De son côté, le roi de Colchos, en guerre avec le roi de Bithynie, a un favori très-séduisant, très-aimable, très-élégant ; en cherchant bien, nous trouverions très-certainement, dans un des pays qui avoisinent la France, un type équivalent à celui d’Arimant.

– Le duc de Buckingham, dit Bois-Robert.

– Justement, dit Richelieu.

Rotrou poussa de son genou le genou de Corneille qui ouvrit de grands yeux, mais qui ne comprit pas d’avantage qu’il n’avait fait jusques-là, malgré ce nom de Buckingham qui éclaircissait cependant la question.

– Azamor, roi de Phrygie, allié du roi de Bythinie, est non-seulement amoureux, mais encore fiancé de Mirame.

– Qui ne l’aime pas, dit Bois-Robert, parce qu’elle aime Arimant.

– Tu as deviné juste, le Bois, dit Richelieu en riant ; vous voyez la situation, n’est-ce pas, messieurs ?

– C’est bien simple, dit Colletet, Mirame aime l’ennemi de son père ; elle trahit son père pour son amant.

Rotrou donna un second coup de genou à Corneille.

Corneille comprenait de moins en moins.

– Oh ! comme vous y allez, Colletet, dit-il ; trahit ! trahit : C’est bon pour une femme de trahir son mari, mais une fille trahir complétement, matériellement son père, non, ce serait trop fort ; non, elle se contente, au second acte, de recevoir son amant dans les jardins du palais.

– Comme certaine reine de France, dit l’Étoile, a reçu milord Buckingham…

– Eh bien, mais voulez-vous vous taire, monsieur de l’Étoile ; si votre père vous entendait, il consignerait cela dans son journal comme un fait historique ; enfin on en vient aux mains : Arimant, vainqueur d’abord, est, par un de ces retours de fortune si communs dans les annales de la guerre, vaincu ensuite par Azaraor. Mirame apprend tour à tour sa victoire et sa défaite, ce qui lui permet de se livrer aux sentiments les plus opposés. Arimant, vaincu, n’a pas voulu survivre à sa honte ; il s’est jeté sur son épée, on le croit mort. Mirame veut mourir et s’adresse à sa confidente, Mme de Chevreuse. Je me trompe. Comment le nom de Mme de Chevreuse se trouve-t-il sous ma langue à propos de Mirame ? Elle s’adresse à sa confidente Almire, laquelle lui propose de s’empoisonner avec elle à l’aide d’une herbe qu’elle a apportée de Colchos. Toutes deux respirent l’herbe et tombent évanouies. Pendant ce temps, on a pansé les blessures d’Arimant, qui ne sont pas mortelles. Il revient à lui, mais pour se désespérer de la mort de Mirame. Quand Almire termine les angoisses de tout le monde en assurant qu’elle a fait respirer à la princesse une herbe somnifère et, non vénéneuse, la même avec laquelle Médée a endormi le serpent qui gardait la toison d’or, qu’en conséquence Mirame n’est pas morte, mais qu’elle dort seulement, et Mirame reprend ses sens pour apprendre que son amant vit, que le roi de Colchos propose la paix, qu’Azamor renonce à sa main et que rien ne s’oppose plus à son union avec Arimant.

– Bravo ! crièrent en chœur Colletet, l’Étoile et Bois-Robert.

– C’est sublime, ajouta Bois-Robert, en chérissant sur le tout.

– On peut, en effet, tirer parti de la situation, fit Rotrou. Qu’en dis-tu, Corneille ?

Corneille fit un signe de tête.

– Vous me paraissez froid, monsieur Corneille, dit Richelieu un peu piqué du silence du plus jeune de ses auditeurs, qu’il s’attendait à voir bondir d’enthousiasme.

– Non, monseigneur, dit Corneille, je réfléchissais seulement à la coupe des actes.

– Elle est tout indiquée, dit Richelieu. Le premier acte finit à la scène entre Elmire et Mirame, lorsque Mirame consent à recevoir Arimant dans les jardins du palais. Le second, lorsque après l’avoir reçu, elle jette un regard effrayé sur son imprudence et s’écrie :

Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait ! je suis bien criminelle

Que d’infidélités pour paraître fidèle

– Oh ! bravo, dit le Bois, belle antithèse, magnifique pensée.

– Le troisième, continua le cardinal, finit au désespoir d’Azamor, en voyant que, tout vaincu qu’il soit, Mirame lui préfère Arimant ; le quatrième, à la résolution que prend Mirame de mourir ; et le cinquième, au consentement que donne le roi de Bithynie au mariage de sa fille avec Arimant.

– Mais alors, dit l’Étoile, si le plan est fait, monseigneur, la tragédie est faite.

– Non-seulement le plan est fait, dit Richelieu, mais un certain nombre de vers qu’il faudra, attendu que j’y tiens beaucoup, trouver moyen de placer dans mon œuvre.

– Voyons les vers, monseigneur, dit Bois-Robert.

– Dans la première scène entre le roi et son confident Acaste, le roi se plaignant de l’amant de sa fille pour l’ennemi de son royaume, dit :

Les projets d’Arimant s’en iront en fumée

Je méprise l’effet d’une si grande armée ;

Mais j’en crains bien la cause et ne puis sans effroi

Penser qu’elle me touche ou qu’elle vient de moi.

En effet, c’est mon sang, c’est lui que je redoute.

ACASTE.

Quoi, Sire, votre sang !

LE ROI.

Oui, mon sang ; mais écoute :

Je m’expliquerai mieux, c’est mon sang le plus beau

Celle qui vous paraît un céleste flambeau,

Est un flambeau fatal à toute ma famille.

Et peut-être à l’État : en un mot c’est ma fille.

