Le Comte de Moret – Tome II

XI

LE PAS DE SUZE.

Le comte de Moret, grâce à la route que nous lui avons vu suivre pour traverser avec sécurité le Piémont, et qu’il avait étudié avec une attention toute particulière, pouvait à la fois être un guide fidèle et un intrépide officier.

En effet, à peine la question eut-elle été exposée que, prenant un crayon, il traça sur la carte dressée par M. de Pontis ce sentier qui conduisait de Chaumont à l’auberge des contrebandiers et de l’auberge des contrebandiers au pont de Giavon, puis il s’arrêta pour raconter par quel hasard il avait été forcé de changer de route pour échapper aux bandits espagnols, et comment ce changement de route l’avait conduit à cette portion de sentier de laquelle on pouvait se laisser glisser sur les remparts de Suze adossées à la montagne.

Il fut autorisé à prendre cinq cents hommes avec lui, une troupe plus considérable eût été trop difficile à manœuvrer dans de pareils chemins.

Le cardinal voulait que le jeune prince prît quelques heures de repos, mais celui-ci s’y refusa ; s’il voulait être arrivé à temps pour faire sa diversion au moment de l’attaque, il n’avait pas une minute à perdre.

Il pria le cardinal de lui donner, pour commander sous lui, Étienne Latil, du dévouement et du courage desquels il n’avait point à douter.

C’était combler tous les désirs de celui-ci.

À trois heures la troupe partit sans bruit, chaque homme portait sur lui une journée de vivres.

Nul des cinq cents soldats qui allaient marcher sous les ordres du comte de Moret ne connaissait ce jeune capitaine ; mais lorsqu’on leur eut dit que celui qu’ils avaient pour chef était le fils de Henri IV, ils se pressèrent autour de lui avec des cris de joie, et il fallut qu’à la lueur de deux torches il laissât voir son visage dont la ressemblance avec celui du Béarnais redoubla l’enthousiasme.

À peine les cinq cents hommes du comte de Moret eurent-ils défilé, protégés par une nuit dont l’obscurité ne permettait pas de voir à dix pas devant soi, que le reste de l’armée se mit en mouvement. Le temps était exécrable, la terre était couverte de-deux pieds de neige.

On fit halte cinq cents pas en avant du rocher de Gélasse.

Six pièces de canon de six livres de balles étaient menées au crochet pour forcer la barricade.

Cinquante hommes restaient à la garde du parc d’artillerie.

Les troupes qui devaient donner étaient sept compagnies des gardes, six des Suisses, dix-neuf de Navarre ; quatorze d’Estissac et quinze de Saulx.

Plus les mousquetaires à cheval du roi.

Chaque corps devait jeter devant lui cinquante enfants perdus soutenus de cent hommes, lesquels seraient eux-mêmes soutenus par cinq cents.

Vers six heures du matin, les troupes furent mises en ordre.

Le roi, qui présidait à ces préparatifs, ordonna à un certain nombre de ses mousquetaires de se mêler aux enfants perdus.

Puis il donna l’ordre au sieur de Comminges, précédé d’un trompette, de franchir la frontière et de demander au duc de Savoie passage pour l’armée et la personne du roi.

M. de Comminges partit, mais à cent pas de la première barricade il fut arrêté.

M. le comte de Verrue sortit et vint au-devant de lui.

– Que voulez-vous, monsieur ? demanda le comte de Verrue au parlementaire.

– Nous voulons passer, monsieur, répondit celui-ci.

– Mais, reprit le comte de Verrue, comment voulez-vous passer en amis, ou en ennemis ?

– En amis, si vous nous ouvrez les passages ; en ennemis, si vous les fermez, vu que je suis chargé par le roi, mon maître, d’aller à Suze et de lui préparer un logis, attendu qu’il a le dessein d’y coucher demain.

– Monsieur, répondit le comte de Verrue, le roi, mon maître, tiendrait à grand honneur de loger Sa Majesté ; mais elle vient si grandement accompagnée qu’avant de rien décider, il faut que j’aille prendre les ordres de Son Altesse.

– Bon, dit Comminges, auriez-vous, par hasard, l’intention de nous disputer le passage ?

– J’ai eu l’honneur de vous dire, monsieur, répéta froidement le comte de Verrue, qu’il me faut savoir, premièrement, à ce sujet, l’intention de Son Altesse.

– Monsieur, je vous préviens, dit Comminges, que je vais faire mon rapport au roi.

– Vous pouvez-faire ce qu’il vous plaira, monsieur, répondit le comte de Verrue, vous en êtes parfaitement le maître.

Et sur ce chacun salua l’autre, M. de Verrue retournant dû côté des barricades, et Comminges revenant vers le roi.

– Eh bien, monsieur ? demanda Louis XIII à Comminges.

Comminges raconta son entretien avec le comte de Verrue. Louis XIII écouta sans perdre une parole, et quand Comminges eut fini :

– Le comte de Verrue, dit le roi, a répondu non-seulement en fidèle serviteur, mais en homme d’esprit et qui sait son métier.

En ce moment le roi était sur l’extrême frontière de France, entre les enfants perdus prêts à marcher, et les cinq cents hommes qui devaient les soutenir…

Bassompierre s’approcha de lui, le visage souriant et le chapeau à la main.

– Sire, dit-il, l’assemblée est prête, les violons sont d’accord, les masques sont à la porte ; quand il plaira à Votre Majesté, nous donnerons le ballet.

Le roi le regarda le sourcil froncé.

– Monsieur le maréchal, savez-vous bien que l’on vient de me faire le rapport et que nous n’avons que cinq cents livres de plomb dans le parc de l’artillerie ?

