Le Comte de Moret – Tome II

XV

TU QUOQUE, BARADAS !

Lorsque Louis XIII sortit de son oratoire, il trouva l’Angély qui, les bras croisés sur la table, la tête posée sur les bras, dormait ou faisait semblant de dormir.

Il le regarda un instant avec une mélancolie profonde ; et cet esprit incomplet et égoïste, qui cependant de temps en temps était illuminé par des éclairs instinctifs du vrai et du juste, que n’avait pu complétement éteindre la mauvaise éducation qu’il avait reçue, fut pris d’une grande compassion pour ce compagnon de sa tristesse, qui s’était dévoué à lui, non pas pour l’égayer, comme faisaient les autres fous près des rois ses prédécesseurs, mais pour parcourir avec lui tous les cercles de cet enfer monotone au ciel sombre, appelé l’ennui.

Il se rappela l’offre qu’il lui avait faite, et qu’avec son insouciance ordinaire l’Angély avait non pas refusée, mais éludée ; il se rappela le désintéressement et la patience avec lesquels l’Angély subissait tous les caprices de sa mauvaise humeur, son dévouement désintéressé au milieu des tendresses ambitieuses et des amitiés rapaces dont il était entouré ; et, cherchant autour de lui un encrier, une plume et du papier, il écrivit, avec tous les renseignements et les formules nécessaires, ce bon de trois mille pistoles qui devait faire le pendant de celui de Baradas.

Et il le lui glissa dans la poche en prenant toutes sortes de soins pour ne pas le réveiller. Puis, rentrant dans sa chambre à coucher, il se fit jouer du luth pendant une heure par ses ménétriers, appela Beringhen, se fit mettre au lit et, une fois au lit, envoya chercher Baradas pour venir causer avec lui.

Baradas arriva tout joyeux : il venait de compter, de recompter, d’empiler et de rempiler ses trois mille pistoles.

Le roi le fit asseoir sur le pied de son lit et d’un air de reproche :

– Pourquoi as-tu l’air si gai que cela, Baradas ? lui demanda-t-il.

– J’ai l’air si gai que cela, répondit celui ci, parce que je n’ai aucun motif d’être triste, et que, au contraire, j’ai une cause d’être joyeux.

– Quelle cause ? demanda Louis XIII en soupirant.

– Mais Votre Majesté oublie donc qu’elle m’a régalé de trois mille pistoles !

– Non, je m’en souviens, au contraire.

– Eh bien, ces trois mille pistoles, je dois dire à Votre Majesté que je n’y comptais pas.

– Pourquoi n’y comptais-tu pas ?

– L’homme propose, Dieu dispose.

– Mais quand l’homme est roi ?

– Cela n’empêche pas Dieu d’être Dieu !

– Eh bien.

– Eh bien, Sire, à mon grand étonnement, j’ai été payé à vue, rubis sur l’ongle. Peste ! M. Charpentier est, à mon avis, un bien plus grand homme que M. La Vieuville, qui vous répond quand on lui demande de l’argent : « Je nage, je nage, je nage. »

– De sorte que tu as les trois mille pistoles.

– Oui, Sire.

– Et que te voilà riche.

– Eh, eh !

– Qu’en vas-tu faire ? tu vas, en mauvais chrétien, les dépenser comme l’enfant prodigue, au jeu et avec des femmes.

– Sire, dit Baradas, prenant son air hypocrite, Votre Majesté sait que je ne joue jamais.

– Tu me l’as dit, du moins.

– Et que quant aux femmes, je ne puis pas les souffrir.

– Bien vrai, Baradas ?

– C’est-à-dire que c’est ma querelle incessante avec ce mauvais sujet de Saint-Simon, à qui je montre sans cesse l’exemple de Votre Majesté.

– La femme, vois-tu, Baradas, elle a été créée pour la perte de notre âme ; la femme n’a pas été séduite par le serpent ; la femme, c’est le serpent lui-même.

– Oh ! que c’est bien dit, cela, Sire, et comme je vais retenir cette maxime pour l’écrire dans mon livre de messe.

– À propos de messe… dimanche dernier, j’avais les yeux sur toi, et tu m’as paru distrait, Baradas.

– Cela a semblé à Votre Majesté, parce que le hasard a fait que mes yeux se tournaient du même côté que les siens, du côté de Mlle de Lautrec.

