Le Comte de Moret – Tome II

VIII

LE SERMENT.

Aucune lettre, aucun courrier, aucun message quelconque n’avait annoncé au baron de Lautrec l’arrivée de sa fille. Il en résulta que, quoi qu’il passât pour un père médiocrement tendre, les premiers moments du retour furent donnés tout entiers à l’effusion de la double tendresse paternelle et filiale.

Ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’il put s’occuper des compagnons de voyage de sa fille et lire la lettre que lui adressait le cardinal de Richelieu.

Par cette lettre il apprenait le nom illustre du jeune homme auquel le soin de sa fille avait été confié et l’intérêt que le cardinal portait à Isabelle.

C’était une raison pour lui de prévenir immédiatement le nouveau duc de Mantoue, Charles de Gonzague, de l’arrivée de sa fille et de l’hôte illustre qui, en même temps qu’elle, avait franchi le seuil de sa maison. On expédia en conséquence un serviteur au château de Té, qu’occupait le duc, pour lui annoncer cette nouvelle, qui ne pouvait manquer d’avoir un grand intérêt pour lui, puisque par le comte de Moret, c’est-à-dire par le frère naturel de Louis XIII, il allait avoir les plus exacts renseignements sur les intentions du cardinal et du roi.

Aussi, à la demande d’audience qu’il lui avait faite, le duc de Mantoue répondit-il en montant à cheval et en venant lui-même chez celui qu’il tenait à juste raison pour un de ses plus fidèles serviteurs.

Il y trouva le comte de Moret, qu’il traita en fils de Henri IV, refusant de se couvrir et de s’asseoir devant lui.

Au reste, le duc avait appris directement, par l’ambassadeur, des nouvelles de Paris, le 4 janvier 1626, c’est-à-dire quelques jours après le départ du comte de Moret et d’Isabelle. Le cardinal, fort de la promesse que lui avait faite le roi de le soutenir, l’avait littéralement enlevé sans souffrir que personne l’accompagnât ; pas un courtisan pour lui travailler l’esprit, pas un conseiller pour le faire dévier de la route où le cardinal l’avait engagé.

On savait que, le jeudi 15 janvier, le roi avait dîné à Moulins et couché à Varenne.

Puis rien au delà du 15 janvier, et l’on était au 5 février.

Mais ce que l’on savait, c’est que la peste qui s’était déclarée en Italie, avait franchi les monts et s’étendait jusqu’à Lyon. Le roi aurait-il le courage, malgré le fléau mortel, malgré le froid effroyable qu’il faisait, de continuer sa route, de braver la peste à Lyon et le froid dans les montages.

Pour qui connaissait le caractère véritable et changeant du roi, il y avait à craindre. Mais pour quiconque connaissait le caractère inflexible du cardinal, il y avait à espérer.

Le comte de Moret ne put que répéter au duc de Mantoue ce que lui avait dit le cardinal, qu’on allait commencer par faire lever le siége de Cazal, et que l’on s’occuperait immédiatement de faire passer des secours à Mantoue.

Il n’y avait pas de temps à perdre : Charles, duc de Nevers, avait su de sources certaines que Monsieur, dans le premier moment de colère, s’était mis en rapport avec Waldstein. Il attirait vers la France, sans honte et sans remords, ces nouvelles bandes d’Atilla sans savoir s’il y aurait à Châlons un Aétius pour les anéantir. Deux chefs des barbares, Alhinger et Gallas, savants dans l’art terrible de la ruine et du pillage, s’étaient depuis deux ou trois mois avancés doucement et occupaient Worms, Francfort, la Souabe.

Le pauvre duc de Mantoue les voyait déjà apparaître au sommet des Alpes, plus terribles que ces bandes sauvages de Cimbres et de Teutons qui se laissaient glisser sur les neiges et qui traversaient les rivières sur leurs boucliers.

Tout cela défendait au comte de Moret un long séjour à Mantoue. Il avait promis au cardinal de revenir pour prendre part à la campagne ; d’un autre côté le duc Charles le pressait de repartir pour exposer sa position au roi. Cette position était si grave, que le baron de Lautrec regrettait presque qu’on lui eût renvoyé sa fille.

