Le Comte de Moret – Tome II

XXII

L’AURORE.

Comme tiens l’avons dit dans un de nos précédents chapitres, tourmenté des insistances de sa mère, tremblant d’avoir fait son frère trop puissant par les dernières faveurs qu’il lui avait accordées, cachant que la reine Anne, malgré la défense qu’il lui en avait faite, continuait à voir l’ambassadeur d’Espagne et à conspirer avec lui, le roi Louis XIII, loin du cardinal c’est-à-dire loin de l’âme politique, était tombé dans une mélancolie que rien ne pouvait chasser.

Et ce qui l’énervait surtout dans cette lutte incessante, c’était de comprendre instinctivement, grâce à ce rayon à l’intelligence morale que Dieu avait mise en lui, que Richelieu était plus nécessaire au salut de l’État que lui même ; et cependant tout ce monde qui l’entourait, à part l’Angély, son fou, et Saint Simon, qu’il avait fait son grand écuyer, on s’était déclaré contre l’homme qu’il tenait pour indispensable, on conspirait sourdement contre lui.

Il y a toujours, et dans tous les temps, un monde qui s’intitule le monde des honnêtes gens, qui s’élève contre les idées nouvelles ou généreuses et qui défend le passé, c’est-à-dire la routine contre l’avenir, c’est à-dire le progrès. Ce monde, celui du statu quo, qui défend l’immobilité contre le mouvement, la mort contre la vie, voyait dans Richelieu un de ces révolutionnaires qui épurent le pays, c’est vrai, mais qui l’agitent en l’épurant. Or, Richelieu était évidemment non-seulement l’ennemi de ces honnêtes gens-là, mais encore du monde catholique. Sans lui l’Europe eût été dans une paix profonde ; le Piémont, l’Espagne, l’Autriche et Rome, assis à la même table, se fussent mis tranquillement à manger, feuille à feuille, cet artichaut qu’on appelle l’Italie. L’Autriche eût pris Mantoue et Venise : le Piémont, le Montferrat et Gênes ; l’Espagne, le Milanais, Naples et la Sicile ; Rome, Urbin, la Toscane et les petits duchés ; et la France insouciante et tranquille, eût assisté du haut des Alpes à ce festin de lions auquel elle n’était point invitée. Qui s’opposait à la paix ? Richelieu, Richelieu seul. C’est ce qu’insinuait le pape ; c’est ce que proclamaient Philippe IV et l’Empereur, c’est ce que chantaient en chœur la reine Marie de Médicis, la reine Anne d’Autriche et la reine Henriette d’Angleterre.

Après ces grandes voix qui criaient anathème contre le ministre, venaient les voix inférieures, celles du duc de Guise, qui, après avoir espéré d’être de cette guerre, n’en était pas et s’était réfugié dans son gouvernement de Provence ; Créquy, le gouverneur du Dauphiné, qui se croyait en droit d’hériter de l’épée de connétable de son beau-père ; Lesdiguières, Montmorency, à qui cette épée avait été promise et qui craignait de la voir s’échapper de ses mains, depuis le refus qu’il avait fait au cardinal d’enlever le duc de Savoie ; enfin tous les grands seigneurs : les Soissons, les Condé, les Conti, les Elevœuf, effrayés de voir l’entêtement systématique du cardinal à abaisser et à dépouiller toutes les grandes maisons du royaume.

Malgré tout cela, et peut-être même à cause de tout cela, Louis s’était résolu à quitter Paris et à tenir la promesse qu’il avait faite à son ministre, en allant le rejoindre en Italie. Il va sans dire que cette résolution, qui replaçait, le roi sous la tutelle directe du cardinal, avait fait jeter les hauts cris aux deux reines qui avaient déclaré que si le roi allait en Italie, elles l’y suivraient.

Elles avaient un admirable prétexte : leur crainte pour la santé du roi.

Malgré tous ces tiraillement, le roi avait fait donner avis de son départ au cardinal et était, en effet, parti pour Lyon le 21 février. La route qu’il allait suivre était la Champagne et la Bourgogne ; les deux reines et le conseil le rejoindraient à Lyon.

Mais les choses ne devaient point se passer si tranquillement. Le lendemain du jour où le roi avait quitté Paris, son frère Gaston d’Orléans, franchissait en poste et à grand bruit la porte de la capitale et entrait brusquement vers neuf heures du soir, chez la reine mère, qui tenait son cercle.

