Le Comte de Moret – Tome II

V

UNE HALTE DANS LA MONTAGNE.

Guillaume sortit au bout d’un instant, mit son doigt sur sa bouche, prit sa mule par la bride et fit signe aux voyageurs de le suivre.

On contourna la chaumière, on entra dans une espèce de cour, et l’on conduisit les mules sous un hangar où se trouvaient déjà une douzaine de ces animaux.

Guillaume fit descendre les deux femmes et les invita à le suivre.

Isabelle se tourna vers le comte. Tout cœur aimant reprend une partie de la confiance qu’il avait mise en Dieu pour la reporter en celui qu’elle aime.

– J’ai peur, fit-elle.

– Ne craignez rien, dit le comte, je veille sur vous.

– D’ailleurs, fit Guillaume, qui avait entendu, si nous avions quelque chose à craindre, ce ne serait point ici, j’y ai trop d’amis.

– Et nous ? demanda le comte.

– Passez vos pistolets dans vos ceintures, un pareil ornement n’est point de luxe dans le pays et dans le temps où nous voyageons – et attendez-moi.

Il détacha de la croupe des mulets la portion du bagage afférente aux deux femmes et, suivi par elles, s’avança vers la chaumière.

Une femme les attendait, qui les introduisit dans une espèce de fournil, dans la cheminée duquel pétilla bientôt un feu clair.

– Restez ici, madame, dit Guillaume à Isabelle ; vous y êtes aussi en sûreté que dans l’auberge du Genévrier d’or. Je vais m’occuper de ces messieurs.

Le comte de Moret et Galaor avaient suivi les indications données par Guillaume : ils avaient mis pied à terre, passé leurs pistolets dans leur ceinture et détaché les valises, dans lesquelles étaient leurs effets de voyage.

La sécurité de Guillaume ne s’étendait pas jusqu’aux porte-manteaux, il ne garantissait que les personnes.

Tous trois s’acheminèrent vers l’entrée de l’auberge et y pénétrèrent par la porte principale, au seuil de laquelle ils s’étaient arrêtés un instant.

Ce n’était pas sans raison qu’Isabelle avait été effrayée de la société qui y était réunie. Moins timides qu’elle, les deux jeunes gens n’hésitèrent pas à s’y mêler ; mais le regard qu’ils échangèrent, le sourire qui effleura leurs lèvres, le geste simultané qu’ils firent en portant la main à la crosse de leurs pistolets, indiquaient qu’ils n’avaient point une foi absolue dans la promesse de Guillaume.

Quant à celui-ci, contrebandier et braconnier dès l’enfance, il paraissait être dans son élément ; il s’ouvrit avec les coudes et les épaules un chemin vers l’immense cheminée où se chauffaient, fumant et buvant, une douzaine d’individus auxquels il eût été difficile à l’œil le plus perspicace d’attribuer une profession quelconque, attendu que n’en ayant point de spéciale, ils s’apprêtaient à les exercer toutes.

Guillaume s’approcha de la cheminée, dit quelques mots à l’oreille des deux hommes qui se levèrent aussitôt, et, avec un salut dans lequel ne perçait aucun mécontentement d’être dérangés, cédèrent leurs places en emportant leurs sièges, c’est-à-dire les ballots sur lesquels ils étaient assis.

Les valises prirent la place des ballots, et le comte de Moret et Galaor, celle des deux hommes.

Ce fut alors seulement que les deux jeunes gens purent jeter un regard sur cette réunion d’hommes, que, jusque-là, ils n’avaient fait qu’entrevoir ; ce regard donnait parfaitement raison aux craintes de Mlle de Lautrec.

La majeure partie de ceux qui se trouvaient là appartenaient évidemment à l’honorable corporation des contrebandiers dont faisait partie Guillaume Coutet ; mais les autres, braconniers à l’affût de toute sorte de gibier, routiers, condottieri ; mercenaires de tous pays, Espagnols, Italiens, Allemands, formaient un mélange des plus curieux, où pour exprimer la pensée, toutes les langues jetaient leurs expressions non-seulement les plus pittoresques, mais les plus énergiques, et dont le chimiste le plus habile eût eu grand’peine à analyser les multiples éléments.