Son cœur qui s’abandonne au jeu d’un étranger,

En l’attirant ici m’attire le danger.

Cependant que partout je me montre invincible,

Elle se laisse vaincre !

ACASTE.

Ô dieux ! est-il possible ?

LE ROI

Acaste, il est trop vrai par différents efforts,

On sape mon État et dedans et dehors ;

On corrompt mes sujets, on conspire ma perte,

Tantôt ouvertement, tantôt à force ouverte !

À ces vers, dits avec emphase, les applaudissements des cinq auditeurs répondirent. À cette époque, la versification dramatique était encore loin d’être arrivée à ce degré de perfection auquel la poussèrent Corneille et Racine. L’antithèse régnait despotiquement sur la fin de la période ; on préférait encore le vers à effet aux beaux vers ; plus tard, on préféra les beaux vers aux bons vers ; puis enfin on comprit que les bons vers, c’est-à-dire les vers en situation, étaient les meilleurs de tous.

Excité par cette approbation unanime, Richelieu continua :

– Dans le même acte, dit-il, j’ai esquisse entre Mirame et son père une scène qui devra être conservée entière par celui de vous, messieurs, qui se chargera du premier acte, cette scène renferme toute ma pensée, et une pensée à laquelle je ne veux rien changer.

– Dites, monseigneur, firent l’Étoile, Colletet et Bois-Robert.

– Nous vous écoutons, monseigneur, dit Rotrou.

– J’ai oublié de vous dire que Mirame avait d’abord été fiancée au prince de Colchos, dit Richelieu, mais que le prince de Colchos était mort ; elle se sert du prétexte de ce premier amour pour rester fidèle à Arimant et ne point épouser Azamor. Voici la scène entre elle et son père ; chacun est libre de voir les allusions qu’il lui plaira.

LE ROI

Ma fille, un doute ici tient mon âme en balance :

Le superbe Arimant, plein de vaine espérance,

Demande à me parler et prétend de vous voir.

Sans espoir de la paix, dois-je le recevoir ?

– Lisez milord Buckingham venant en ambassadeur près de Sa Majesté Louis XIII, dit Bois-Robert.

Rotrou poussa pour la troisième fois le genou de Corneille, qui lui rendit son attouchement ; il commençait à comprendre.

– Mirame, répond, dit Richelieu,

S’il veut faire la paix, sa venue est ma joie.

Si vous la concluez, je veux bien qu’il me voie ;

Mais s’il rompt avec nous, on pourrait m’obliger

Aussitôt à mourir qu’à voir cet étranger.

LE ROI

Si du roi de Colchos il avait l’héritage ?

MIRAME

S’il vous hait, il aura ma haine pour partage.

LE ROI

Bien qu’il soit né sujet il a de haut desseins.

MIRAME

S’il agit contre vous, il faut les rendre vains.

LE ROI

Il prétend avoir Mars et l’Amour favorables.

– Je tiens beaucoup à ce vers qui doit rester tel qu’il est, dit Richelieu s’interrompant.

– Celui qui oserait y toucher, dit Bois-Robert, serait incapable de comprendre sa beauté, continuez, continuez.

Le cardinal reprit en scandant complaisamment le vers.

Il prétend avoir Mars et l’Amour favorables.

MIRAME.

Ceux qui prétendent trop font souvent misérables.

– J’espère que vous ne laisserez pas toucher à celui-ci non plus, dit Colletet.

Richelieu continua.

Il se vante d’avoir quelque bonheur secret.

MIRAME.

Un amour bien traité devrait être discret.

– Belle pensée, murmura Corneille.

– Vous pensez, jeune homme, dit Richelieu avec complaisance.

LE ROI.

Il dit qu’il est fort aimé d’une fort belle dame.

MIRAME.

Ce n’est donc pas moi dont il a captivé l’âme ?

LE ROI.

Pourquoi rougissez-vous s’il n’est point votre amant ?

MIRAME.

Vous me voyez rougir de courroux seulement !

Richelieu s’interrompit.

– Voici où j’en suis resté, dit-il, dans le second et dans le troisième j’ai esquissé des scènes que je communiquerai à ceux qui seront chargés du deuxième et du troisième acte.

– Qui se chargera des deux premiers, dit Bois-Robert, qui osera mettre ses vers avant et après les vôtres, monseigneur ?

– Voyez, messieurs, dit Richelieu, au comble de la joie, accessible qu’il était comme un enfant à la louange littéraire, lui si sévère pour lui-même dans les questions politiques, voyez si vous croyez le poids des deux premiers actes trop lourd, on pourra tirer les cinq actes au sort.

– La jeunesse ne doute de rien, monseigneur, dit Rotrou ; mon ami Corneille et moi nous nous chargeons des deux premiers actes.

– Téméraires, dit en riant Richelieu.

– Votre éminence aura seulement la bonté de nous donner un plan détaillé des scènes, afin que nous ne nous écartions pas un instant de sa volonté.

– Alors, dit Bois-Robert, je me chargerai du troisième.

– Et moi du quatrième, dit l’Étoile.

– Et moi du cinquième, dit Colletet.

– Si vous vous chargez du cinquième, Colletet, dit Richelieu, je vous recommanderai, et lui touchant sur l’épaule, il l’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre où il lui parla à voix basse.

Pendant ce temps Rotrou se penchait à l’oreille de son ami Corneille.

– Pierre, lui dit-il, à partir de cette heure, la fortune est dans ta main, c’est à toi de ne pas la laisser échapper.

– Que faut-il faire pour cela ? demanda Corneille, toujours naïf.

– Des vers qui ne vaillent pas mieux que ceux de M. le cardinal ! dit Rotrou.

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