Marie de Médicis se leva toute étonnée, et feignant la colère, congédia les dames et alla s’enfermer avec Gaston dans son cabinet, où, quelques instants après, la reine Anne entrait par une porte secrète.

Là fut refait le pacte, éternellement proposé par la reine Marie, d’un mariage entre Monsieur et la reine Anne, en cas de mort du roi. Ce mariage eût été pour Marie de Médicis, une régence prolongée, et elle eût volontiers pardonné à Dieu de lui enlever son fils aîné, s’il lui donnait cette compensation. Aussi, dans ce pacte, aveuglée par son intérêt, la reine Marie était-elle la seule à agir franchement parce qu’elle agissait dans ses intérêts.

Le duo d’Orléans avait ses engagements pris avec le duo de Lorraine, de la sœur duquel il était amoureux, et ne se souciait pas d’épouser la veuve de son frère, qui avait sept ans de plus que lui et le déplorable antécédent de Buckingham. La reine Anne, de son côté, détestait Monsieur, et, comme elle le détestait encore plus qu’elle ne le méprisait, elle ne se fiait pas à sa parole. Toutes promesses n’en furent pas moins échangées, et pour que l’on ne se doutât point de ce qui s’était passé dans ce cabinet, où d’ailleurs on ignorait la présence de la reine Anne, le bruit se répandit le lendemain que le duc d’Orléans n’était venu à Paris que pour signifier à sa mère la persistance de son amour pour la princesse de Mantoue et sa volonté bien arrêtée de profiter de l’absence de son frère pour l’épouser.

Ce bruit s’accrut encore de ce fait que, dès le lendemain de l’arrivée, du duc, Marie de Médicis avait mandé près d’elle la jeune princesse et l’avait retenue au Louvre, où elle était à peu près prisonnière.

De son côté, Gaston faisait si grand bruit de cette opposition à ses plus vifs désirs, que tous les mécontents commencèrent à affluer chez lui, et qu’on lui donna à entendre que s’il voulait, en l’absence du roi, se déclarer ouvertement contre Richelieu, il trouverait bientôt un parti nombreux et puissant qui le soutiendrait non-seulement contre Richelieu, mais contre Louis XIII, dont la chute pourrait bien suivre celle de son ministre. Un fait d’une haute importance fit croire un instant que Gaston avait accepté les propositions qui lui avaient été faites. Le cardinal de La Valette, fils du duc d’Épernon, et le cardinal de Lyon, frère du duc de Richelieu, celui-là qui s’était si bravement conduit pendant la peste, étant venus ensemble faire une visite au duc d’Orléans, celui-ci fit mille politesses au cardinal de La Valette et laissa dans l’antichambre, sans vouloir le regarder ni lui dire un mot, le cardinal de Lyon.

Dès le lendemain de l’arrivée de Gaston à Paris, la reine-mère avait écrit à Louis XIII pour lui donner avis de ce retour, inattendu de tous, mais probablement attendu d’elle ; de l’entrevue et des conventions faites entre sa belle-fille et son fils, elle ne dit pas un mot, bien entendu ; mais elle appuya longuement sur l’amour de Gaston pour Marie de Gonzague.

Louis, qui était déjà à Troyes, annonça, au reçu de la lettre de Marie de Médicis, qu’il revenait à Paris ; mais à Fontainebleau, un courrier lui apprit que Gaston, à la nouvelle de son retour, était immédiatement parti pour sa maison de Limours.

Trois jours après, la nouvelle arriva que le roi, au lieu de continuer son voyage, ferait ses pâques à Fontainebleau.

Qui avait pu déterminer chez le roi cette nouvelle résolution ? Nous allons le dire.

Le soir où avait été tenu au Luxembourg le conseil entre la reine-mère, Gaston d’Orléans et la reine Anne, celle-ci trouva chez elle Mme de Fargis arrivant d’Espagne, où, comme nous l’avons dit, elle était allée pour soutenir le moral politique de son époux que l’on craignait de voir défaillir.

La guerre décidée entre la France et le Piémont, il n’était plus besoin de ce renfort à Madrid, et Mme de Fargis, au grand contentement d’Anne d’Autriche, fut rappelée à Paris.

La reine poussa donc un cri de joie en l’apercevant, et, comme l’ambassadrice mettait un genou en terre pour lui baiser la main, elle la releva et la pressa contre son œuvre en l’embrassant.

– Je vois, dit en souriant Mme de Fargis, que je n’ai rien perdu, pendant ma longue absence, des bonnes grâces de Votre Majesté.

