Le Comte de Moret – Tome II

XIV

CE QUE PENSE l’ANGÉLY DES COMPLIMENTS DU DUC DE SAVOIE.

Le roi Louis XIII était ivre de joie ; c’était la seconde fois en moins d’une année qu’il méritait le titre de Victorieux, et qu’il faisait son entrée triomphale dans une ville soumise par la force de ses armes.

Ainsi, tout ce que lui avait promis le cardinal s’était accompli, et la dernière chose aussi exactement que les autres, car il lui avait promis que, le 7 mars, il coucherait à Suze, et il y couchait.

Mais le cardinal, qui avait le secret de toutes choses et qui voyait plus loin que le roi, était moins tranquille que lui.

Il savait, ce que Louis XIII savait aussi, mais ce que l’heureuse réussite de la journée lui avait fait oublier, que le combat avait épuisé à peu près tout ce que l’armée avait de munitions.

Il savait, chose que le roi ne savait pas, que les vivres manquaient à l’armée, et que les mauvais temps et la difficulté des chemins ne permettaient pas aux commissaires d’en faire venir.

Il savait que Cazal était fort pressé par les Espagnols, et que si le duc de Savoie persistait dans son système d’hostilités, et, chose facile avec notre manque de munitions, nous retenait seulement huit ou dix jours sur le chemin de Cazal, réduit à la dernière extrémité malgré l’héroïsme de Guron, qui y commandait, et malgré le dévouement des habitants, qui s’étaient joints à la garnison pour défendre la ville, celle-ci serait peut-être forcée d’ouvrir ses portes aux Espagnols. Les dernières nouvelles de Cazal annonçaient, en effet, qu’après y avoir mangé les chevaux, les chiens et les chats, on n’était arrivé à faire la chasse à ces animaux immondes que l’on ne mange que pendant le fléau des grandes famines.

Aussi, pendant la soirée où Louis XIII avait convié tous ses maréchaux, ses généraux et ses officiers supérieurs, s’approcha-t-il du roi et lui demanda-t-il si, la soirée finie, la fatigue que devait éprouver Sa Majesté ne l’empêcherait pas de l’entretenir quelques instants.

Le roi, qui paraissait presque aussi gai que le jour où il fit tuer le maréchal d’Ancre, répondit :

– Comme chaque fois que Votre Éminence m’entretient, c’est du bien de l’État et de la gloire de ma couronne, je suis et je serai toujours prêt à lui accorder l’audience qu’elle me demandera.

Et en effet, lorsque la soirée fut finie, le roi, bien abreuvé de louanges, vint au cardinal :

– Et maintenant, mon Éminence, à nous deux, dit il en s’asseyant et en montrant un siége au cardinal.

Le cardinal s’assit sur l’ordre du roi et après le roi.

– Parlez, je vous écoute, dit Louis XIII.

– Sire, dit le cardinal, je crois que Votre Majesté a eu aujourd’hui toute satisfaction comme réparation à l’injure qui lui avait été faite, et que le désir d’une gloire inutile ne la poussera pas à continuer une guerre que peut immédiatement terminer une paix glorieuse.

– Mon cher cardinal, dit le roi, en vérité je ne vous reconnais plus ; vous avez voulu la guerre, la guerre malgré tout le monde, et voilà qu’à peine nous sommes en campagne vous proposez la paix.

– Que vous importe, Sire, que la paix vienne tôt ou tard, si elle arrive avec tous les avantages que nous espérions ?

– Mais que dira l’Europe de nous avoir vu faire tant de bruit et de menaces pour nous arrêter après un seul combat ?

– L’Europe dira, Sire, et ce sera la vérité, que ce combat a été si glorieux et si décisif qu’il a suffi pour décider du succès de toute la campagne.

– Mais encore, pour accorder la paix, il faudrait qu’on nous la demandât.

– Il est beau au vainqueur de la proposer.

– Comment, monsieur le cardinal, vous n’attendez pas même qu’on nous la demande ?

– Sire, vous avez un si bon prétexte de faire les premières avances.

– Lequel ?

– Dites que c’est en considération de la princesse Christine, votre sœur.