Ces éléments, loin de se combiner, au reste, semblaient s’obstiner à garder leur hétérogénéité ; seulement, ceux qui appartenaient à la même famille se soutenaient et s’appuyaient l’un à l’autre.

L’élément espagnol dominait.

Tout assiégé pouvant se sauver de Cazal, où l’on mourait de faim, tout déserteur fuyant du Milanais sous prétexte de solde irrégulière, gagnait la montagne, et là adoptait une de ces industries mystérieuses et nocturnes dont, dans tous les pays, la montagne est le théâtre.

Réunis, tous ces hommes se mêlaient, formant, si l’on peut dire cela, ces courants divers d’un fleuve roulant à l’abîme ; au-dessus de leurs têtes flottait la vapeur du tabac, des boissons chaudes et des haleines avinées ; quelques chandelles fumeuses collées aux murailles ou tremblantes sur les tables, à chaque coup de poing qui les faisait bondir, ajoutaient leurs émanations fétides à cette atmosphère qu’elles éclairaient sans parvenir à la rendre limpide et où elles apparaissaient entourées d’un cercle jaunâtre comme la lune à la veille des jours pluvieux.

De temps en temps, on entendait des cris plus violents et plus aigus, on voyait s’agiter dans cette espèce de nuée des silhouettes menaçantes ; si la discussion devenait une rixe entre un Espagnol ou un Allemand, entre un Français et un Italien, Allemands et Espagnols, Français et Italiens se ralliaient à ceux de leur langue ; si les deux partis se trouvaient d’égale force ou à peu près, la mêlée devenait générale ; mais si, au contraire, les forces de l’un des deux adversaires étaient par trop inférieures à celles de l’autre, on les laissait terminer la querelle comme ils l’entendaient, soit par le baiser de paix, soit par un coup de couteau.

À peine les deux jeunes gens étaient-ils assis et commençaient ils à se réchauffer, qu’une de ces querelles qui n’étaient jamais qu’à moitié endormies, se réveilla dans un angle de l’auberge. Les jurons allemands et espagnols mêlés, indiquaient les nationalités différentes des deux adversaires. À l’instant même, on vit se dresser au milieu de la vapeur une douzaine d’individus prêts à s’élancer vers l’angle où se faisait le bruit et où s’échangeaient les invectives ; mais comme sur ces douze individus neuf étaient Espagnols et trois Allemands, les trois Allemands se rassirent presque aussitôt sur leurs bancs en disant : Ce n’est rien, et les neuf Espagnols sur leurs sièges en disant : Laissez faire.

Cette liberté d’agir fit bientôt des deux disputeurs deux combattants. On vit les mouvements suivre la violence des paroles et augmenter de violence avec elles ; puis, dans le cercle jaunâtre formé autour de la chandelle, briller les lames des couteaux ; les imprécations indiquant des blessures plus ou moins graves, selon que l’imprécation était plus ou moins forte, se succédèrent de plus en plus rapprochées ; enfin un cri de douleur se fit entendre, un homme enjamba rapidement tabourets et chaises, s’élança par la porte et disparut.

Un râle d’agonie se fit entendre sous la table.

Au moment où il avait vu briller les couteaux, le comte de Moret avait fait un mouvement naturel à tout cœur non endurci pour secourir les combattants ; mais une main de fer l’avait saisi par le bras et l’avait cloué sur sa valise.

C’était Guillaume qui lui rendait ce service aussi prudent que peu philanthropique.

– Par le Christ ! lui dit-il, ne bougez pas !

– Mais, vous voyez bien, s’écria le comte, qu’ils vont s’égorger !

– Que vous importe, répondit tranquillement Guillaume, cela les regarde, laissez-les faire !

Et comme on l’a vu, on les avait, laissé faire, en effet.

Le résultat était que l’un, le coup frappé, s’était échappé par la porte, et que l’autre, le coup reçu, s’était d’abord appuyé au-mur, puis avait glissé, puis était tombé entre la muraille et le banc, où il râlait en attendant qu’il mourût.

Une fois la lutte terminée, une fois le meurtrier parti, il ne restait plus qu’un mourant auquel il n’y avait point d’inconvénient à porter secours ; aussi, comme c’était l’Allemand qui avait succombé, laissa-t-on ses deux, ou trois compatriotes tirer son corps de dessous la table et le poser dessus.