Dès le lendemain de son arrivée, Isabelle, appelée par son père, avait eu une explication avec lui ; dans cette explication son père lui avait dit les engagements pris par lui vis-à-vis du baron de Pontis. Mais Isabelle avait franchement répondu par les engagements pris par elle vis-à-vis du comte de Moret. De si bonne naissance que fût M. de Pontis, Antoine de Bourbon sur ce point l’emportait, non-seulement sur lui, mais sur tous les gentilshommes qui n’étaient pas de race royale directe. Le baron se contenta donc de faire venir le comte de Moret dans son cabinet, de l’interroger sur ses intentions, que celui-ci lui déclara avec sa franchise habituelle, lui donnant l’assurance qu’au besoin et pour l’aider à retirer honorablement sa parole, le cardinal se mettrait en avant et lui forcerait la main.

Seulement le baron de Lautrec ne laissa point ignorer au comte que s’il était tué, ou contractait d’autres engagements, il reprenait son autorité paternelle sur sa fille, autorité dont il ne se départait que devant la protection que le cardinal voulait accorder au jeune comte, et qu’alors il n’admettrait de la part d’Isabelle aucune résistance.

Le soir même de cette double explication, les jeunes gens, en se promenant au bord du fleuve de Virgile, se racontèrent chacun l’un à l’autre la conversation qu’ils avaient eue avec le baron ; Isabelle n’en espérait pas tant, et comme son amant lui promit positivement de ne pas se faire tuer et de n’avoir jamais d’autre épouse qu’elle, la chose lui suffit.

Nous nous servons du mot un peu prétentieux d’épouse, et même nous le soulignons, parce qu’il nous semble que, tout fils de Henri IV que fût Antoine de Bourbon, il y avait dans sa promesse une de ces petites restrictions mentales dont les jésuites faisaient un si habile usage. Dans l’engagement de ne pas se faire tuer il n’y avait à coup sûr aucune arrière-pensée ; mais nous n’oserions en dire autant de celui de n’avoir jamais d’autre épouse qu’Isabelle de Lautrec. En pesant chaque parole de cet engagement, on verra bien qu’il ne s’étendait pas aux maîtresses ; et dans les moments où le diable le tentait, et les amants les plus fidèles ont de ces moments-là, ne fussent-ils point les fils de l’hérétique Henri IV, et dans les moments où le diable le tentait, nous devons dire que le jeune Basque Jaquelino voyait passer dans un nuage de feu sa belle cousine Marina, laquelle, aussi à son aise au milieu des flammes qu’une salamandre, lui lançait des regards dont le double rayon allait l’un à son cœur qu’il brûlait, l’autre à son esprit qu’il rendait insensé.

D’ailleurs n’avait-il pas pris un soir dans l’antichambre de Marie de Gonzague, avec cette terrible incendiaire des cœurs, au moment où elle allait monter dans sa chaise, un de ces rendez-vous comme on en prend avec Satan, et dont Satan ne vous dégage que lorsqu’on a fait honneur à sa parole en l’allant trouver au plus profond de l’enfer.

Nous n’oserions pas dire qu’au moment où Antoine de Bourbon fit à Isabelle de Lautrec le chaste serment qui n’avait aucune analogie avec l’engagement pris avec Mme de Fargis, le souvenir de cette Vénus Astarté fût venu prononcer à ses oreilles quelques mots de cet amour profane dont elle brûlait le cœur de ses amants ; mais ce que nous savons, c’est que le comte de Moret voulut un autre témoin de l’engagement qu’il prenait que ce fleuve païen qu’on appelle le Mincio ; d’autres lampes que toutes ces constellations mythologiques qu’on appelle Vénus, Jupiter, Saturne, Cassiopée, et demanda à Isabelle de le renouveler dans un temple chrétien en présence de Dieu, et que le souvenir matériel d’un anneau, portant la date du jour et de la promesse que ce jour avait vu faire, augmentât encore la solennité du serment.