– Tiens, c’est vrai, dit le roi, j’oublie toujours que j’ai une famille ; il est vrai, ajouta-t-il avec amertume, que ma famille prend soin de m’en faire souvenir. Vous pensez donc ?…

– Je pense, Sire, que la guerre est une cruelle nécessité, et qu’appartenant à une Église qui abhorre le sang, il est de mon devoir d’en laisser répandre le moins possible. Or, tout vous est permis, Sire, après une journée si glorieuse, et le Dieu des armées est aussi le Dieu de la miséricorde et de la clémence.

– Comment présenterez-vous la chose à Sa M. le roi des Marmottes, dit le roi en employant le titre dont s’était servi Henri IV après la conquête de la Bresse, du Bugey, du Valromay et du comté de Gex.

– C’est bien facile, Sire ; j’écrirai au nom de Votre Majesté au duc de Savoie que vous lui laissez encore le choix de la paix ou de la guerre ; que s’il préfère la guerre, nous continuerons de le battre comme nous avons fait aujourd’hui, et comme votre auguste père a fait dans le passé ; que si, au contraire, il choisit la paix, nous traiterons avec lui sur les mêmes bases qu’avant la victoire ; c’est-à-dire qu’il accordera passage aux troupes de France, leur fournira des étapes et contribuera de tout son pouvoir à secourir Cazal, en donnant des vivres et des munitions de guerre, que le roi paiera aux prix des trois derniers marchés ; que le duc de Savoie laissera passer à l’avenir, par quelque endroit de son pays que ce puisse être, les troupes et tout le matériel de guerre qui seraient jugés nécessaires à la défense de Montferrat, dans le cas où le Montferrat serait attaqué ou que l’on craigne avec raison qu’il ne le soit ; que pour sécurité de l’exécution de ces deux derniers articles, le duc de Savoie remettra la citadelle de Suze et le château de Gélasse entre les mains de Sa Majesté, et qu’il y sera laissé une garnison de Suisses, commandée par un officier nommé par vous, Sire.

– Mais lui, le Savoyard, demandera naturellement quelque chose en échange de tout cela.

– Nous irons, si vous le voulez bien, Sire, au-devant de sa demande, nous offrirons de lui faire céder par le duc de Mantoue, en dédommagement des droits de la maison de Savoie sur le Montferrat, la propriété de la ville de Trino avec quinze mille écus d’or de revenus.

– Nous la lui avons déjà offerte, et il a refusé.

– Nous n’étions pas à Suze, Sire, et nous y sommes, et grâce à vous, ce que je n’oublierai jamais. Sire, ce qu’il ne faut oublier jamais ce n’est point mon dévouement sans péril pour Votre Majesté, c’est le courage des braves soldats qui ont combattu sous vos yeux, c’est la valeur des chefs qui les ont conduits au combat.

– Si j’avais le malheur d’oublier, Votre Éminence me ferait souvenir.

– Ainsi, ma proposition est acceptée ?

– Mais qui enverra-t-on ?

– Le maréchal de Bassompierre ne semble-t-il pas à Votre Majesté le meilleur ambassadeur qui se puisse choisir pour une pareille affaire.

– À merveille.

– Eh bien, Sire, il partira demain matin, pour mettre sous les yeux du duc l’ensemble du traité ; quant aux articles secrets…

– Il y aura donc des articles secrets !

– Il n’y a pas de traité qui n’ait ses articles secrets ; quant aux articles secrets, ils seront débattus directement entre moi et le duc, ou son fils.

– Tout est arrêté ainsi alors !

– Oui, Sire, et avant trois jours, tenez-vous pour certain d’avoir la visite du prince votre beau-frère ou du duc votre oncle.

– C’est vrai, dit le roi, ceux-là aussi sont de ma famille ; mais ils ont sur mes autres parents un grand mérite, c’est de me faire publiquement la guerre. Bonsoir, monsieur le cardinal, vous aussi devez être fatigué et avoir besoin d’une bonne nuit.

