Le Comte de Moret – Tome II

XXI

LE FRÈRE DE LAIT.

Le lendemain du jour où le conseil avait été tenu au château de Rivoli, un jeune paysan de vingt-quatre à vingt-cinq ans, vêtu comme les montagnards de la vallée d’Aoste et baragouinant le patois piémontais, se présentait à la porte du fort de Pignerol sous le nom de Gaëtano, vers huit heures du soir.

Il se donnait pour le frère de la femme de chambre de la comtesse d’Urbain, et demandait la signora Jacinta.

La signora Jacinta, prévenue par un soldat de la garnison, fit un petit cri de surprise que l’on pouvait à la rigueur prendre pour un cri de joie, mais comme si, pour obéir à la voix du sang qui l’appelait à la porte de la forteresse par la bouche de son frère, elle avait besoin de la permission de sa maîtresse, elle se précipita dans la chambre de la comtesse, d’où elle sortit au bout de cinq minutes par la même porte qui lui avait donné entrée, tandis que la comtesse s’élançait par la porte opposée et descendait rapidement un petit escalier qui conduisait à un charmant petit jardin réservé pour elle seule, et sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre de Jacinta.

À peine dans le jardin, elle s’enfonça dans l’endroit le plus retiré, c’est-à dire dans un angle tout planté de citronniers, d’orangers et de grenadiers.

Pendant ce temps, Jacinta traversait la cour en sœur joyeuse et pressée de recevoir son frère, tout en criant d’un accent attendri :

– Gaëtano ! cher Gaëtano !

Le jeune homme se jeta dans ses bras, et, comme au même moment le comte Urbain d’Espalomba rentrait de faire une ronde et de placer les sentinelles, il put assister aux transports de joie que firent éclater les deux jeunes gens, qui ne s’étaient pas vus, disaient-ils, depuis près de deux ans, c’est-à-dire depuis que Jacinta avait quitté la maison maternelle pour suivre sa maîtresse.

Jacinta vint faire une belle révérence au comte et lui demander la permission de garder auprès d’elle son frère, qui avait, disait-elle, à ce qu’il paraissait – car elle n’avait pas encore eu le temps de s’en expliquer avec lui – à l’entretenir d’affaires de la plus haute importance.

Le comte demanda à voir Gaëtano, échangea quelques paroles avec lui, et satisfait du ton de franchise de ce garçon, il l’autorisa à demeurer dans la forteresse. Au reste, le séjour ne devait pas être long, Gaëtano disant, qu’il ne pouvait disposer que de quarante-huit heures.

Puis, jugeant qu’il était inutile de perdre son temps avec de si petites gens, le comte leur donna congé et remonta chez eux.

Il n’avait pas été difficile pour Gaëtano de s’apercevoir que le comte était de mauvaise humeur, et comme la chose paraissait l’intéresser plus qu’on n’aurait pu le croire de la part d’un paysan qui n’a aucun motif de se mêler des affaires des grands seigneurs, Jacinta lui raconta le double sujet que le comte avait de se plaindre de son souverain. D’abord c’était cette cour assidue et insolente que le duc de Savoie avait faite à sa femme en présence du mari ; ensuite, l’ordre inattendu que le comte avait reçu trois jours auparavant de se renfermer dans la citadelle et de la défendre jusqu’à ce qu’il ne restât plus pierre sur pierre ! Le comte Urbain, au reste, ne s’était point caché de dire devant sa femme et devant Jacinta, que s’il trouvait, avec les mêmes avantages qu’en Piémont, du service soit en Espagne, soit en Autriche, soit en France, il ne se ferait pas faute d’accepter.

Gaëtano avait paru si content de cette nouvelle que, comme en ce moment il tourna un angle obscur du corridor, il avait été saisi d’une recrudescence de tendresse pour sa sœur, avait pris Jacinta dans ses bras et lui avait appliqué un gros baiser sur chaque joue.

La chambre de Jacinta s’ouvrait sur le corridor ; elle y fit entrer son frère et y entra après lui et referma la porte.

Gaëtano poussa une exclamation de joie.

– Ah ! s’écria-t-il, m’y voilà donc enfin, et maintenant, ma chère Jacinta, où est ta maîtresse ?

– Tiens ! Et moi qui croyais que c’était pour moi que vous étiez-venu, dit en riant la jeune fille.

– Pour toi et pour elle, dit le comte, mais pour elle d’abord, j’ai des affaires politiques à régler avec ta maîtresse, et tu le sais, toi qui es la camériste de la femme d’un homme d’État, les affaires avant tout.