Le roi se mordit les moustaches, et changeant la conversation :

– Voyons, demanda-t-il, que comptes-tu faire de ton argent ?

– Si j’en avais trois ou quatre fois autant, j’en ferais des œuvres pieuses, répondit le page ; je le consacrerais à la fondation d’un couvent ou à l’érection d’une chapelle ; mais n’ayant qu’une somme restreinte…

– Baradas, je ne suis pas riche, dit le roi.

– Je ne me plains pas, Sire, et me tiens pour très heureux, au contraire ; seulement, je dis : N’ayant qu’une somme restreinte, j’en donnerai d’abord moitié à ma mère et à mes sœurs.

– Puis, continua Baradas, je diviserai les quinze cents pistoles restantes en deux parts sept cent cinquante serviront à m’acheter deux bons chevaux de campagne pour suivre Votre Majesté à la guerre d’Italie, à louer et à habiller un laquais, à acheter des armes.

À chaque proposition de Baradas, le roi avait applaudi.

– Et des sept cent cinquante restant que feras-tu ?

– Je les garderai comme argent de poche et comme réserve. Dieu merci, Sire, continua Baradas en levant les yeux au ciel, les bonnes actions, à faire ne manquent pas, et sur toutes les routes on rencontre des orphelins à secourir et des veuves à consoler.

– Embrasse-moi, Baradas, embrasse-moi, dit le roi touché jusqu’aux larmes ; emploie ton argent comme tu le dis, mon enfant, et je veillerai à ce que ton petit trésor ne s’épuise pas.

– Sire, dit Baradas, vous êtes grand, magnifique, sage comme le roi Salomon, et vous possédez sur lui cet avantage, aux yeux du Seigneur, de n’avoir point trois cents femmes et huit cents…

– Qu’en ferais-je, Seigneur !… s’écria le roi, épouvanté à cette seule idée, en levant les bras au ciel. Mais cette conversation seule est un péché, Baradas, car elle présente à l’esprit des idées et même des objets que réprouvent la morale et la religion.

– Votre Majesté a raison, dit Baradas ; veut-elle que je lui fasse quelque lecture pieuse ?

Baradas savait que c’était la manière la plus prompte d’endormir le roi. Il se leva, alla prendre la Consolation éternelle de Gerson, revint s’asseoir, non pas sur le lit, mais près du lit, et, d’une voix pleine de componction, commença sa lecture.

À la troisième page, le roi dormait profondément.

Baradas se leva sur la pointe des pieds, remit le livre à sa place, gagna sans bruit la porte, sans bruit l’ouvrit et la referma, et alla reprendre avec Saint-Simon sa partie de dés interrompue.

Le lendemain à dix heures le roi sortait du Louvre en carrosse, et à dix heures un quart il entrait dans ce cabinet vert où, depuis deux jours, tant de choses qu’il ne soupçonnait même pas, ou qu’il envisageait forcément, lui étaient apparues sous leur véritable point de vue.

Il y trouva Charpentier qui l’attendait.

Le roi était pâle, fatigué, abattu.

Il demanda si les rapports étaient arrivés.

Charpentier répondit que le P. Joseph étant rentré dans son couvent, il n’y aurait point de rapport de ce côté ; mais seulement de la part de Souscarrières et de Lopez.

Ces rapports sont-ils arrivés ? demanda le roi.

– J’ai eu l’honneur de dire à Sa Majesté, répondit Charpentier, que sachant que c’était à Sa Majesté elle-même qu’ils-avaient à faire aujourd’hui, MM. Lopez et Souscarrières ont dit qu’ils apporteraient leurs rapports eux-mêmes. Le roi se contentera de lire leurs rapports ou les fera appeler s’il désire de plus amples éclaircissements.

– Et les ont-ils apportés ?

– M. Lopez est là avec le sien ; mais, pour laisser tout le temps à Sa Majesté de causer avec lui et d’ouvrir la correspondance de M. le cardinal, je n’ai donné rendez-vous à M. Souscarrières qu’à midi.

– Faites entrer Lopez.

Charpentier sortit et quelques secondes après annonça don Ildefonse Lopez.

Lopez entra le chapeau à la main, et saluant jusqu’à terre.

– C’est bien, c’est bien, monsieur Lopez, dit le roi, je vous connais depuis longtemps, et vous me coûtez cher.

– Comment cela, Sire ?

– N’est-ce pas chez vous que la reine a acheté ses bijoux ?

