Le Comte de Moret – Tome II

II

PENDANT QUE LE ROI LARDE.

C’étaient ces répliques-là, que son entourage, au reste, ne lui épargnait point, qui mettaient le roi en rage contre son ministre et qui lui faisaient de ces révolutions subites et inattendues qui mettaient incessamment le cardinal à deux doigts de sa perte.

Si les ennemis de Son Éminence prenaient Louis XIII dans un de ces moments-là, il adoptait avec eux les résolutions les plus désespérées, quitte à ne pas les suivre, et leur faisait les plus belles promesses, quitte à ne point les tenir.

Or, comme la bile que lui avait fait faire le duc d’Angoulême lui montait à la gorge, le roi, tout en lardant sa longe de veau, regardait autour de lui, cherchant quelqu’un qui lui donnât une occasion plausible de laisser tomber sur lui sa colère, ses yeux s’arrêtèrent alors sur ses deux musiciens, placés sur une espèce d’estrade, l’un égratignant son luth, l’autre raclant sa viole, avec la même animosité que le roi mettait à piquer son veau.

Il s’aperçut d’une chose à laquelle jusque-là il n’avait fait aucune attention, c’est que chacun d’eux n’était habillé qu’à moitié.

Molinier, qui avait un pourpoint, n’avait ni trousses, ni bas.

Justin, qui avait des trousses et des bas, n’avait pas de pourpoint.

– Ouais ! dit Louis XIII, que signifie cette mascarade ?

– Un instant, dit l’Angély, c’est à moi de répondre.

– Fou ! s’écria le roi, prends garde de me lasser à la fin !

L’Angély prit une lardoire des mains de Georges et se mit en garde comme s’il tenait une épée.

– Avec cela que j’ai peur de toi, dit-il, avance si tu l’oses.

L’Angély avait près de Louis XIII des privilèges que nul n’avait. Tout au contraire des autres rois, Louis XIII ne voulait pas être égayé ; le plus souvent, quand ils étaient seuls, leur conversation roulait sur la mort ; Louis XIII aimait fort à faire, sur le peut-être de l’autre monde, les plus fantastiques et surtout les plus désespérantes suppositions ; l’Angély l’accompagnait et souvent le guidait dans ce pèlerinage d’outre-tombe ; il était l’Horatio de cet autre prince de Danemark, cherchant – qui sait ? peut-être comme le premier les meurtriers de son père, et le dialogue d’Hamlet avec les fossoyeurs était une conversation folâtre près de la leur.

C’était donc, dans ces discussions folâtres avec l’Angély, presque toujours le roi qui finissait par céder et qui revenait au bouffon.

Il en fut encore ainsi cette fois.

– Voyons, dit Louis XIII, explique-toi, bouffon.

– Louis, qui as été nommé Louis-le-Juste, parce que tu es né sous le signe de la Balance, sois une fois digne de ton nom, pour que mon confrère Nogent ne t’insulte pas comme il a fait tout à l’heure. Hier, pour je ne sais quelle niaiserie, tu as eu, toi, roi de France et de Navarre, la pauvreté de retrancher à ces malheureux la moitié de leurs appointements, et ils ne peuvent s’habiller qu’à moitié. Et maintenant, si tu veux t’en prendre à quelqu’un de la négligence de leur toilette, cherche-moi querelle à moi, car c’est moi qui leur ai donné le conseil de venir ainsi.

– Conseil de fou ! dit le roi.

– Il n’y a que ceux-là qui réussissent, reprit l’Angély.

Les deux musiciens se levèrent et firent la révérence.

– C’est bien, c’est bien, dit le roi. Assez ; puis il regarda autour de lui pour voir ceux qui se livraient au même travail que lui.

Des Noyers piquait un lièvre, La Vieuville un faisan, Nogent un bœuf, Saint-Simon, qui ne piquait pas, lui tenait l’assiette au lard. Bassompierre causait avec le duc de Guise, Baradas jouait au bilboquet, le duc d’Angoulême s’était accommodé dans un fauteuil et dormait ou faisait semblant de dormir.

– Que dites-vous là, au duc de Guise, maréchal ? Ce doit être fort intéressant.

– Pour nous, oui, Sire, répondit Bassompierre : M. le duc de Guise me cherche querelle.

– À quel propos ?

– Il paraît que M. de Vendôme s’ennuie en prison.

– Bon ! dit l’Angély, je croyais qu’on ne s’ennuyait qu’au Louvre.

– Et, continua Bassompierre, il m’a écrit.

– À vous ?

– Probablement il me croit en faveur.

– Eh bien, que veut-il, mon frère de Vendôme ?

– Que tu lui enrôles un de tes pages, dit l’Angély.

– Tais-toi, fou ! dit le roi.

– Il veut sortir de Vincennes et faire la guerre d’Italie.

– Alors, dit l’Angély, gare aux Piémontais s’ils tournent le dos.

– Et il vous écrit ? demanda le roi.

– Oui, en me disant qu’il regarde la chose comme inutile, attendu que je devais être de la coterie de M. de Guise.

– Pourquoi cela ?

– Parce que je suis l’amant de Mme de Conti, sa sœur.

– Et que lui avez-vous répondu ?

– Je lui ai répondu que cela n’y faisait rien, que j’avais été l’amant de toutes ses tantes, et que je ne l’en aimais pas mieux pour cela.

– Et vous, mon cousin d’Angoulême, que faites-vous ? demanda le roi.

– Je rêve, Sire.

– À quoi ?

– À la guerre du Piémont.

– Et que rêvez-vous ?

– Je rêve, Sire, que Votre Majesté se met à la tête de ses armées et marche en personne sur l’Italie, et que, sur un des plus hauts rochers des Alpes, on inscrit son nom entre ceux d’Annibal et de Charlemagne. Que dites-vous de mon rêve, Sire ?

– Qu’il vaut mieux rêver comme cela que veiller comme font les autres, dit l’Angély.

– Et qui commandera sous moi : mon frère ou le cardinal ? demanda le roi.

– Entendons-nous, dit l’Angély, si c’est ton frère, il commandera sous toi, mais si c’est le cardinal, il commandera sur toi.

– Là où est le roi, dit le duc de Guise, personne ne commande.

– Bon ! dit l’Angély, avec cela que votre père, le Balafré, n’a pas commandé dans Paris du temps du roi Henri III.

– La chose n’en a pas mieux tourné pour lui, dit Bassompierre.

– Messieurs, dit le roi, la guerre du Piémont est une grosse affaire, aussi a-t-il été arrêté entre ma mère et moi qu’elle serait décidée en conseil. Vous avez déjà dû être prévenu, maréchal, que vous assisteriez à ce conseil. Mon cousin d’Angoulême et M. de Guise, je vous préviens de mon côté ; je ne vous cache pas qu’il y a dans le conseil de la reine un grand parti pour Monsieur.

– Sire, reprit le duc d’Angoulême, je le dis hautement et d’avance, mon avis sera pour M. le cardinal. Après l’affaire de la Rochelle, ce serait lui faire une grande injustice que de lui ôter le commandement pour tout autre que le roi.

– C’est votre avis ? dit Louis XIII.

– Oui, Sire.

– Savez-vous qu’il y a deux ans, le cardinal voulait vous envoyer à Vincennes, et que c’est moi qui l’en ai empêché ?

– Votre Majesté a eu tort.

– Comment, j’ai eu tort ?

– Oui. Si Son Éminence voulait m’envoyer à Vincennes, c’est que je méritais d’y aller.

– Prends exemple sur ton cousin d’Angoulême, dit l’Angély, c’est un homme d’expérience.

– Je présume, mon cousin, que si l’on vous offrait le commandement de l’armée, vous ne seriez point de cet avis-là.