– Et où réglerez-vous ces affaires importantes ?

– Mais dans ta chambre, si cela ne te dérange pas trop.

– Devant moi !

– Oh ! non. Quelque confiance que nous ayons en toi, ma chère Jacinta, nos affaires sont trop graves pour admettre un tiers.

– Alors, moi, que deviendrai-je ?

– Alors, toi, Jacinta, assise dans un fauteuil près du lit de ta maîtresse dont les rideaux seront hermétiquement fermés, attendu la grave indisposition dont elle est atteinte, tu veilleras à ce que son mari n’entre pas dans sa chambre, de peur de la réveiller.

– Ah ! monsieur le comte, dit Jacinta, avec un soupir, je ne vous savais pas si grand diplomate.

– Tu te trompais, tu vois, et comme pour un diplomate rien n’est plus précieux que le temps, dis-moi vite où est ta maîtresse ?

Jacinta poussa un second soupir, ouvrit la fenêtre et prononça ce seul mot :

– Cherchez.

Le comte se rappela alors que Mathilde lui avait vingt fois parlé de ce jardin solitaire, où, si souvent elle avait rêvé à lui. Il se rappelait avoir entendu parler encore d’un bois de grenadiers, d’orangers et de citronnier qui faisait ténèbres, même en plein jour, à plus forte raison la nuit. Aussi, à peine la fenêtre fut-elle ouverte, qu’il sauta sur la fenêtre et de la fenêtre dans le jardin ; puis, tandis que Jacinta essuyait une larme qu’elle s’était inutilement efforcée de retenir, le comte de Moret s’enfonçait au plus touffu du bois, en criant à demi voix :

– Mathilde ! Mathilde ! Mathilde ! Dès la première fois que son nom avait été prononcé, Mathilde avait reconnu la voix qui la prononçait et s’était élancée dans la direction de cette voix en criant de son côté :

– Antonio !

Puis les deux amants s’étaient aperçus, s’étaient jetés dans les bras l’un de l’autre et se tenaient embrassés, appuyés au tronc d’un oranger qui faisait, dans le mouvement qu’ils lui imprimaient, pleuvoir sur leurs têtes une pluie de fleurs.

Ils restèrent ainsi un instant, sinon muets, du moins ne se parlant et ne se répondant que par ce vague murmure qui, en s’échappant de la bouche des amants, dit tant de choses sans prononcer un seul mot.

Enfin tous deux, semblant revenir de ce charmant pays des songes, que l’on ne voit qu’en rêve, murmurèrent en même temps :

– C’est donc toi !

Et tous deux dans un seul baiser répondirent oui !

Puis, revenant la première à la raison :

– Mais mon mari ! s’écria la comtesse.

– Tout a réussi comme nous l’espérions, il m’a pris pour le frère de Jacinta et m’a permis de demeurer au château.

Alors tous deux s’assirent côte à côte, la main dans la main. L’heure des explications était venue.

Les explications sont longues entre amants ; elles se continuèrent du jardin dans la chambre de Jacinta, qui, ainsi que la chose avait été convenue passa, elle, la nuit au chevet du lit de sa maîtresse.

Vers huit heures du matin, on frappait doucement à la porte du cabinet du comte ; il était levé et habillé, ayant été réveillé à six heures par un courrier de Turin qui lui annonçait que les Français étaient à Rivoli et qu’ils paraissaient avoir le dessein de faire le siége de Pignerol.

Le comte était soucieux. Ce fut facile à deviner à la manière brusque dont il prononça le mot ENTREZ.

La porte s’ouvrit, et, à son grand étonnèrent, il vit paraître la comtesse.

– C’est vous, Mathilde, s’écria-t-il en se levant ; savez-vous la nouvelle ? et est-ce à cette nouvelle que je dois le bonheur inattendu de cette visite matinale ?

– Quelle nouvelle, monsieur ?

– Mais que nous allons probablement être assiégés !

– Oui, et je voulais causer de cela avec vous.

– Mais comment et par qui avez-vous su cette nouvelle ?

– Tout à l’heure, je vous le dirai. Tant il y a que toute la nuit elle m’a empêchée de dormir.

– On le voit à votre teint, madame : vous êtes pâle et avez l’air fatigué.

– J’attendais le jour avec impatience pour venir vous parler.

– Ne pouviez-vous me faire éveiller, madame ; la nouvelle était assez importante pour me la dire.

– Cette nouvelle, monsieur, éveillait dans mon esprit une foule de souvenirs et de doutes, tels que je désirais qu’avant de vous en parler, vous-même la connaissiez et ayiez réfléchi sur ses conséquences.