– Oui, Sire.

– Eh bien, avant-hier encore, la reine m’a demandé vingt mille livres pour le rassortiment d’un fil de perles, rassortiment qu’elle a fait chez vous.

Lopez se mit à rire, et en riant montra des dents qu’il eût pu faire passer pour des perles.

– De quoi riez-vous ? demanda le roi.

– Sire, dois-je vous parler à vous comme je parlerais à M. le cardinal ?

– Parfaitement.

– Eh bien, il y a dans le rapport que je faisais aujourd’hui à Son Éminence un paragraphe consacré à ce fil de perles, on plutôt à ses conséquences.

– Lisez-moi ce paragraphe.

– Je suis aux ordres du roi ; mais Votre Majesté ne comprendrait rien à ma lecture si je ne lui donnais quelques explications préparatoires.

– Donnez.

– Le 22 décembre dernier, S. M. la reine se présenta, en effet, chez moi, sous le prétexte de rassortir un fil de perles.

– Sous le prétexte, avez-vous dit ?

– Sous le prétexte, oui, Sire.

– Quel était donc le but réel ?

– De se rencontrer avec l’ambassadeur l’Espagne, M. le marquis de Mirabel, qui devait se trouver là, par hasard.

– Par hasard ?

– Sans doute, Sire, c’est toujours par hasard que S. M. la reine rencontre le marquis de Mirabel, qui a reçu défense de se présenter au Louvre autrement que les jours de réception, ou les jours où il y serait mandé.

– C’est moi qui, sur le conseil du cardinal, ai fait donner cet ordre.

– Il faut donc que S. M. la reine, quand elle a quelque chose à dire à l’ambassadeur du roi son frère, et quelque chose à entendre de lui, le rencontre, par hasard, puisqu’elle ne peut plus le voir autrement.

– Et c’est chez vous que cette rencontre, se fait ?

– Avec autorisation du cardinal.

– De sorte que la reine s’est rencontrée avec l’ambassadeur d’Espagne.

– Oui, sire.

– Et ils ont eu une longue conférence ?

– Ils ont échangé quelques paroles seulement.

– Il faudrait savoir quelles étaient ces paroles.

– M. le cardinal le sait déjà.

– Mais moi je ne le sais pas. M. le cardinal était fort discret.

– C’est-à-dire qu’il ne voulait pas tourmenter inutilement Votre Majesté.

– Et quelles sont ces paroles ?

– Je ne puis dire à Votre Majesté que celles qui ont été entendues de mon tailleur de diamants.

– Il connaît donc l’espagnol ?

– Je le lui ai fait apprendre sur l’ordre de M. le cardinal ; mais tout le monde croit qu’il ne l’entend pas, de sorte que personne ne se défie de lui.

– Ils ont dit ?

– L’AMBASSADEUR : Votre Majesté a-t-elle reçu, par l’intermédiaire du gouvernement de Milan et par les soins de M. le comte de Moret, une lettre de son illustre frère ?

– LA REINE : Oui, monsieur.

– Votre Majesté a-t-elle réfléchi à son contenu ?

– J’y ai réfléchi déjà, j’y réfléchirai encore, et je vous ferai réponse.

– Par quel moyen ?

– Par le moyen d’une boîte, qui sera censée contenir des étoffes, et qui contiendra cette petite naine que vous voyez jouant avec Mme de Bellier et Mlle de Lautrec.

– Vous croyez pouvoir vous y fier ?

– Elle m’a été donnée par ma tante Claire-Eugénie, infante des Pays-Bas, qui est toute dans l’intérêt de l’Espagne.

– Dans l’intérêt de l’Espagne ! répéta le roi ; ainsi tout ce qui m’entoure est dans l’intérêt de l’Espagne, c’est-à-dire de mes ennemis : et cette petite naine ?

– On l’a apportée dans sa boîte, et comme elle parle très bien l’espagnol, elle a dit à Mme de Mirabel : « Madame, ma maîtresse m’a dit qu’elle prenait en considération le conseil que lui avait donné son frère, et que si la santé du roi continuait à empirer, elle aviserait à ne point être prise au dépourvu. »

– À ne point être prise au dépourvu, répéta le roi.

– Nous n’avons pas compris ce que cela voulait dire, Sire, dit Lopez, en baissant la tête.