– Au contraire, ma chère amie, dit la reine, votre absence m’a fait apprécier votre fidélité, et jamais je n’ai eu autant besoin de vous que ce soir.

– J’arrive bien alors, et j’espère prouver à ma souveraine que, de loin comme de près, je m’occupe d’elle ; mais que se passe-t-il donc, voyons, qui rend ici nécessaire la présence de votre humble servante ?

La reine lui raconta le départ du roi, l’arrivée de Gaston et l’espèce de pacte qui en avait été la suite.

– Et Votre Majesté se fie à son beau-frère ? demanda Mme de Fargis.

– Pas le moins du monde ; la promesse qu’il m’a faite n’a pour but que de me faire attendre en endormant mes craintes.

– Le roi est-il donc plus mal ?

– Moralement, oui ; physiquement, non !

– Le moral est tout chez le roi, vous le savez bien, madame.

– Que faire ? demanda la reine.

Puis plus bas :

– Vous savez, ma chère, que les astrologues affirment que le roi n’ira point au delà du signe de l’Écrevisse !

– Dame, dit la Fargis, j’ai proposé un moyen à Votre Majesté.

La reine sourit.

– Mais vous savez bien que je ne puis l’accepter, dit-elle.

– C’est fâcheux, c’est le meilleur ; et la preuve, c’est que je me rencontre avec le roi d’Espagne, Philippe IV.

– Mon Dieu !

– Aimez-vous mieux vous en rapporter à la parole de cet homme qui jamais une fois n’a tenu sa parole.

La reine garda un instant le silence.

– Mais enfin, dit-elle en cachant sa tête dans la poitrine de sa confidente, en supposant, ma chère Fargis, qu’avec la permission de mon confesseur j’acceptasse – oh ! rien que d’y penser j’ai honte – en supposant que j’acceptasse le moyen que vous me proposez, ce ne serait qu’à la dernière extrémité, et jusque-là, ne pourrait-on en tenter d’autres.

– Voulez-vous me permettre, chère maîtresse, à moi, dit madame de Fargis, en profitant de l’abandon de la reine pour passer un bras autour de son cou et en fixant sur elle ses yeux étincelants comme des diamants, voulez-vous me permettre de vous raconter une légende de la cour de Henri II, laquelle a rapport à la reine Catherine de Médicis ?

– Dites, ma bien chère, fit la reine, en laissant aller sa tête avec un soupir sur l’épaule de la sirène, dont elle avait l’imprudence d’écouter la voix.

– Eh bien, la légende dit que la reine Catherine de Médicis, arrivée en France à l’âge de quatorze ans, et mariée aussitôt au jeune roi Henri II fut, comme Votre Majesté, onze ans sans avoir d’enfants.

– Je suis mariée, moi, depuis quatorze ans ! dit la reine.

– C’est-à-dire, fit en riant Mme de Fargis, que les noces de Votre Majesté datent de 1616, mais que son mariage ne date en réalité que de 1619.

– C’est vrai, dit la reine ; et à quoi tenait cette stérilité de la reine Catherine ? Le roi Henri II n’avait point, ce me semble, la même répugnance que le roi Louis XIII, et Mme Diane de Poitiers est là pour en faire foi.

– Il n’avait point de répugnance pour les femmes, non ; mais pour sa femme il en avait.

– Croyez-vous que ce soit pour moi personnellement que le roi ait de la répugnance, Fargis ? demanda vivement la reine.

– Pour Votre Majesté, ventre saint-gris, comme disait le roi son père, et comme dit mon gentil comte de Moret, auquel Votre Majesté ne fait point assez d’attention : il serait difficile !

Puis regardant, du même œil qu’eût fait Sapho, la reine qui piquée par ce doute, s’était redressée :

– Et où trouverait-il, continua-t-elle, de pareils yeux, une pareille bouche, de pareils cheveux et passant la main sur le cou cambré de la reine une pareille peau ? Non, non, madame, non, ma reine, vous êtes belle de toutes les beautés ; mais par malheur pour elle, Catherine de Médicis n’avait rien de tout cela, tout au contraire : née d’un père et d’une mère morts de cette méchante maladie qui régnait alors, elle avait la peau froide et visqueuse d’un serpent.

– Que me dites-vous là ? ma chère ?

– La vérité. De sorte que, quand le jeune roi, habitué à cette peau blanche et satinée de Mme de Brézé, sentit se glisser à ses côtés ce cadavre vivant, il s’écria que ce n’était point une fleur du jardin Pitti qu’on lui avait envoyée, mais un ver du tombeau des Médicis.