– Je ne vous comprends point, madame, et j’avoue que je ne vous ai jamais entendu parler d’affaires d’État ni de guerre…

– Oh ! l’on méprise trop notre faible intelligence, c’est vrai, pour nous parler de ces choses-là.

– Et vous prétendez qu’on a tort, fit le comte en souriant.

– Sans doute, car parfois nous pourrions ; donner de bons conseils.

– Et si je vous demandais votre avis dans la circonstance où nous nous trouvons, par exemple, quel conseil me donneriez-vous ?

– D’abord, monsieur, dit la comtesse, je commencerais par vous rappeler combien le duc de Savoie a été ingrat envers vous !

– Ce serait inutile, madame ; cette ingratitude est et restera toujours présente à ma mémoire.

– Je vous dirais : Souvenez-vous des fêtes de Turin au milieu desquelles m’ont été faites par le souverain même qui avait eu l’idée de notre mariage, les propositions les plus injurieuses à votre honneur et au mien.

– Ces propositions, je me les rappelle, madame.

– Je vous dirais : N’oubliez pas la façon dure et brutale dont il vous a donné l’ordre, de quitter Rivoli et de venir attendre les Français à Pignerol !

– Je ne l’ai point oubliée, et n’attends que le moment de lui en donner la preuve.

– Eh bien, ce moment est venu, et vous vous trouvez, monsieur, dans une de ces situations décisives où l’homme, devenu l’arbitre de sa destinée, peut choisir entre deux avenirs : l’un de servitude sous un maître dur et hautain, l’autre de liberté, avec une grande position et une fortune immense.

Le comte regarda sa femme d’un air étonné.

– Je vous avoue, madame, lui dit-il, que je cherche en vain où vous voulez en venir.

– Aussi vais-je aborder nettement la question.

L’étonnement du comte redoublait.

– Le frère de Jacinta est au service du comte de Moret.

– Du fils naturel du roi Henri IV.

– Oui, monsieur.

– Eh bien ? madame.

– Eh bien, avant-hier, le cardinal de Richelieu a dit devant le comte de Moret qu’il donnerait un million à celui qui lui livrerait les clefs de Pignerol !

Les yeux du comte lancèrent un éclair de convoitise.

– Un million ! dit-il, je voudrais le voir.

– Vous le verrez quand vous le voudrez, monsieur !

Le comte serra ses mains crispées.

– Un million, murmura-t-il ; vous avez raison, madame, cela vaut la peine d’y songer ; mais comment savez-vous que cette somme est offerte ?

– D’une manière bien simple ; le comte de Moret a pris l’affaire en main et a envoyé Gaëtano avec ordre de sonder le terrain.

– Et c’est pour cela que Gaëtano est venu voir sa sœur hier soir ?

– Justement ; et sa sœur m’a fait prier de le recevoir ; de sorte que c’est à moi qu’il a tout dit, que c’est à moi que la proposition est faite et qu’il n’y a que moi de compromise si elle échoue.

– Et pourquoi échouerait-elle ? demanda le comte Urbain

– Si vous refusiez !… c’était possible.

Le comte demeura un moment pensif.

– Et quelles sont les garanties qu’on me donne.

– L’argent.

– Mais alors quelles sont les garanties qu’on exige de moi ?

– Un otage.

– Et quelle est cet otage ?

– Il est tout simple qu’au moment d’un siége vous éloigniez votre femme de la ville où vous êtes résolu de vous défendre à toute extrémité. Vous me renvoyez chez ma mère, à Selemo, et là j’attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France, car je présume que, le marché conclu, vous vous retirerez en France, et là j’attends que vous me fassiez dire dans quelle ville de France je dois vous rejoindre.

– Et le million sera payé ?

– En or.

– Quand ?

– Quand, en échange de l’or que vous apportera Gaëtano, vous aurez remis la capitulation signée par vous et autorisé mon départ.

– Que Gaëtano revienne ce soir avec le million, et soyez prête à partir avec lui.

Le soir, à huit heures, le comte de Moret, toujours sous le nom de Gaëtano, entrait, comme il l’avait promis au cardinal de Richelieu, avec un mulet chargé d’or dans le fort de Pignerol et en sortait, comme il s’était promis à lui-même, avec la comtesse.

Celle-ci était porteur de la capitulation, datée du surlendemain, afin de donner au cardinal le temps de mettre le siége devant la forteresse.

La garnison avait vie et bagages sauvés.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer