Le Comte de Moret – Tome II

VI

LES ÂMES ET LES ÉTOILES.

En sortant de la cour, Guillaume fit remarquer au comte une longue traînée de sang qui rougissait la neige et qui disparaissait à l’endroit où le cadavre été précipité.

Le fait n’avait point besoin de commentaires ; ils échangèrent un regard et posèrent instinctivement la main sur la crosse de leurs pistolets.

De même qu’Isabelle n’avait rien entendu, elle ne vit rien. Le comte lui avait dit d’être tranquille, elle l’était.

La lune jetait sa froide lumière sur tout ce paysage couvert de neige, et de temps en temps disparaissait sous des nuages sombres qui roulaient au ciel comme d’immenses vagues de vapeur.

Le chemin était assez beau pour qu’Isabelle laissât à son mulet le soin de la conduite et perdît son regard dans l’infini céleste.

On sait que l’hiver, par les temps froids, dans les montagnes surtout, qui, par leur position, dominent les brouillards de la terre, les étoiles brillent d’un feu plus pur et plus étincelant.

D’une nature rêveuse et mélancolique, Isabelle se perdait dans sa contemplation.

Inquiet de son silence, les amants s’inquiètent de tout, le comte de Moret sauta de sa mule et vint d’une main, s’appuyer à la croupe du mulet d’Isabelle en lui tendant l’autre main.

– À quoi pensez-vous, ma chère bien aimée ? lui demanda-t-il.

– À quoi voulez-vous que je pense, mon ami, quand je regarde ce firmament étoilé, si non à la puissance infinie de Dieu et au peu de place que nous tenons dans cet univers que notre orgueil croit faire pour nous.

– Que serait-ce donc ; ma chère rêveuse, si vous connaissiez la grosseur réelle de tous ces mondes qui roulent autour de nous, comparés, à l’infinité de notre globe !

– Vous la connaissez, vous ?

Le comte sourit.

– J’ai étudié, lui dit-il, l’astronomie sous un grand maître italien, professeur à Padoue, qui, m’ayant pris en particulière amitié, m’a révélé ses secrets qu’il n’ose mettre au jour encore, les croyant dangereux à sa propre sûreté.

– La science comporte-t-elle de tels secrets ? mon ami.

– Oui, si ces secrets sont en opposition avec les textes sacrés !

– Il faut croire, avant tout comte ! Et, dans les cœurs religieux, la foi prime la science.

– N’oubliez pas, chère Isabelle, que vous parlez à un fils de Henri IV ; que je suis né d’un père mal converti, et que sa recommandation non pas en mourant – hélas ! sa mort a été si rapide qu’il n’a pas eu le temps de penser à moi – mais lorsqu’il vivait, était, celle-ci. Laissez-le étudier, laissez-le apprendre, et, lorsqu’il saura, laissez-la croyance à son libre examen.

– N’êtes-vous point catholique ? demanda Isabelle avec une certaine inquiétude.

– Oh ! si fait, rassurez-vous, dit le comte ; seulement, mon professeur, vieux calviniste, m’a appris à soumettre toute croyance au creuset de ma raison, et à repousser toute théorie religieuse qui commence par annuler une partie de l’intelligence au profit de la foi. Je crois donc, mais aux choses, dont je me rends compte, répugnant à me laisser imposer toute croyance ténébreuse que ne saurait m’expliquer celui qui me la prêche, ce qui ne m’empêche pas de m’abîmer en Dieu, dans la paternité immense duquel j’irai chercher un refuge s’il m’arrivait jamais un grand malheur.

– Je respire, dit Isabelle en souriant, je craignais d’avoir affaire à un païen.

– Vous avez affaire à pis que cela, Isabelle. Un païen consent à se convertir ; un penseur veut s’éclairer, et, en s’éclairant, c’est-à-dire au fur et à mesure qu’il s’avance vers la vérité éternelle, il s’éloigne du dogme. Si j’eusse vécu en Espagne du temps de Philippe II, chère Isabelle, il est probable qu’à l’heure qu’il est, je serais brûlé comme hérétique.

– Oh ! mon Dieu ! Mais à propos de ces étoiles que je regardais, que vous disait donc ce savant italien ?

– Une chose que vous allez nier, quoiqu’elle me paraisse être la vérité absolue.