– Bon, Sire, répondit Bassompierre, il est bien temps maintenant de songer à cela ; faut-il que pour un masque qui n’est pas prêt, le ballet ne se danse pas ; laissez-nous faire, et tout ira bien.

– M’en répondez-vous ? fit le roi en regardant fixement le maréchal.

– Sire, ce serait téméraire à moi de cautionner une chose aussi douteuse que la victoire ; mais je vous réponds que nous en reviendrons à notre honneur, ou que je serai mort ou pris.

– Prenez garde si nous sommes battus, monsieur de Bassompierre, je m’en prends à vous.

– Bast ! que peut-il m’arriver de plus que d’être appelé par Votre Majesté le marquis d’Uxelle, mais soyez tranquille, sire, je tâcherai de ne pas mériter une pareille injure. Laissez-moi faire seulement.

– Sire, dit le cardinal, qui se tenait à cheval près du roi, à la mine de M. le maréchal, j’ai bon espoir.

Puis s’adressant à Bassompierre :

– Allez, monsieur le maréchal, allez, lui dit-il, et faites de votre mieux.

Bassompierre alla répondre à M. de Créquy qui l’attendait, mit pied à terre avec MM. Du Créquy et de Montmorency pour charger en tête des tranchées. M. de Schomberg seul resta à cheval ayant la goutte dans le genou.

On marcha ainsi sur le rocher de Gélasse, au pied duquel il fallait passer ; mais on ne sait pourquoi l’ennemi avait abandonné cette position, si forte qu’elle fût, craignant peut-être que ceux qui la défendraient ne fussent coupés et obligés de se rendre.

Mais à peine nos troupes eurent elles dépassé le rocher qu’elles se trouvèrent démasquées, et que le feu commença à la foin de la montagne et de la grande barricade.

À cette première décharge, M. de Schomberg fut blessé d’une mitraille dans les reins.

Bassompierre suivit la vallée et marcha droit sur la demi-lune, qui fermait le pas de Suze, M. de Créquy marchant en tête et côte à côte avec lui.

M. de Montmorency, comme un simple tirailleur, s’élança sur la montagne de gauche, c’est-à-dire sur la crête de Montmoron.

M. de Schomberg se fit attacher sur son cheval, que l’on conduisit par la bride à cause de la difficulté du chemin, et, arrivé sur la montagne, marcha au milieu des enfants perdu ?

On tourna les barricades, et, selon le plan, de M. de Bassompierre, on fusilla leurs défendeurs par derrière, tandis que l’on attaquait en face.

Les Valaisans et les Piémontais se défendirent vaillamment ; Victor-Amédée et son père étaient dans la redoute du cret de Montabon.

Montmorency, avec son impétuosité ordinaire, avait attaqué et emporté la barricade de gauche, et comme son armure le gênait pour marcher à pied, il en avait semé toutes les pièces le long-de la route, et attaqua la redoute en simple justaucorps de buffle et en chausses de velours.

Bassompierre, de son côté, suivait le fond de la vallée, essuyant tout le feu de la demi-lune. Le roi venait ensuite avec son panache blanc, et M. le cardinal en habit de velours feuille-morte brodé d’or.

Trois fois on vint à l’assaut des redoutes, et trois fois on fut repoussé. Les boulets bondissaient en ricochant de roc en roc au fond de la vallée et tuèrent un écuyer de M. de Créquy aux pieds du cheval du roi.

MM. de Bassompierre et de Créquy résolurent alors d’escalader avec cinq cents hommes : Bassompierre la montagne de gauche, pour se réunir à M. de Montmorency ; M. de Créquy la montagne de droite, pour soutenir M. de Schomberg.

Deux mille cinq cents hommes restaient au fond de la vallée pour marcher sur la demi-lune.

Bassompierre, un peu gros et déjà âgé de cinquante ans, s’appuyait sur un garde pour gravir la pente rapide ; tout à coup il sentit que son appui lui manquait ; le garde venait de recevoir une balle dans la poitrine.

Il arriva au sommet de la montagne au moment où M. de Montmorency, lui troisième, venait de sauter dans la route. – Il y descendit le quatrième.

M. de Montmorency fut légèrement blessé au bras, M. de Bassompierre eut ses habits criblés de balles.

La redoute de gauche fut emportée. – Valaisans et Piémontais se réfugièrent dans la demi-lune.

Les deux chefs jetèrent alors les yeux sur la redoute de droite.

On y combattait avec le même acharnement.

Enfin on vit deux cavaliers en sortir et se diriger au grand galop par un chemin qui, probablement, avait été pratiqué pour leur retraite vers la demi-lune de Suze.

C’était le duc de Savoie. Charles Emmanuel, et son fils, Victor-Amédée.

Un flot de fuyards les suivait. La redoute de droite était prise.

Restait la demi-lune, c’est-à-dire la besogne la plus rude.

Louis XIII envoya féliciter les maréchaux et M. de Montmorency sur leur réussite mais en leur ordonnant de se ménager.

Bassompierre lui fit répondre en son nom et au nom de MM. de Schomberg, de Créquy, de Montmorency.

« Sire, nous sommes reconnaissants à Votre Majesté de l’intérêt qu’elle nous porte ; mais il y a des moments où le sang d’un prince ou d’un maréchal de France n’est pas plus précieux que celui du dernier soldat.

« Nous demandons dix minutes de repos pour nos hommes, après quoi le bal recommencera. »

Et, en effet, après dix minutes de repos, les trompettes sonnèrent, les tambours battirent de nouveau, et les deux ailes, en colonnes serrées, marchèrent sur la demi-lune.

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