– Je le comprends, moi, dit le roi en fronçant le sourcil ; c’est tout ce qu’il faut. Et la reine ne vous a pas fait dire en même temps qu’elle allait être en mesure pour les perles qu’elle vous a achetées ?

– J’en suis payé, Sire, dit Lopez.

– Comment, vous êtes payé ?

– Oui, Sire.

– Et par qui ?

– Par M. Particelli.

– Particelli, le banquier italien ?

– Oui.

– Mais on m’a dit qu’il avait été pendu.

– C’est vrai, c’est vrai, dit Lopez ; mais avant de mourir il a cédé sa banque à M. d’Émery, un bien honnête homme.

– En tout, murmura Louis XIII, en tout ! On me vole et l’on me trompe en tout. Et la reine n’a pas revu M. de Mirabel ?

– La reine régnante, non ; la reine-mère, si.

– Ma mère ! et quand cela ?

– Hier.

– Dans quel but ?

– Pour lui annoncer que M. le cardinal était renversé, que M. de Bérulle le remplaçait, et que Monsieur était nommé lieutenant-général, et qu’il pouvait, par conséquent, écrire au roi Philippe IV ou au comte-duc que la guerre d’Italie n’aurait pas lieu.

– Comment ! que la guerre d’Italie n’aurait pas lieu ?

– Ce sont les propres paroles de Sa Majesté.

– Oui, je comprends, on laissera cette armée-ci comme la première, sans solde, sans vivres, sans vêtements. Oh ! les misérables, les misérables ! s’écria le roi, pressant son front entre ses deux mains. Avez-vous encore autre chose à me dire ?

– Des choses peu importantes, Sire. M. Baradas est venu ce matin à la maison acheter des bijoux.

– Quels bijoux ?

– Un collier, un bracelet, des épingles à cheveux.

– Pour combien ?

– Pour trois cents pistoles.

– Qu’avait-il à faire de collier, de bracelet, d’épingles à cheveux.

– Probablement pour quelque maîtresse, Sire.

– Hein ! fit le roi, hier soir encore, il me disait qu’il détestait les femmes ; et puis ?

– C’est tout, Sire.

– Résumons. La reine Anne et M. de Mirabel : si mon état empire, elle avisera à ne pas être prise au dépourvu. La reine-mère et M. de Mirabel : M. de Mirabel peut écrire à S. M. Philippe IV que, M. de Bérulle remplaçant M. de Richelieu, et mon frère étant lieutenant-général, la guerre d’Italie n’aura pas lieu ! Enfin M. Baradas, achetant des colliers, des bracelets, des épingles à cheveux avec l’argent que je lui ai donné. – C’est bien, monsieur Lopez, je sais de votre côté tout ce que je voulais savoir ; continuez à me bien servir ou à bien servir M. le cardinal, ce qui est la même chose, et ne perdez pas un mot de ce qui se dira chez vous.

– Votre Majesté voit que je n’ai pas besoin de recommandation.

– Allez, monsieur Lopez, allez, j’ai hâte d’en finir avec toutes ces trahisons ; dites, en vous en allant, qu’on m’envoie M. Souscarrières, s’il est là.

– Me voilà, Sire, dit une voix.

Et Souscarrières parut sur le seuil de la porte, le chapeau à la main, le jarret plié, le coup-de-pied en avant, perdant par la façon dont il se tenait plié, la moitié de sa taille.

– Ah ! vous écoutiez, monsieur, dit le roi.

– Non, Sire, mon zèle est si grand pour Votre Majesté que j’ai deviné qu’elle désirait me voir.

– Ah ! ah ! et avez-vous beaucoup de choses intéressantes à me dire.

– Mon rapport ne date que de deux jours, Sire.

– Dites-moi ce qui s’est passé depuis deux jours.

– Avant-hier, Monsieur, l’auguste frère de Votre Majesté, a pris une chaise et s’est fait conduire chez l’ambassadeur du duc de Lorraine et chez l’ambassadeur d’Espagne.

– Je sais ce qu’il y allait faire, continuez.

– Hier, vers onze heures, Sa Majesté la reine-mère a pris une chaise et s’est fait conduire au magasin de Lopez, en même temps que M. l’ambassadeur d’Espagne prenait aussi une chaise et s’y faisait conduire de son côté.

– Je sais ce qu’ils avaient à se dire ; continuez.

– Hier, M. Baradas a pris une chaise au Louvre et s’est fait conduire place Royale, chez M. le cardinal. Il est monté, et, cinq minutes après, est descendu avec un sac d’argent très lourd.

– Je sais cela.

– De la porte de M. le cardinal, il a gagné à pied la porte voisine.

– Quelle porte ? demanda virement le roi.

– Celle de Mlle de Lorme.

– Celle de Mlle de Lorme ?… et est-il entré chez Mlle de Lorme ?

– Non, Sire, il s’est contenté de frapper à la porte. Un laquais est venu ouvrir, M. Baradas lui a remis une lettre.

– Une lettre !

– Oui, Sire ; puis la lettre remise, il est remonté en chaise et s’est fait reconduire au Louvre. Ce matin, il est sorti de nouveau.

– Oui, il s’est fait conduire chez Lopez, y a acheté des bijoux, et de là… de là oui est-il allé ?

– Il est rentré au Louvre, Sire, en commandant une chaise pour toute la nuit.

– Avez-vous autre chose à me dire ?

– Sur qui, Sire ?

– Sur M. Baradas.

– Non, Sire.

– Bien, allez.

– Mais, Sire, j’aurais à vous parler de Mme de Fargis.

– Allez.

– De M. de Marcillac.

– Allez.

– De Monsieur.

– Ce que je sais me suffit. Allez.

– Du blessé Étienne Latil, qui s’est fait conduire chez M. le cardinal à Chaillot.

– Peu m’importe. Allez.

– En ce cas, Sire, je me retire.

– Retirez-vous.

– Puis-je, en me retirant, emporter l’espérance que le roi est content de moi ?

– Trop content !

Souscarrières salua et sortit à reculons.

Le roi n’attendit pas même qu’il fût sorti pour frapper deux coups sur le timbre.

Charpentier accourut.

– Monsieur Charpentier, dit le roi, quand M. le cardinal avait affaire à Mlle de Lorme, comment faisait-il pour l’appeler ?

– C’était bien simple, dit Charpentier.

Et Charpentier poussa le ressort, fit jouer sur ses gonds la porte secrète, tira la sonnette qui se trouvait entre les deux portes, et se retournant vers le roi.

– Si Mlle de Lorme est chez elle, dit-il, elle va venir à l’instant même ; dois-je refermer la porte ?

– Inutile.

– Sa Majesté désire-t-elle être seule, ou veut-elle que je reste ?

– Laissez-moi seul.

Charpentier se retira. Quant à Louis XIII il resta debout et impatient en face du passage secret.

Au bout de quelques secondes, un pas léger se fit entendre ; mais quelque léger qu’il fût, l’oreille tendue du roi le recueillit.

– Ah ! dit-il, je vais enfin savoir si c’est vrai !

À peine avait-il achevé que la porte s’ouvrit et que Marion, vêtue d’une robe de satin blanc, avec un simple fil de perles au cou, une forêt de boucles noires tombant sur ses rondes et blanches épaules, apparut dans tout l’éclat de sa beauté de dix huit ans.

Louis XIII, quoique peu accessible à la beauté des femmes, recula ébloui.

Marion entra, fit une révérence adorable, où le respect était habilement mêlé à la coquetterie, et les yeux baissés, modeste comme une pensionnaire :

– Mon roi, devant lequel je n’espérais point avoir l’honneur de paraître, dit-elle, me fait appeler ; c’est à genoux que je dois écouter ses paroles, c’est à ses pieds que je dois recevoir ses ordres.

Le roi balbutia quelques mots sans suite qui donnèrent le temps à Marion de jouir du triomphe qu’elle venait d’obtenir.

– Impossible, dit le roi, impossible, je me trompe ou l’on me trompe, vous n’êtes pas Mlle Marie de Lorme.

– Hélas, Sire, je suis tout simplement Marion.

– Alors, si vous êtes… Marion…

Marion s’inclina, les yeux baissés avec une humilité parfaite.

– Si vous êtes Marion, continua le roi, vous avez dû recevoir hier une lettre ?

– J’en reçois beaucoup tous les jours, Sire, dit la courtisane en riant.

– Une lettre qui vous a été apportée entre-cinq et six heures ?

– Entre cinq et six heures, Sire, j’ai reçu quatorze lettres.

– Les avez-vous conservées ?

– J’en ai brûlé douze ; j’ai gardé la treizième sur mon cœur ; la quatorzième, la voilà !