– Si mon roi que je respecte, et auquel je dois obéir, m’ordonnait de prendre le commandement de l’armée, je le prendrais ; mais s’il se contentait de me l’offrir, je le porterais à Son Éminence, en lui disant : Faites-moi une part égale à celle de M. de Bassompierre, de Bellegarde, de Guise et de Créqui, et je serai trop heureux.

– Peste, M. d’Angoulême, dit Bassompierre, je ne vous savais pas si modeste.

– Je suis modeste quand je me juge, maréchal, et orgueilleux quand je me compare.

– Et toi, Louis, voyons, pour qui seras-tu ? Pour le cardinal, pour MONSIEUR, ou pour toi ? Quant à moi, je déclare qu’à ta place je nommerais MONSIEUR.

– Et pourquoi cela ? fou.

– C’est parce qu’ayant été malade tout le temps du siège de la Rochelle, il aurait peut-être l’idée de prendre sa revanche en Italie. Peut-être les pays chauds conviennent-ils mieux à ton frère que les pays froids.

– Pas quand il y fait trop chaud, dit Baradas.

– Ah ! tu te décides à parler, dit le roi.

– Oui, répliqua Baradas, quand je trouve quelque chose à dire.

– Pourquoi ne piques-tu pas ?

– Mais parce que j’ai les mains propres, et que je ne veux pas sentir mauvais.

– Tiens ! dit Louis XIII, tirant un flacon de sa poche, voilà de quoi te parfumer.

– Qu’est-ce ? demanda Baradas.

– De l’eau de Naffe.

– Vous savez que je la déteste, votre eau de Naffe.

Le roi s’approcha de Baradas et lui jeta au visage quelques gouttes de l’eau contenue dans son flacon.

Mais, à peine l’eau eut-elle touché le jeune homme, qu’il bondit, sur le roi, lui arracha le flacon des mains et le brisa sur le plancher.

– Ah ! messieurs, dit le roi en pâlissant, que feriez-vous si un page se rendait coupable envers vous d’une insulte pareille à celle que ce petit coquin s’est permise à mon égard ?

On se tut.

Bassompierre seul, incapable de retenir sa langue, dit :

– Sire, je le ferais fouetter.

– Ah ! vous me feriez fouetter, monsieur le maréchal, dit Baradas exaspéré.

Et tirant son épée malgré la présence du roi, il s’élança sur le maréchal.

Le duc de Guise et le duc d’Angoulême le retinrent.

– Monsieur Baradas, comme il est défendu, sous peine d’avoir le poing coupé, de tirer l’épée devant le roi, vous permettrez que je me tienne dans le respect que je lui dois ; mais, comme vous méritez une leçon, je vais vous la donner. Georges, une lardoire.

Et prenant des mains de l’écuyer une lardoire :

– Lâchez M. Baradas, dit Bassompierre.

On lâcha Baradas qui, malgré les cris du roi, se jeta furieux sur le maréchal. Mais le maréchal était un vieil escrimeur qui, s’il n’avait pas beaucoup tiré l’épée contre l’ennemi, l’avait plus d’une fois tirée contre ses amis ; de sorte qu’avec une adresse parfaite, sans se lever du fauteuil où il était assis, il para les coups que lui portait le favori, et profitant du premier jour qu’il trouva, lui enfonça sa lardoire dans l’épaule et l’y laissa.

– Là, dit-il, mon petit jeune homme, cela vaut encore mieux que le fouet, et vous vous en souviendrez plus longtemps.

En voyant le sang rougir la manche de Baradas, le roi poussa un cri.

– M. de Bassompierre, dit-il, ne vous présentez jamais devant moi.

Le maréchal prit son chapeau.

– Sire, dit-il, Votre Majesté me permettra d’en appeler de cet arrêt.

– À qui ? demanda le roi.

– À Philippe éveillé.

Et tandis que le roi criait ; – Bouvard ! que l’on m’aille chercher Bouvard ! Bassompierre sortait haussant les épaules, saluant de la main le duc d’Angoulême et le duc de Guise, en murmurant :

– Lui, le fils de Henri IV ? Jamais !…

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