Le coup était frappé de bas en haut, avec un de ces couteaux catalans à la lame aiguë comme une aiguille, mais qui va s’élargissant. Il avait passé entre la septième et la huitième côte et était allé chercher le cœur ; c’est ce qu’il fut facile de voir à la position de la plaie et à la rapidité de la mort, car, à peine le blessé fût-il couché sur la table, qu’il fut pris d’une dernière crispation et qu’il expira.

À défaut de parents et d’amis, il était juste que ce fussent les compatriotes qui héritassent, et personne ne s’opposa à cette décision qui parut avoir été prise à l’amiable entre les trois enfants de la Germanie. On fouilla le mort, on se partagea son argent, ses armes, ses habits, comme si l’on eût fait la chose du monde la plus simple ; puis, le partage fait, on prit – les trois Allemands toujours – le cadavre auquel on avait laissé sa chemise et ses chausses, on le traîna jusqu’à un endroit où le chemin longeait un précipice de mille pieds de profondeur, et on le laissa glisser sur la pente qui aboutissait au précipice, comme on laisse glisser le long de la planche qui conduit à l’abîme de l’Océan le corps d’un marin mort à bord d’un vaisseau voguant dans les hautes mers.

Seulement, quelques secondes après, ou entendit le bruit mat d’un corps humain s’écrasant sur les rochers.

De père, de mère, de parents, de famille, d’amis, il n’en fut pas question, et nul n’y songea. Comment s’appelait-il et d’où venait-il, qui était-il ? on ne s’en occupa point davantage ; c’était un atome de moins dans l’infini, et l’œil de Dieu seul est assez perçant pour voir et compter les atomes humains.

Lui mort, il ne manqua pas plus à la création que l’hirondelle qui, à l’approche de l’hiver, part pour un autre monde, ne laissant point de trace de son sillage dans l’air, ou que la fourmi qu’en passant le voyageur, sans la voir, écrase sous son pied.

Seulement, le comte de Moret fut épouvanté en songeant qu’Isabelle eût pu assister à ce terrible spectacle et qu’elle n’était séparée que par une cloison du lieu où il s’était accompli. Il se leva machinalement et alla droit à la porte du retrait où elle était cachée ; l’hôtesse était assise sur le seuil.

– Ne soyez pas inquiet, lui dit-elle, mon beau jeune homme, je veille.

En ce moment même, comme si Isabelle eût senti à travers les cloisons son amant venir à elle, la porte s’ouvrit, et avec son doux sourire d’ange qui fait son paradis partout où il est :

– Soyez-le bienvenu, mon ami, dit-elle, nous sommes prêtes et n’attendons que vous.

– Alors, refermez votre porte, chère Isabelle, je viens de prévenir Guillaume et Galaor, n’ouvrez qu’à ma voix.

La porte se referma.

En se retournant, le comte se trouva face à face avec Guillaume.

– Ces dames sont prêtes, lui dit-il ; partons le plus tôt que nous pourrons, cette atmosphère me soulève le cœur.

– C’est bien, mais ne rentrez point, il ne faut pas que l’on nous voie sortir tous ensemble, je vais vous envoyer le jeune homme ; dans dix minutes, je sortirai avec les deux valises.

– Soupçonnez-vous quelque danger ?

– Il y a là des gens de toute espèce ; et vous avez vu le cas qu’ils font de la vie d’un homme.

– Comment nous avez-vous fait entrer ici, sachant quelles espèces de bandits nous y trouverions ?

– Il y à deux mois que je ne suis passé par ce chemin ; il y a deux mois, il n’était pas question de l’expédition en Italie, c’est l’approche et le voisinage de la guerre qui nous amènent tous ces bandits ; je ne pouvais ni les deviner ni les prévoir, sans quoi nous eussions passé outre.

– Eh bien, allez prévenir Galaor, nous allons tenir les mules prêtes, nous n’aurons qu’à monter dessus et à nous éloigner.

– J’y vais.

Cinq minutes après, les quatre voyageurs et leur guide quittaient le plus secrètement et surtout le moins bruyamment possible l’auberge des contrebandiers et reprenaient leur voyage un instant interrompu.

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