Trois jours après, en effet, comme l’avait prédit le cardinal, Victor-Amédée était à Suze et négociait avec le cardinal de Richelieu qui obtint de lui toutes les conditions qu’il avait soumises au roi.

Quant aux articles secrets, ils furent accordés comme les autres.

« Le duc de Savoie s’engageait à faire entrer avant quatre jours mille charges de blé, de froment et cinq cents de vin à Cazal.

« De son côté, à la condition que ces obligations seraient remplies, il fut convenu que les troupes du roi de France n’avanceraient point au delà de Bunolunga, petite place située entre Suze et Turin, chose, disait le traité, que Sa Majesté veut bien accorder à la prière de M. le prince de Piémont, afin de donner le temps aux Espagnols de lever d’eux-mêmes le siége de Cazal. »

« Enfin, en échange de la ville de Trino, Charles-Emmanuel rendrait au duc de Mantoue Albe et Montcalvo, dont il s’était emparé. »

Huit jours après la conclusion du traité, don Gonzalès de Cordoue levait de lui-même le siége de Cazal, et l’honneur castillan était sauvé.

Le 31 mars et le 1er avril, le traité fut ratifié par le duc de Savoie et par le roi Louis XIII.

Il est vrai qu’il devait en être de ce traité comme de ceux du duc de Lorraine.

Un jour, Guillaume III racontait que, s’entretenant avec Charles IV, duc de Lorraine, sur la bonne foi que chacun des contractants devait mettre à exécuter un traité, ce prince lui répondit en riant :

– Est-ce que vous comptez sur un traité, vous ?

– Mais oui, répondit naïvement Sa Majesté britannique.

– Eh bien, répliqua le duc Charles, quand il vous plaira, je vous ouvrirai un grand coffre plein de traités que j’ai faits sans en exécuter un seul !

Or, Charles-Emmanuel en avait à peu près autant dans son coffre, et ce n’était qu’un de plus qu’il y ajoutait, avec l’intention bien positive de ne point l’exécuter comme les autres.

Il n’en manifesta pas moins le plus vif désir d’embrasser son neveu Louis XIII, si bien qu’il fut résolu entre le duc et le roi qu’une entrevue aurait lieu.

Ce furent d’abord le prince de Piémont et le cardinal de Savoie qui vinrent saluer le roi immédiatement après le traité ; Victor-Amédée amenait sa femme, la princesse Christine, sœur du roi. Louis rendit à sa bonne sœur tous les honneurs possibles et lui fit toutes les amitiés imaginables, enchanté sans doute de prouver qu’il aimait encore mieux la princesse de Piémont, qui venait de lui faire la guerre ostensiblement, que la reine d’Angleterre et la reine d’Espagne, qui pour le moment, se contentaient de conspirer contre lui.

Le duc de Savoie parut le dernier et fut reçu à bras ouverts par son neveu Louis XIII, qui, dès le même jour, résolut de lui rendre sa visite et de le surprendre comme cela se fait de particulier à particulier ; mais Charles-Emmanuel, averti à temps, descendit en toute hâte les escaliers et l’attendit au seuil.

– Mon oncle, dit Louis XIII en l’embrassant j’avais dessein d’aller jusqu’à votre chambre sans que vous le sussiez !

– Vous avez oublié, mon neveu, répondit le duc, que l’on ne se cache pas si facilement quand on est roi de France.

Le roi monta les escaliers côte à côte avec le duc, mais pour arriver à son appartement, il lui fallut passer avec les courtisans et les officiers par une galerie mal soutenue et tremblante.

– Hâtons-nous, mon oncle dit le roi, je ne sais si nous sommes ici en sûreté.

– Hélas, Sire, répondit le duc, je vois bien que tout tremble devant Votre Majesté comme tout plie sous elle.

– Eh bien, fou, dit le roi radieux en se tournant vers l’Angély, que penses-tu des compliments de mon oncle ?

– Ce n’est point à moi qu’il faut demander cela, Sire, dit l’Angély.

– Et à qui donc ?

– Aux deux ou trois mille imbéciles qui se sont fait tuer pour qu’il nous les fît.

L’Angély, dans sa réponse au roi, avait admirablement résumé la situation.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer