Le Comte de Moret – Tome II

VII

LE PONT DE GIAVON.

Voici en effet ce qui s’était passé à l’auberge des contrebandiers, après que le comte de Moret, Galaor et Guillaume Coutet furent sortis de la salle commune.

La porte donnant sur la route de la montagne s’était rouverte, et l’on avait vu reparaître la tête de l’Espagnol qui s’était enfui après avoir tué l’Allemand.

Tout était aussi tranquille dans la salle que si rien ne s’y fût passé.

– Hé ! les Espagnols, dit-il.

Et il se rejeta en arrière.

Les Espagnols se levèrent et sortirent pour répondre à l’appel de leur compatriote.

Le contrebandier ami, de Guillaume Coutet se douta de quelque complot. Il sortit par la porte opposée et, par la cour, s’approcha du groupe.

Il entendit alors l’Espagnol raconter à ses compagnons qu’à travers la lucarne du fournil ouverte sur le jardin, il avait vu deux femmes, dont l’une paraissait une grande dame. Ces dames, à son avis, devaient faire parti de la caravane conduite par Guillaume.

C’était un coup, et probablement un bon coup à faire.

Ils étaient dix ; ils viendraient probablement à bout, sans beaucoup d’efforts, des trois hommes, dont l’un était presque un enfant, et l’autre un guide, lequel, en cette qualité, n’avait aucune raison de se faire tuer pour des gens qu’il ne connaissait pas.

L’Espagnol n’avait pas eu grand’peine à convaincre ses camarades, gens de sac et de corde, comme lui, et le groupe s’était séparé chacun allant prendre ses armes.

Alors, lui, avait pris ses jambes à son cou et s’était élancé par la route, sûr que de tel pas que marchassent les Espagnols, il arriverait encore avant eux.

Et, en effet, il était arrivé avant eux ; mais il n’y avait pas de temps à perdre, et ils ne devaient pas être loin.

Les deux hommes tinrent conseil ; ils connaissaient admirablement le pays tous les deux. Seulement on ne cache pas facilement cinq voyageurs et cinq mulets. Ces quatre mots, le pont de Giavon, sortirent à la fois de la bouche des deux contrebandiers.

Le pont de Giavon était une grande arche de pierres jetée sur un torrent descendant des montagnes et allant se jeter dans un des affluents du Pô. Là le chemin bifurquait et se séparait en deux branches. L’une remontait vers Venoux, l’autre descendait vers Suze, qu’elle contournait en la dominant.

Arrivés là, les routiers espagnols, incertains, prendraient l’une ou l’autre ; si l’on avait le bonheur de ne pas être découvert par eux, on prendrait celle qu’ils ne prendraient pas.

Comme les Espagnols ne pouvaient deviner que les voyageurs avaient été prévenus, la supposition ne devait pas même leur venir qu’ils se cacheraient.

La probabilité était donc qu’ils suivraient sans défiance l’un ou l’autre des deux chemins.

Il s’en fallait encore de dix minutes à peu près que l’on atteignît le pont de Giavon.

Guillaume prit le mulet d’Isabelle par la bride, son compagnon celui de la dame de Coëtman, et l’on pressa la marche.

Au reste, la presse venait en aide aux voyageurs, – un océan de nuages noirs, non-seulement dérobait aux yeux ces belles constellations qui avaient fourni à Isabelle une si poétique, et au comte de Moret une si savante conversation, mais encore s’avançait rapidement pour engloutir la lune. – Cinq minutes encore, et les objets éclairés par elle allaient rentrer dans l’obscurité.

Le contrebandier lâcha la bride du mulet de la dame de Coëtman, demeura d’une cinquantaine de pas en arrière, se coucha l’oreille contre terre et écouta.

Pendant ce temps-là, pour qu’un bruit ne l’empêchât point d’entendre l’autre, la caravane s’était arrêtée.

Au bout de quelques secondes d’auscultation, il se releva et accourut.

On les entend, dit-il, mais ils sont encore à six cents pas de nous ; par bonheur, dans une minute la lune va être cachée. N’importe, ne perdons pas de temps.

On se remit en marche. Les nuages noirs continuèrent à envahir le ciel, la lune disparut ; au même moment, les voyageurs, dans un reste de crépuscule, voyaient se dresser devant eux l’arche du pont, en même temps qu’ils entendaient le bruit du torrent qui descendait de la montagne.

Guillaume qui conduisait le premier mulet, le fit dévier de la route, en appuyant à gauche. Une ligne à peine visible, taillée dans le roc, conduisait au bout du torrent encaissé d’une soixantaine de pieds.

Ce sentier, s’il était permis de donner ce nom à une pareille ride de terrain, avait été évidemment tracé par les mulets qui, dans les jours chauds de l’été, descendaient jusqu’à l’eau pour se rafraîchir.

Si rapide et si abrupte que fut la descente, elle se fit sans accident.

Le contrebandier était resté en haut, couché à terre et écoutant.

– Ils approchent, dit-il, je m’éloigne pour les dérouter, ne vous occupez pas de moi. Empêchez seulement les mulets de hennir, j’emmène la mule.

Guillaume fit entrer les quatre voyageurs sous l’arche du pont, lia avec des mouchoirs la bouche aux mulets, tandis que son compagnon s’éloignait par la branche du chemin qui remontait à Vénaux.

Bientôt on entendit distinctement les pas des bandits espagnols ; cachés comme ils l’étaient et protégés par la double obscurité des nuages et du pont, les voyageurs étaient complétement invisibles, et si quelque bruit ou quelque accident imprévu ne les trahissait pas, il était impossible qu’ils fussent découverts.

Les Espagnols s’arrêtèrent sur le pont même et entrèrent en délibération pour décider laquelle des deux branches ils prendraient, de celle qui descendait vers Suze ou de celle qui montait vers Venaux.

La discussion était vive, et ceux des voyageurs qui entendaient l’espagnol pouvaient entendre les raisons que chacun faisait valoir à l’appui de son opinion.

Tout à coup on entendit une chanson chantée par une voix d’homme. L’homme qui chantait cette chanson venait de Giavon.

Guillaume serra la main du comte de Moret en mettant un doigt sur ses lèvres : il avait reconnu la voix de son compagnon.

Cette voix produisit à l’instant l’effet d’interrompre la conversation des routiers.

– Bon ! reprit l’un d’eux après un instant de silence, nous allons être renseignés.

Quatre se détachèrent et allèrent au-devant du chanteur.

– Eh ! l’homme, lui demandèrent-ils en italien, quoiqu’ils se servissent de la locution espagnole hombre, as-tu rencontré des voyageurs sur ta route ?

– Voulez-vous parler des deux hommes et des deux femmes conduits par Guillaume Coutet, le marchand de Gravière ? demanda celui qui était interrogé, changeant sa réponse en demande.

– Justement.

– Eh bien, ils sont à peine à cinq cents pas d’ici ; si vous avez affaire à eux, allongez le pas, et vous les rejoindrez à moitié chemin de Giavon.

Ce renseignement leva les incertitudes et mit tout le monde d’accord. Les bandits prirent la route conduisant à Venaux.

Les voyageurs, du fond de leur obscurité, les virent passer comme des ombres et marchant d’un pas qui, si les voyageurs eussent été, en effet, à l’endroit indiqué par le contrebandier, leur eût permis de les rejoindre promptement.

Quant au contrebandier, il continua son chemin vers Suze, indiquant aux voyageurs celui qu’ils devaient suivre eux-mêmes.

En effet, après cinq minutes d’attente silencieuse, les voyageurs n’entendant plus résonner sur la route le bruit des pas des bandits, descendirent, guidés par Guillaume, le lit même du torrent. Cinq cents pas plus loin, ils se réunissaient au contrebandier, qui, hésitant à retourner à l’auberge après la fausse indication qu’il avait donnée, demanda aux voyageurs la permission de rester avec eux, permission qui lui fut accordée à l’instant même, pendant que le comte de Moret lui promettait, quand on serait à la frontière du Piémont, une bonne récompense pour l’avis si à propos donné par lui.

Ou continua la route en pressant le pas des mulets, ce que permettait le chemin devenu un peu meilleur, et l’on se rapprocha insensiblement de Suze. À mesure que l’on se rapprochait, les deux guides recommandaient une circonspection plus grande ; mais le sentier que suivait la petite caravane était tellement inconnu et si peu fréquenté, que l’on avait oublié d’y mettre les sentinelles, quoique l’on pût par ce chemin, auquel la ville est en quelque sorte adossée, arriver sur le rempart.

Le rempart lui-même était désert, les approches de la ville étant défendues par les fortifications faites un quart de lieue en avant, c’est-à-dire au Pas de Suze.

Au reste, après avoir un instant longé le rempart de la ville, le sentier s’en éloignait brusquement, se rejetant dans la montagne et aboutissant à Malavet, où l’on coucha.

Le lendemain, on tint conseil.

On pouvait descendre dans la plaine, et par Rivarolo et Joui, gagner le lac Majeur ; mais là on rencontrait un danger pire : on tombait entre les mains des Espagnols.

Il est vrai que le comte de Moret, chargé à son départ de France d’une lettre de don Gonzales de Cordoue, gouverneur de Milan, pour la reine Anne, pouvait aller droit à lui, et dire qu’il revenait au nom des deux reines, chargé de quelque mission pour Rome ou pour Venise ; mais il lui fallait ruser, et toute dissimulation pesait au cœur loyal, de ce vrai fils du Béarnais.

Puis, ce qui était plus probable encore, ce moyen, qui simplifiait les choses, abrégeait en même temps le voyage, et ce que voulait Antoine de Bourbon, c’est que le voyage, au contraire, durât indéfiniment. Son avis, tout puissant d’ailleurs, l’emporta donc.

Cet avis était que l’on fit un grand détour par Boste, Damudossolo, Sonovre, et qu’en contournant tout le bassin lombard on arrivât à Vérone, où l’on serait en sûreté. À Vérone on se séparerait un ou deux jours, et après ce repos, dont les femmes surtout, après : un pareil voyage qui ne se pouvait faire qu’à mulet ou à cheval, auraient grand besoin, on partirait pour Mantoue, terme du voyage.

À Ivrica, le contrebandier qui était venu donner avis à la petite caravane du danger qu’elle courait, quitta les voyageurs, parfaitement récompensé de son dévouement, récompense qui convainquait d’autant plus Guillaume Coutet qu’il avait l’honneur de servir de guide à quelque grand seigneur voyageant incognito.

Mais rendons-lui cette justice de dire que ce fut la reconnaissance, et non cette certitude, qui lui fit insister pour accompagner les voyageurs jusqu’au bout de leur voyage. Au reste, ce fut chose facile à obtenir. Si Guillaume Coutet avait voué au comte la reconnaissance que doit l’homme à celui qui lui a sauvé la vie, Antoine de Bourbon éprouvait pour lui cette profonde sympathie et cette douce tendresse que ressent de son côté le sauveur pour l’homme auquel il l’a sauvée.

Après des incidents divers, mais qui, n’ayant pas la gravité de ceux que nous avons racontés, n’auraient pas un assez puissant intérêt pour mériter l’attention du lecteur, après vingt-sept jours de voyage et de fatigue, on arriva enfin à Mantoue, par Tordi, Nogaro et Castellarez.

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