– C’est son écriture ! s’écria le roi.

Et il tira vivement la lettre des mains de Marion.

Puis se tournant et la retournant :

– Elle n’est pas décachetée ; dit-il.

– Elle vient de quelqu’un qui approche le roi, et sachant que j’aurais peut-être le suprême honneur de voir le roi aujourd’hui, je me suis fait un devoir de rendre à Sa Majesté cette lettre telle que je l’avais reçue.

Le roi regarda Marion avec étonnement, puis la lettre avec dépit.

– Ah ! dit-il, je voudrais bien, savoir ce qu’il y a dans cette lettre ?

– Il y a un moyen, c’est de la décacheter.

– Si j’étais lieutenant de police, dit Louis XIII, je ferais cela ; mais je suis roi.

Marion lui prit doucement la lettre des mains.

– Mais, comme elle m’est adressée, à moi, je puis la décacheter.

Et la décachetant, en effet, elle rendit la lettre à Louis XIII.

Louis XIII hésita encore un instant ; mais tous les sentiments mauvais qui conseillent un cœur passionné l’emportant sur ce mouvement éphémère de délicatesse, il lut à demi-voix, baissant le ton au fur et à mesure qu’il avançait dans sa lecture.

Le contenu de la lettre, nous devons l’avouer, n’était pas fait pour rendre à Louis XIII cette bonne humeur dont l’expression, du reste, si elle y était apparue, n’avait jamais séjourné sur son visage pendant plus de quelques minutes.

Voici le contenu de cette lettre :

« Belle Marion,

« J’ai vingt ans ; quelques femmes ont déjà eu la bonté, non-seulement de me dire que j’étais joli garçon, mais encore de faire tout ce qu’il fallait pour que je ne doutasse pas que c’était leur opinion. De plus, je suis le favori très-favorisé du roi Louis XIII, qui, tout ladre qu’il soit, vient de me faire, je ne sais par quelle inspiration, cadeau de trois mille pistoles. Mon ami Saint-Simon m’assure que vous êtes non-seulement la plus belle, mais la meilleure fille du monde. Eh bien, il s’agit de manger à nous deux, en un mois, les trente mille livres que mon imbécile de roi m’a données. Mettons dix mille livres pour les robes et les bijoux, dix mille livres pour les chevaux et les carrosses, et les dernières dix mille livres pour les bals et le jeu. – Cette proposition vous convient-elle, dites-moi oui, et j’accours avec mon sac ; vous déplaît-elle répondez-moi non, et, mon sac-au cou, je cours me jeter à la rivière.

« Vous dites oui, n’est-ce ? car vous ne voudriez pas être cause de la mort d’un pauvre garçon qui n’a commis d’autre crime que de vous aimer éperdûment sans avoir eu l’honneur de vous voir jamais.

« En attendant demain soir, mon sac et moi sommes à vos pieds.

« Votre tout dévoué,

« BARADAS. »

Louis avait lu les dernières lignes d’une voix tremblante et qui fût demeurée inintelligible, eût-il parlé assez, haut pour être entendu.

Les derniers mots lus, ses bras se détendirent, la main qui tenait la lettre tomba à la hauteur du genou, son visage pâlit jusqu’à la lividité, ses yeux se levèrent au ciel, empreints du plus profond désespoir, et de même que César, qui avait paru sentir à peine les coups de poignard des autres conjurés, s’écria en se voyant frapper par la seule main qui lui fût chère : Tu quoque, Brute, – Louis XIII, avec un accent lamentable s’écria :

– Et toi aussi, Baradas !

Et sans regarder davantage Marion de Lorme, sans paraître s’apercevoir qu’elle fût là, le roi jeta, sans l’agrafer, son manteau sur son épaule, mit son feutre sur sa tête, et, du plat de la main, l’enfonça jusqu’aux yeux, descendit l’escalier, et à pas précipités, s’élança dans sa voiture, dont un laquais lui tenait la portière ouverte, en criant au cocher :

– À Chaillot !

Quant à Marion, qui, en voyant le roi faire cette curieuse sortie, avait couru à la fenêtre, et, en écartant le rideau, l’avait vu s’élancer dans son carrosse, elle demeura un instant immobile après la voiture disparue ; puis, avec ce sourire malin et railleur qui n’appartenait qu’à elle :

– Décidément, dit-elle, j’aurais mieux fait de venir en page.

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