– Tais-toi, Fargis tu me fais froid.

– Eh bien, ma belle reine, cette répugnance du roi Henri pour sa femme, qui la surmonta ? Celle qui avait intérêt à ce qu’elle cessât, cette même Diane de Poitiers, qui, si le roi mourait sans enfants, tombait sous la puissance d’un autre duc d’Orléans ne valant pas beaucoup mieux que le nôtre.

– Où veux-tu en arriver ?

– À ceci, que si le roi pouvait devenir amoureux d’une femme du dévouement de laquelle nous fussions sûres, cette femme, grâce aux sentiments religieux du roi, le ramènerait bientôt à Votre Majesté, et qu’alors…

– Eh bien ?

– Eh bien, ce serait le duc d’Orléans qui serait sous notre dépendance, au lieu que ce fût nous qui fussions sous la sienne.

– Ah ! ma pauvre Fargis, dit la reine en secouant la tête, le roi Henri II était un homme.

– Mais enfin, le roi Louis XIII n’est-il…

La reine répondit par un soupir.

– Puis, continua-t-elle, où trouveras-tu une femme assez dévouée ?

– Je l’ai, reprit Fargis.

– Et plus belle que…

La reine s’arrêta ; emportée par un premier mouvement de doute ou de dépit : – et plus belle que moi ? allait-elle dire.

Fargis la comprit.

– Plus belle que vous, ma reine, c’est impossible ! mais belle d’une autre beauté. Vous êtes la rose dans son splendide épanouissement, vous, madame ; elle, c’en est le bouton : si bien que dans sa famille et partout on ne l’appelle que l’Aurore.

– Et cette merveille, dit la reine, est-elle au moins de bonne maison ?

– D’excellente, madame, c’est la petite-fille de Mme de Flotte, la gouvernante des demoiselles d’honneur de la reine-mère, la fille de M. de Hautefort.

– Et vous dites que cette demoiselle me serait dévouée ?

– Elle donnerait sa vie pour Votre Majesté et, ajouta-elle en souriant, peut-être plus encore.

– Est-elle donc prévenue du rôle qu’on veut lui faire jouer ?

– Oui.

– Et elle l’accepte avec résignation !

– Avec enthousiasme. L’intérêt de l’Église, madame ! Nous avons pour vous son confesseur, qui la comparera à Judith sauvant Béthulie et le médecin du roi…

– Qu’a à faire là-dedans Bouvard ?

– Il persuadera au roi votre époux qu’il n’est malade que de chasteté !

– Un homme qu’il purge ou saigne deux cents fois par an ; ce sera difficile !

– Il s’en charge.

– Mais c’est donc arrangé ?

– Il ne manque à tout cela que votre consentement.

– Mais faudrait-il au moins que je la visse, que je la connusse, que je l’interrogeasse, cette merveilleuse Aurore !

– Rien de plus facile, madame, elle est là !

– Comment là ?

– Dans le cabinet où était mademoiselle de Lautrec, que M. de Richelieu nous a enlevée juste au moment où le roi commençait, à s’occuper d’elle. Mais il n’est plus là.

– Et elle, y est-elle ?

– Oui, madame.

La reine regarda la Fargis d’un œil dans lequel on pouvait remarquer une nuance d’irritation.

– Arrivée depuis ce soir, vous avez fait tout cela ? lui dit-elle. En vérité, vous n’avez pas perdu de temps, ma mie.

– Je suis arrivée depuis trois jours, madame ; mais je n’ai voulu voir Votre Majesté que lorsque tout serait prêt.

– Oui, et tout est prêt alors ?

– Oui, madame. Mais si Votre Majesté veut recourir au premier moyen que je lui ai proposé, on peut abandonner celui-ci.

– Non pas, non pas, dit vivement la reine ; faites entrer votre jeune amie.

– Dites votre fidèle servante, madame.

– Faites entrer.

Mme de Fargis alla à la porte du fond et rouvrit.

– Venez, Henriette, dit-elle ; notre chère reine consent à recevoir vos hommages.

La jeune fille laissa échapper un cri de joie et s’élança dans la chambre.

La reine, en l’apercevant, jeta de son côte un cri d’admiration et d’étonnement.

– La trouvez-vous assez belle, madame ? demanda la Fargis.

– Trop peut-être ! répondit la reine.

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