– Je ne nierai rien de ce que vous m’affirmerez, mon ami.

– Avez-vous habité sur le rivage de la mer ?

– J’ai été deux fois à Marseille.

– Quelle était, pour vous, l’heure la plus charmante de la journée ?

– Celle où le soleil se couchait.

– N’eussiez-vous point juré alors que c’était lui qui traçait sa route dans le ciel et qui à la fin de la journée se précipitait dans la mer.

– Et je le jurerais encore.

– Eh bien, vous vous trompiez, Isabelle ; le soleil est fixe, et c’est la terre qui marche.

– Impossible !

– Je vous avais bien dit que vous nieriez.

– Mais si la terre marchait, je la sentirais marcher.

– Non, car avec elle marche l’atmosphère qui nous enveloppe.

– Mais si elle ne faisait que marcher, nous verrions toujours le soleil.

– Vous avez raison, Isabelle, et votre justesse d’esprit nous éclaire presque à l’égal de la science ; non-seulement notre terre marche, mais elle tourne ; dans ce moment, par exemple, le soleil éclaire la face opposée à celle où nous sommes.

– Mais si cela était vrai, nous aurions les pieds en l’air et la tête en bas.

– Ainsi sommes-nous relativement ; mais cette atmosphère dont je vous ai parlé, nous enveloppe et nous soutient.

– Je ne vous comprends point, Antoine, et comme je ne veux pas douter, parlons d’autre chose.

– De quoi parlerons-nous ?

– De la chose à laquelle je pensais quand vous êtes venu vous jeter dans ma pensée.

– Et à quoi pensiez-vous.

– Je me demandais si tous ces mondes semés au-dessus de nos têtes n’avaient point été créés pour être habités par nos âmes après notre mort.

– Je ne vous eusse pas crue si ambitieuse, chère Isabelle.

– Ambitieuse, et pourquoi ?

– Deux ou trois de ces mondes seulement sont plus petits que le nôtre : Vénus, Mercure, la lune, trois en tout ; d’autres sont quatre-vingt fois, sept cents fois, quatorze cents fois plus gros que la terre.

– Le soleil, je comprends cela encore, c’est l’astre privilégié parmi les astres ; nous lui devons tout jusqu’au principe de notre existence ; sa chaleur, sa puissance, sa gloire nous environnent et nous pénètrent. C’est lui qui fait battre non-seulement nos cœurs, mais le cœur de la terre.

– Vous venez, chère Isabelle, de dire mieux avec votre imagination et votre poésie que ne dirait mon savant maître italien avec toute sa science.

– Mais, insista Isabelle, comment ces points lumineux que nous voyons dans le ciel sont-ils plus gros que la terre ?

– Je ne vous parle pas de ceux qui échappent à notre vue par l’énorme distance où ils sont de nous, comme Uranus et Saturne ; mais voyez cette étoile d’un jaune d’or !

– Je la vois.

– C’est Jupiter ; il est mille quatre cent quatorze fois plus gros que la terre, aussi a-t-il quatre lunes qui lui donnent une lumière permanente et un printemps éternel.

– Mais comment nous semble-t-il si petit, lorsque le soleil nous semble si gros ?

– C’est qu’en effet le soleil est cinq fois plus gros que lui, que nous ne sommes qu’à trente huit millions de lieues du soleil, et qu’il en est lui, à deux cents millions de lieues, c’est-à-dire à cent soixante-deux millions de lieues de nous.

– Mais qui vous à dit tout cela, Antoine ?

– Mon savant italien.

– Et vous l’appelez ?

– Galilée.

– Et vous croyez à ce qu’il vous a dit ?

– J’y crois fermement.

– Alors, mon cher comte, vous m’effrayez avec vos distances, et je ne crois pas que ma pauvre âme se hasarde jamais à un pareil voyage.

– Si nous avons une âme, Isabelle.

– En douteriez-vous ?

– Cela ne m’est pas absolument démontré.

– Ne discutons pas là-dessus ; j’ai le bonheur, n’étant point si savante que vous, de croire à mon âme, moi.

– Si vous croyez à votre âme, j’essayerai de croire à la mienne.

– Mais enfin, supposons que vous en ayez une et que vous fussiez libre, après votre mort, de lui choisir un séjour soit temporaire soit éternel ; vers quel monde la dirigeriez-vous ?