Isabelle promit tout ce que voulut son amant, comme sa compatriote Juliette, dont pour toucher la tombe elle n’avait, en quelque sorte, qu’à étendre la main ; elle lui eût, à coup sûr, accordé tout ce qu’il lui eût demandé en lui répétant les paroles du poète anglais :

Ne crains pas d’épuiser mon amour s’il t’est cher !

Mon amour est profond et grand comme la mer !

Le lendemain, à la même heure, c’est-à-dire vers neuf du soir, deux ombres, dont l’une marchait à quelques pas derrière l’autre, se glissaient dans l’église Saint-André par une des portes latérales du monument sacré, et, à la lueur des lampes qui veillent éternellement devant l’ex-voto en mémoire des miracles accomplis par les différents saints auxquels les autels sont consacrés, s’acheminaient vers l’autel de Notre-Dame-des-Anges, nom charmant qui avait succédé à un nom plus charmant encore, à celui de Notre-Dame-des-Amours, première invocation sous laquelle elle avait été adorée, mais que lui avait enlevée, un demi siècle auparavant, la susceptibilité d’un évêque.

La jeune fille arriva la première et s’agenouilla.

Le jeune homme la suivait et s’agenouilla à sa droite.

Tous deux rayonnants de jeunesse et de beauté, ils étaient admirables à voir à la lueur tremblante de la lampe ; elle, la tête baissée, les yeux humides de douces larmes ; lui, le front levé, les yeux étincelants de bonheur.

Chacun d’eux fit une prière mentale ; quand nous disons chacun d’eux, nous répondons d’Isabelle de Lautrec. Sans doute les paroles échappées du cœur se formulèrent sur les lèvres en élancements sacrés vers la mère de seigneur ; mais l’homme ne sait prier que dans le malheur ; pour la félicité il n’a que des balbutiements de désir et des soupirs de flamme.

Puis, ce premier bouillonnement du cœur apaisé, leurs mains se cherchèrent et frémirent en se rencontrant. Isabelle poussa un soupir de joie plaintif comme un cri de douleur, puis, sans s’inquiéter du lieu où elle était :

– Oh ! mon ami, dit-elle, oh ! combien je t’aime.

Le comte regardait la madone.

– Oh ! s’écria-t-il, la madone a souri ; et moi aussi et moi aussi, je t’aime, mon Isabelle adorée.

Et leurs deux têtes retombèrent sur leurs poitrines écrasées sous le poids de leur bonheur.

Le comte tenait la main d’Isabelle appuyée contre la poitrine, il la dégagea doucement de l’étreinte dont l’enveloppait la sienne, la mit à nu, l’appuya ardemment contre ses lèvres, puis tirant l’anneau du plus petit de ses doigts, il le passa au second doigt de cette main en disant :

– Sainte mère de Dieu, sainte protectrice de tout amour humain et céleste, vous qui souriez aux flammes pures et qui venez de sourire à la nôtre, soyez témoin que je m’engage par serment à n’avoir jamais d’autre épouse qu’Isabelle de Lautrec ; si je manque à mon serment, punissez-moi.

– Oh ! non, non. Vierge sainte, s’écria Isabelle, ne le punissez pas.

– Isabelle ! fit le comte, en essayant de serrer la jeune fille dans ses bras.

Mais celle-ci s’écarta doucement, retenue par la sainteté du lieu.

– Madone vénérée et toute-puissante, dit-elle, écoutez le serment que je vous fais à mon tour. Je jure ici à votre autel, et par vos pieds divins que j’embrasse, qu’à partir d’aujourd’hui j’appartiens corps et âme à celui qui vient de passer cet anneau à mon doigt, et que, fût-il mort, ou, ce qui est bien pis, manquât-il à son serment, je ne serai l’épouse de personne, mais seulement celle de votre divin Fils.

Un baiser éteignit cette dernière parole sur les lèvres d’Isabelle, et la sainte madone sourit du baiser du comte comme elle avait souri de l’exclamation d’Isabelle, car elle se souvenait qu’elle s’était appelée Notre-Dame-des-Amours avant de s’appeler Notre-Dame-des-Anges !

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