– Et vous, ma chère Isabelle, voyons ?

– Moi ! j’avoue que j’ai une prédilection pour la lune, c’est l’astre des amants malheureux.

– Vous auriez raison comme distance, ma chère Isabelle, car c’est la planète la plus rapprochée de nous, puisqu’elle n’est éloignée de la terre que de 96,000 lieues environ ; mais c’est évidemment celle où votre âme serait le plus mal.

– Pourquoi cela ?

– Mais parce qu’elle est inhabitable même pour une âme !

– Oh ! quel malheur ! vous en êtes sûr ?

– Vous allez en juger ; les meilleurs télescopes qui existent au monde sont ceux de Padoue. Eh bien, braqués sur votre planète favorite, ma chère Isabelle, ils dénoncent partout la stérilité et la solitude, du moins sur son hémisphère visible ; pas d’atmosphère, par conséquent, pas de rivière, pas de lacs, pas d’océan, pas de végétation. Il est vrai que, du côté qui nous restera toujours invisible, il se peut qu’elle ait tout ce qui lui manque de l’autre. Cependant le doute existant, je ne vous conseillerais pas d’y envoyer votre âme, ce qui ne veut pas dire que la mienne ne l’y suivrait pas.

– Mais vous qui connaissez tous ces mondes comme si vous les aviez habités, mon cher comte, dans lequel de tous ces astres, de tous ces satellites, de toutes ces planètes, car je ne sais quel nom donner à toutes ces constellations, dans lequel attireriez-vous mon âme, si elle mettait, chose dont j’ai bien peur, la même obstination à suivre votre âme que la vôtre à suivre la mienne.

– Oh ! dit le comte, je n’hésiterais pas un seul instant… dans Vénus.

– Pour un homme qui affirme n’être point païen, voici une demeure bien compromettante ; et où est cette Vénus, objet de votre prédilection.

– Voyez-vous, chère Isabelle, ce bleuet de flamme qui fleurit au ciel, c’est Vénus ; c’est l’avant-courrière du soir, l’avant-courrière de l’aurore ; la planète la plus radieuse de tout notre système ; elle est éloignée du soleil de 28 millions de lieues à peu près, et elle en reçoit deux fois plus de chaleur et de lumière que de la terre ; elle a une atmosphère qui ressemble à la nôtre, et, quoique atteignant à peine la moitié de notre grosseur, elle a des montagnes de 120 mille pieds d’élévation. Or, comme Vénus, ainsi que Mercure, est constamment ou presque constamment couverte de nuages, elle doit être sillonnée par les ruisseaux et les fleuves qui manquent à la lune, et qui doivent faire pour les âmes qui se promènent sur leurs rives un murmure et une fraîcheur adorables.

– Va donc pour Vénus, dit Isabelle.

Ce pacte venait d’être conclu lorsque le bruit d’un pas précipité et se rapprochant rapidement se fit entendre des voyageurs, qui s’arrêtèrent instinctivement et tournèrent la tête du côté d’où venait le bruit.

Un homme accourait à toutes jambes et, n’osant appeler, faisait avec son chapeau des signes que permettait d’apercevoir la splendide clarté de la lune glissant pour le moment entre deux masses de nuages comme une barque sur une mer d’azur.

Il était évident que cet homme avait quelque communication importante à faire à la petite caravane.

Lorsqu’il ne fut plus qu’à cent pas environ, il se hasarda à lancer devant lui le nom de Guillaume.

Guillaume descendit de son mulet et courut au devant de l’homme qu’il avait reconnu pour un des deux contrebandiers invités par lui à céder leur place devant le feu au comte de Moret et à Galaor.

Les deux hommes se joignirent à cinquante pas environ des voyageurs, échangèrent rapidement quelques paroles et revinrent à grands pas vers eux.

– Alerte, alerte, ami Jaquelino, dit Guillaume, affectant exprès vis-à-vis du comte un air de familiarité qui venait de donner au contrebandier son ami le change sur la position sociale des voyageurs – position sociale qu’il avait parfaitement devinée – nous sommes poursuivis, et il s’agit de trouver un endroit où nous cacher, pour laisser passer ceux qui nous poursuivent.

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